Les musiques que je n’aimais pas

Je débute par un souvenir personnel. On est à la toute fin des années 80, je prépare ma maturité au Lycée cantonal de Porrentruy. Je potasse comme une bête de somme (si si, je vous jure), et je découvre de nouvelles strates de l’existence: les émois qui vous chatouillent le lapin blotti derrière la cage de côtes, les nuits blanches, les différents vecteurs des états de conscience altérée, et surtout l’extension des goûts esthétiques. Ce fut le cas en littérature (passer de la Bibliothèque verte à Baudelaire, c’est tout de même pas rien), en BD (d’Hergé à Edika, pareil), en cinéma (de Claude Zidi à Dziga Vertov – non, je plaisante, je n’avais jamais apprécié Zidi).

En musique aussi, bien entendu. C’est vers la fin de l’école obligatoire que j’avais commencé à m’intéresser aux musiques «qu’on n’entendait pas à la radio». En 1988, le lycéen que j’étais devenu était très fan de hard core, et particulièrement de cette variante qui tirait vers le metal et qu’on appelait alors le crossover – c’était d’ailleurs le titre d’un album d’un des groupes phare de cette mouvance, D.R.I. (pour Dirty Rotten Imbeciles):

Bref, une musique à la fois énervée, carrée et rugueuse. Ce qui n’y ressemblait pas me glissait dessus comme sur les trois pattes d’un canard – «fade, mou, lisse, acratopège». J’aurais pu finir seul dans mon monde de pédales de distorsion mais, heureusement, des camarades attentionnés m’ont un jour balancé ceci:

Je m’en souviens très bien: c’était pendant un week end de camping sauvage (voire extrêmement sauvage) entre les Franches-Montagnes et les rives du Doubs. J’ai vite été happé par cette confrérie. Et par ses pratiques étranges: il y avait par exemple eu la «Pendaison Party», qui avait consisté à passer la nuit du 18 au 19 mai 1990 à boire des coups en forêt, suspendus dans le vide, accrochés par des baudriers et des cordes de grimpe aux branches de hêtres qui passaient par là. Le tout pour commémorer les dix ans de la mort, corde au cou, de Ian Curtis.

C’est à ce moment-là que je me suis dit que les goûts (ici: musicaux) pouvaient changer: au rude, j’avais articulé l’élégiaque. Et maintenant que j’y pense, ça m’a aussi rendu attentif au fait que ces goûts pouvaient changer de diverses manières: par permutation (passer d’un genre à un autre), par accroissement (apprécier un genre nouveau sans mépriser l’ancien – c’était le cas ici), ou par appauvrissement (ne plus pouvoir souffrir le rockabilly, mais conserver de l’intérêt pour Brahms).

Et au fait, qu’est-ce qui fait qu’on n’aime pas telle ou telle musique? On peut essayer de réfléchir à quoi ressemble cette force de rejet. Ça peut être une forme d’ennui, plus ou moins profond. Si vous relisez les mémoires de Wagner (le fameux Ma Vie), vous verrez que la musique de Donizetti le plongeait dans une profonde neurasthénie. La Favorite, créée en décembre 1840 à l’Opéra de Paris? «Qu’une œuvre aussi plate […] pût garder perpétuellement l’affiche du grand opéra […] m’enleva tout le respect que je m’étais efforcé de conserver pour ce “premier théâtre lyrique du monde”».

A l’autre bout du spectre, une musique peut avoir un effet répulsif. Essayez d’organiser un concert de Merzbow à la garderie des Trois-Pommes, je ne suis pas certain que l’accueil soit uniment débonnaire – même si je reste persuadé que Masami Akita (alias Merzbow) aime beaucoup les enfants:

Personnellement, depuis l’épisode inaugural dont je vous parlais ci-dessus, j’ai opté pour une attitude d’ouverture raisonnée aux musiques. C’est un état qu’on pourrait décrire comme un mélange d’attention et d’accueil. C’est, aussi, une disposition d’esprit qui refuse la paresse. Ou, du moins, qui a tendance à se méfier des habitudes. Et il faut quelques fois les secouer, ses habitudes, et ça peut prendre du temps. Je me souviens d’une discussion que j’avais eue avec une amie sur la notion de température dans la musique. C’était il y a bien 20 ans, et je jurais alors beaucoup par la froideur, par exemple celle qu’on trouvait dans Pan Sonic, fameux duo finlandais (formé de feu Mika Vainio et Ilpo Väisänen) qui flottait à quelques degrés Kelvin à peine:

L’amie en question me disait que c’était bien joli ce côté glacé, mais que je me privais par la même occasion de bien des plaisirs. Pendant longtemps, j’ai ricané un peu bêtement en repensant à cette discussion. Certainement parce que j’avais une idée faussée de ce que pouvait signifier la métaphore musicale de la chaleur – je l’imaginais comme un cours de salsa dans un sauna, ou comme un Barry White dégoulinant à une heure de grande écoute. Et puis je me suis souvenu que j’avais vu Mika Vainio, en 1998 au Festival Sónar de Barcelone, passer pendant une bonne heure de vieux vinyles de dub. J’aurais aussi pu pressentir que ses goûts excédaient ce que j’assignais à son esthétique – regardez-le par exemple ici, en 2014, dire son amour pour John Lee Hooker (mais aussi pour Whitehouse, c’est vrai):

Bref, tout ça a gentiment mûri, mon appréciation de la métaphore de la chaleur s’est dégauchie, et j’en suis arrivé à la conclusion (merci Nathalie) qu’elle n’exprimait pas forcément que la coulure, mais peut-être aussi le muscle, le galbe. J’ai découvert que les effets de chaloupe pouvaient être le fait de musiciens qu’on croyait taillés dans les falaises de marbre – et je pense ici par exemple à Thomas Brinkmann et à son projet Soul Center:

Pour le dire autrement: on n’est jamais obligé de tout aimer. Mais, si on se secoue un peu les goûts, on peut entrer dans une pièce a priori hostile par une porte dérobée, et rester pour un moment caché dans une encoignure, à bonne distance du cœur de cible. Avant peut-être de bouger. Admettons que j’aie pu confesser, par le passé, une appétence toute relative pour les musiques latinos. Si j’ai pu m’en rapprocher un peu, c’est que je suis passé par le canal de déconstructions fantomatiques ouvert en 1999 par Bill Laswell sur son album Imaginary Cuba:

La proposition peut paraître paradoxale, mais elle se vérifie – chez moi en tout cas: la périphérie d’un genre musical est un bon poste d’observation. Peut-être parce qu’elle est souvent à l’intersection de plusieurs styles, et qu’elle permet (c’est l’image du sas de décompression) de rester à bonne distance, dans la sécurité d’un genre aimé, et de pointer un orteil vers l’inconnu. Un autre exemple: j’ai le plus grand mal avec le rock progressif. Par contre, j’aime beaucoup les formes de metal extrême. Or voici qu’a très récemment déboulé entre mes oreilles Oranssi Pazuzu, un groupe finlandais dont les spécialistes disent qu’il mêle le black metal à des schémas en évolutions constantes – autant dire un marqueur, dans le jargon de la critique, de ce qui devrait m’effrayer. Eh bien figurez-vous que leur dernier album, Mestarin Kynsi, sorti il y a peu chez Nuclear Blast, est une de mes révélations 2020:

On résume: si l’on ne veut pas que ses goûts musicaux gèlent à 33 ans – c’était ce que soutenait une étude réalisée en 2016 par Spotify (mon ancien collègue Nic Ulmi en parlait dans Le Temps, ici) –, il faut avoir l’énergie de se laisser surprendre un peu. C’est la constante de l’émotion musicale. Le philosophe Francis Wolff, en 2015 dans son Pourquoi la musique?, la décrivait ainsi: «Elle ne se confond ni avec les vibrations ou les transports physiques, ni avec les émois de la remémoration privée («la chanson de mon premier baiser»), ni avec le plaisir sensitif du timbre ou le plaisir perceptif de l’accord, ni avec ce qui est exprimé par la musique, ni avec aucun des plaisirs extrinsèques qu’elle nous apporte; l’émotion esthétique, c’est simplement ce qu’elle nous fait, parfois, quand nous nous contentons de l’écouter pour elle-même.»

Extrapolons un peu: on sera peut-être d’autant plus apte à écouter une musique «pour elle-même» (c’est-à-dire dégagée de ses contraintes, par exemple historiques) que cette musique sera éloignée de nos champs culturels habituels. Dans un article publié en 2007, «Le goût musical, marqueur d’identité et d’altérité», Laurent Aubert, fondateur à Genève des Ateliers d’ethnomusicologie, rappelait la première expérience que Simha Arom, grand musicologue allemand, avait eue des polyphonies pygmées d’Afrique centrale: «C’est une musique que vous ne connaissez pas, que vous n’avez aucune raison d’avoir jamais entendue, et pourtant, vous la connaissez, sans la connaître […] En tant qu’individu, je ne la connais pas, mais en tant qu’être, j’y réagis fortement; le ‘‘poids spécifique’’ de cette musique me parle, m’atteint quelque part où moi-même je ne m’atteins pas.»

Conclusion: la dynamique de l’attrait pour les nouvelles musiques, pour les sons qu’on n’entendait pas avant, peut se présenter sous deux formes: la percolation («Puis-je vous demander un nuage de folk dans mon punk, s’il-vous-plaît?») et la révélation – de Joy Division pour moi, aux chants des Pygmées pour Arom.

Et maintenant, retournons la question: qu’est-ce qui fait qu’on n’aime plus telle ou telle musique? Personnellement, il y a très peu de choses que j’écoutais avant, mais que je n’arrive plus à écouter maintenant. Il y a toutefois une exception, assez massive, mais qui confirme la règle: Metallica. Elle est massive parce que c’est grâce à ce groupe que je me suis mis, à la toute fin de l’école obligatoire, à écouter la musique: «Orion», le long morceau instrumental qui fait la pièce de résistance de leur troisième album, Master of Puppets (1986), est la première suite de sons à m’avoir fait découvrir le champ des possibles. Alors qu’aujourd’hui, je ne vous le cache pas, ça ne passe plus guère.

Pourquoi? Francis Wolff, que je citais plus haut, rapporte une anecdote personnelle qui pourra fournir une piste: «Pendant quelques mois de mon adolescence, je me mis à écouter sans cesse un disque du Don Giovanni de Mozart (Joseph Krips, Wiener Philharmoniker, Cesare Ciepi, Suzanne Danco, Lisa della Casa, Fernando Corena, Anton Dermota, Hilde Gueden, Walter Berry). Cette addiction finit par m’effrayer: ne risquais-je pas d’en être bientôt lassé, et de finir par rejeter cette musique que je croyais mienne pour toujours, comme Don Giovanni se débarrasse de ses amantes aussitôt que possédées? Je pris alors une décision: je n’écouterais plus jamais ce disque afin de conserver intact mon amour de l’œuvre pour les vrais rendez-vous, ceux en direct, à l’Opéra. Je me suis presque toujours tenu à cette diète. Ma tempérance a payé: mon plaisir est à chaque fois intact.»

Ceux qui me connaissent savent que je collectionne les dictionnaires dans lesquels la page contenant le mot «tempérance» a été arrachée. Alors oui, j’ai peut-être un peu usé cette musique, je l’ai peut-être rendue prévisible, mécanique à force d’écoute machinale et obsessionnelle. Ou alors c’est juste que ça a mal vieilli – oui, vous avez peut-être raison…

Mais essayons de retourner le problème une dernière fois, en allant un cran plus loin dans le désespoir. «Le désespoir»? Oui, car si c’est toujours un peu triste de ne plus aimer une musique, c’est carrément tragique de ne plus aimer sa propre musique. Il y a pourtant des cas célèbres de disques reniés, comme le Sally Can’t Dance (1974), dont Lou Reed disait: «Apparemment, moins je m’implique dans un enregistrement et plus il a de succès. Si je n’apparaissais pas du tout sur mon prochain disque, il aurait des chances de finir à la première place.»

On pourrait aussi citer Cut the Crap des Clash, sur lequel même Joe Strummer a craché. Dans un registre un peu différent, Leonard Bernstein avait aussi renié certaines de ses premières œuvres, encore marquées par le dodécaphonisme. On pourrait aussi évoquer le cas de Brigitte Fontaine, qui considère son premier album, 13 Chansons décadentes et fantasmagoriques (dont est extrait le titre ci-dessous), comme un brouillon à bannir de sa discographie:

Un brouillon, c’est une esquisse, quelque chose qu’on considère comme inabouti. Mais Pierre Boulez disait de sa Polyphonie X qu’il l’avait répudiée parce qu’il la trouvait trop théorique. On peut donc renier une œuvre pour énormément de raisons, qui vont de l’immaîtrisé au trop maîtrisé. Dans le domaine littéraire, ces pratiques (la répudiation, mais aussi le remodelage profond d’une œuvre, par exemple un roman, comme les deux versions successives de L’Education sentimentale de Flaubert) ont donné naissance à un beau verbe: «décréer»*. En avril 2019, Jean-Louis Jeannelle et François Vanoosthuyse, deux chercheurs de l’Université de Rouen, organisaient un colloque consacré à cette tache aveugle de la création artistique. Voici ce qu’ils en disaient: «Les mises à l’écart ne sont pas à envisager nécessairement comme les preuves de purs et simples échecs: quel que soit le degré d’inaboutissement d’un projet, il est toujours dynamiquement lié aux productions en cours ou à venir.» C’est souvent ce que je me dis quand je réécoute, en saignant un peu des oreilles et de l’amour-propre, les avortons de chansons qui peuplent mon disque dur.

*Pour être tout à fait honnête, le verbe «descreer» existait encore en moyen français.

 

Un modem contre le Covid:

-> Allez jouer avec Freq_wave: 7 seas, une installation interactive imaginée par Carl Michael von Hausswolff. Une œuvre pour tout dire globale, un mille-feuilles composé d’animalcule sonores commandés à toute une série d’artistes (84!), chacun dans une gamme de fréquence particulière. A vous de vous amuser ensuite, en faisant varier l’intensité de tel ou tel registre, comme sur une sorte d’orgue dématérialisé. Vous trouverez, dans la cohorte d’artistes invités, des pointures internationales (BJ Nilsen, Jacob Kirkegaard, Joachim Nordwall, Anna von Hausswolff, Chris Watson, JG Thirlwell, Stephen O’Malley, John Duncan, ou encore Daniel Menche et Scanner) et des pousses d’ici: Francisco Meirino et Thierry Charollais entre autres.

-> J’en parlais dans Le Temps (ici), mais je rappelle encore une fois l’existence de l’initiative «Dans l’jardin», lancée par Pascal Viglino, et qui permet de louer des musiciens pour offrir des concerts à qui l’on veut, et dans le style que l’on souhaite. C’était une idée jetée durant le confinement, elle pourrait perdurer.

-> Je suis récemment tombé en arrêt devant ce très beau concert donné par Tomoko Sauvage l’an dernier durant le festival Supernormal (on est au Royaume-Uni). L’instrumentation est assez simple: de l’eau, des bols en céramique et des hydrophones. L’effet est magnifique:

 

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.

2 réponses à “Les musiques que je n’aimais pas

  1. Je vous découvre, attiré par le titre de cette publication.
    J’y découvre plein de nouveaux sons, que je me précipite d’aller explore dans ” un service de musique qui vous donne accès à des millions de titres ” (dixit).
    Merci et à bientôt

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