Chouette, j’ai le bourdon

Quand les Romains étaient contents, ils avaient trois manières de le manifester (c’est Suétone qui le dit): par les imbrices (un bruit d’applaudissement qui reproduisait celui de la pluie tombant sur des tuiles); par les testae (qui imitaient le son des castagnettes); ou par les bombi, qui ressemblaient aux vrombissements des abeilles. Un entomologiste vous dira que bombus, c’est le bourdon plutôt que l’abeille (apis), mais une chose reste certaine: on a là une des plus anciennes mentions d’une activité humaine reproduisant un bourdonnement.

Le bourdon peut être un animal mystique – certaines légendes des régions alpines racontent que lorsqu’on croit voir un bourdon, c’est en fait l’âme d’un sorcier qui s’en va au sabbat. Mais dans l’histoire de l’art, c’est surtout un animal mythique, la métaphore d’une pratique musicale extrêmement ancienne, et qui ne cesse de se renouveler.

Un bourdon (ou un drone, puisqu’on utilise beaucoup aujourd’hui sa traduction anglaise), c’est quoi? Voici ce qu’en dit Wikipedia: «En musique, on appelle bourdon (ou drone, du terme anglais) une ou plusieurs cordes ou anches qui vibrent toujours sur la même note ou forment un accord continu (Vielle à roue, harmonium, etc.), avec la tonique ou la dominante de la gamme utilisée dans le morceau interprété.» C’est juste mais, on le verra, c’est peut-être un peu réducteur. Le Dictionnaire de la musique de Marc Vignal (chez Larousse) en donne une définition beaucoup plus minimale: «Grondement grave, note tenue.» C’est juste aussi, c’est peu, et ça permet de développer les champs lexicaux et les associations d’idées.

Du bourdon, voici ce qu’en disait Stephen O’Malley – le patron de Sunn O))), s’il fallait le rappeler: «Le drone est une écoute tellement profonde que ça en devient une expérience méditative.» Et voici ce qu’en disait René Zosso, vielleux, chanteur et médiéviste genevois de très haut vol décédé il y a quelques semaines à peine: «Notre vie moderne nous environne de bourdons: le moteur de la voiture, l’ascenseur, le frigo, le trafic lointain par la fenêtre ouverte, trains et métros nous sont aussi familiers que l’eau qui coule et le vent.»

C’est vrai, on peut trouver du bourdon partout. Dans la musique tout d’abord, qui a fait du drone est une de ses bases continues. On connaît peu de choses des musiques antiques, mais il y a de fortes chances qu’elles y aient fait recours. La musique médiévale (cf. supra), aussi. Des instruments comme la cornemuse, la vielle à roue, le didgeridoo ou le tampoura sont en eux-mêmes des générateurs de bourdon.

Le gagaku (la musique de cour japonaise) ou le répertoire de la launeddas (une clarinette à triple tuyau jouée en Sardaigne) sont aussi construits sur ce modèle:

Le drone ne bourdonne pas qu’au passé. Le «Venus in Furs» du Velvet Underground est une tremblante qui concasse les siècles. Aujourd’hui, le drone est une infrastructure courante des musiques actuelles, qui se coule dans toutes les chapelles: le rock  – Sunn O))) bien entendu, mais aussi toute la branche extatique qui court de Master Musicians of Bukkake à Barn Owl et à OM; les musiques électroniques (vous pouvez par exemple écouter le travail de Tristan Shone, alias Author & Punisher); les franges expérimentales (Phill Niblock, Ellen Fullman, Eliane Radigue…); ou encore celles et ceux qui rénovent les bourdons anciens (orientaux pour Phurpa, occidentaux pour des voyageurs comme La Tène, ou France).

S’il fallait jeter un œil du côté de Top Chef, on pourrait estimer que le drone est devenu ce qu’en cuisine on appelle une base – comme le cochon l’est pour la Saint-Martin (une bête, neuf plats): le drone est une matière ductile, faite pour les émulsions et les hybridations. C’est bien pour cette raison que les bourdonneurs romands de Strom|mortS (Olivier Hähnel, Mathieu Jallut et Didier Séverin, d’anciens de Knut et Abraham) ont lancé l’idée d’une série de collaborations avec des musiciens d’horizons divers. Ils ont très récemment débuté leur récolte (il faudra que je vous en parle dans le journal) avec Jonathan Nido, guitariste chez Coilguns, pour une rencontre parfaitement fertile:

Si, dans le discours sur la musique, la notion de drone est donc devenue presque aussi courante que celle de riff, d’harmonie, ou de beat, elle en déborde le domaine d’application. Voici encore deux remarques concernant la pratique du drone. LaMonte Young, maître en la matière et fondateur du Theatre of Eternal Music, expliquait par exemple que son goût du drone lui était venu des heures qu’il a passées à écouter le bourdonnement de la centrale électrique située juste à côté de la station service qui appartenait à son oncle – l’une des premières performances de Young s’intitulait d’ailleurs The second dream of the high-tension line stepdown transformer. Richard D. James (alias Aphex Twin), ne disait pas les choses très différemment, lorsqu’il avouait à David Toop espérer que sa musique produirait un effet similaire à celui de «prendre un acide dans une centrale électrique».

On pourrait imaginer que les drones créés par les activités industrielles puissent taper sur le système. C’est le cas pour celles et ceux qui chassent le hum, cette pollution sonore qui prend la forme, dans les villes, d’un bourdonnement atopique – et qui a failli rendre folle, il y a une quinzaine d’année, la population de Taos, dans le Nouveau-Mexique:

Et pourtant. Il m’arrive, quand je trouve un peu de temps, d’aller chasser des sons pour en faire des petites pièces de musique: le rythme ternaire des éoliennes (à Mont-Soleil), le vacarme des usines de recyclage de verre (à Saint-Prex), le chant des camions qui freinent (devant chez moi), mes gamins qui chantent dans les tunnels du sentier du lac des Dix – voici le résultat:

Il y a une bonne quinzaine d’années, je me baladais dans le Val-de-Travers. Arrivé à Môtiers, j’ai pris la Grande-Rue vers le sud, en direction du parking de la Poëta-Raisse. Juste avant d’entrer dans la forêt, je suis tombé sur une sous-station électrique qui faisait un boucan de tous les diables. Ou plutôt un bourdonnement grave, une stase qui grésillait comme une poésie abstraite. Quelque chose de minimal, un accident sublime. Un drone, quoi. J’ai sorti mon enregistreur de poche, et je suis resté de (très) longues minutes à me remplir de ces ondulations – on a le satori qu’on mérite.

Je conclus par une pirouette, voire un saut périlleux: il y a un sens du mot drone dont je n’ai pas encore parlé. C’est celui de l’objet volant sans pilote. Ce sont des engins de guerre et de loisirs? C’est vrai. A mille lieues de toutes considérations esthétiques? C’est faux. Vous devriez écouter le travail de reconstruction auquel Gonçalo Cardoso et Ruben Pater se sont livrés pour A Study into 21st Century Drone Acoustics (Discrepant Records, 2015): primé au festival Ars Electronica de 2017, cette orchestration de sons de drones est, assez paradoxalement, de toute beauté.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

-> A Bienne, au Lokal-Int, jeudi 20, pour y écouter Gaudenz Badrutt, qui y présentera Ganglions, une exploration dont on nous dit qu’elle emmène l’auditeur «dans le système nerveux central d’un arthropode». Il y a souvent un peu d’ironie dans les champs de l’expérimentation, mais l’œuvre est prenante.

-> A Carouge, à la Maison Baron, le même soir, pour y écouter, dans le cadre du Festival des Possibles, Hyperculte: le duo de Vincent Bertholet et Simone Aubert est une avalanche foutraque de krautrock africanisé.

-> A Prilly, à La Galicienne, vendredi 21, pour y écouter Sun Cousto et Fomies. Je vous en disais tout le bien que j’en pensais dans un précédent billet, plus précisément ici.

-> A Martigny, aux Caves du Manoir, les vendredi 21 et samedi 22, pour deux soirées réunies sous l’appellatif «Stoner Doom Overdose». Ça veut tout dire, il y aura des guitares en forme de jaguars à l’affût. Au programme: Ashtar, Six Months Of Sun, Dead Shaman, Desert Gatan, Monkey3, Mystic Sons, So Below, Gavial Haze et Somnolent Priests.

-> A Guin, au Bad Bonn, le samedi 22, pour une soirée animée par le label zurichois -OUS. Peut-être ce qui se fait de mieux, à l’heure actuelle et sous nos latitudes, en termes d’expériences électroniques neuronales. On y entendra Feldermelder, Bit-Tuner, ou encore Simon Grab.

-> A Prilly à nouveau, à La Galicienne encore, sa 22, pour le festival 49Bis. On y croisera entre autres le rock binaire de The Giant Robots, mais on sera assez attentif à Möle, des jeunes Neuchâtelois qui font rouler leurs guitares comme des lions en cage.

-> A Genève, au Théâtre de l’Orangerie, le vendredi 28, pour y écouter Bégayer, un projet réunissant Loup Uberto, Lucas Ravinale, Alexis Vineïs. On navigue entre chanson de transe et bruits épars. C’est magnifiquement humain.

-> A Porrentruy, au Sauvage, le samedi 29, pour y écouter Darius. C’est une musique de vagues. Certains disent post-rock, d’autres post-metal. Mais ce qui est certain, c’est que ces Bullois emportent – on peut écouter leur récent album Voir (Hummus, 2020) pour s’en convaincre.

-> A La Tour-de-Peilz, à La Becque, le dimanche 30, pour une série de concerts imaginés en suite à la publication de la compilation Intenta: Experimental & Electronic Music from Switzerland 1981-93, sortie cet hiver par les labels Décalé et Bongo Joe. On attend, entre autres, beaucoup de choses de l’ambient granitique de Ringhof.

 

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.

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