Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre

C’est une information qui est tombée la semaine passée: Damien Riehl, un avocat spécialisé dans le droit d’auteur, et Noah Rubin, un programmeur, ont créé un algorithme qui a composé 68,7 milliards de mélodies*. Riehl et Rubin ont ensuite protégé ces airs par une licence CC0, par laquelle ils renoncent à leurs droits d’auteurs, et ont fait tomber ces suites de notes dans le domaine public (ou presque). Pourquoi ? Pour tenter de mettre un terme tout à la fois à la notion de copyright et à celle de plagiat. En gros, la réflexion est la suivante: le nombre de mélodies est fini, et il repose sur une série de motifs qui peuvent être choisis indépendamment – et sans volonté de nuire – par deux compositeurs différents.

On peut bien entendu se poser la question de la valeur épistémologique de ce raisonnement: si je produis la même mélodie que mon voisin de studio alors que je n’avais qu’une chance sur 68,7 milliards d’y arriver, est-ce que ça ne veut pas dire que j’ai tout de même un peu collé l’oreille au mur? Peut-être, peut-être pas. Il y a en effet des sosies musicaux qui paraissent étranges. Mais leur existence est en partie due à la perception (subjective, donc) de la musique – j’y reviendrai.

Le vrai angle mort de la démarche, c’est celui de la définition d’une mélodie. Riehl et Rubin, selon leurs dires, se sont concentrés sur deux paramètres: la hauteur (ils ont retenu huit notes) et la durée (l’algorithme a réparti ces huit notes sur douze temps). Huit et douze, c’est un choix bien entendu arbitraire: leurs deux auteurs avouent d’ailleurs que la base de données qu’ils ont construite doit encore être étendue. Et puis, une mélodie est-elle réductible à une suite de notes? Non, bien sûr: le rythme, ou l’accentuation entrent aussi en ligne de compte. Ensuite : les notes que l’on connaît (do, ré, mi…) sont-elles à la base de toutes les mélodies? Non: notre gamme diatonique n’est qu’un exemple parmi d’autres – pensez aux systèmes d’intonation juste ou à la tierce de Zalzal, cet intervalle situé entre la tierce mineure et la tierce majeure, qu’on retrouve dans plusieurs musiques arabes. Et enfin: la musique est-elle forcément faite de mélodies? Non, évidemment. Ecoutez Phill Niblock:

Je l’ai dit, la démarche de Riehl et Rubin se donne pour objectif – même si elle ne l’atteindra vraisemblablement pas, ou en tout cas pas dans sa forme actuelle – de déménager la notion de plagiat, et le délit qu’elle constitue, au musée. Mais on peut certainement aussi utiliser l’idée du plagiat dans deux autres directions: tout d’abord en soulignant sa variabilité historique (c’est un exercice assez fréquent), mais aussi en en faisant le révélateur de forces obscures assez absurdes (ce sera mon expérience personnelle).

Au XIIIe siècle, le franciscain saint Bonaventure expliquait, dans ses Commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard, qu’il y avait quatre manières de faire un livre: en étant scriptor (c’est-à-dire copiste), compilator, commentator, ou auctor. Mais ce dernier n’est considéré alors que comme l’un des co-responsables du texte: l’œuvre, selon Bonaventure, est un travail collectif. Ajoutez à cela la part très grande de l’oralité dans la production lyrique du Moyen Âge, et vous aurez compris que la dilution de la notion d’autorité scripturaire explique que tant d’œuvres médiévales soient anonymes, et que la notion de plagiat y soit en grande partie nulle et non avenue – «Car tot est dit», écrivait (déjà!) Huon de Méry, trouvère de la première moitié du XIIIe siècle, dans les vers inauguraux de son Tornoiemenz Antecrist. Ce n’est qu’avec la Renaissance que, progressivement, se solidifiera la figure de l’écrivain.

La proposition, dans les grandes lignes, se vérifie aussi pour la musique – quoique selon une temporalité décalée. Dans la musique vocale, la technique du contrafactum, qui consiste à utiliser une même mélodie pour plusieurs jeux de paroles (en remplaçant un texte profane par un texte sacré, par exemple), est en soi une multiplication des reflets (on rappellera que notre ancien hymne national, «Ô Monts indépendants», utilisait la même ligne mélodique que le «God Save the Queen» britannique). Et, comme l’expliquait très clairement Pierre-Dominique Bourgknecht (c’était il y a presque pile un an dans Vertigo, sur RTS-La Première, on peut le réécouter ici), le fait qu’un compositeur emprunte un motif à un autre n’était pas considéré, avant le milieu du XIXe siècle, comme un crime de lèse-propriété intellectuelle (puisque la notion, en musique en tout cas, n’existait pas). Pour appuyer son propos, Pierre-Dominique Bourgknecht citait l’exemple de «La Mantovana» (1616), cette mélodie due à Giuseppe Cenci, que l’on retrouvera dans des partitions de Zanetti, Playford, Marini ou, beaucoup plus tard, en colonne vertébrale de La Moldau de Smetana:

Aujourd’hui, la situation est évidemment bien différente. Le web pullule de montages qui mettent en scène les pompages réels ou supposés des uns et des autres. On se souvient du procès qui, dans les années 70, avait opposé George Harrison à The Chiffons, celles-ci accusant le «My Sweet Lord» (1970) de celui-là d’être la copie de leur propre «He’s so Fine» (1962). Pour revenir vers chez nous, on rappellera qu’en mars 2015, Jay Z a été condamné à verser à notre compatriote Bruno Spoerri la moitié des gains générés par «Versus» (2013), chanson dans laquelle la justice a estimé qu’on retrouvait, illégalement, la mélodie de «Lilith – on the Way» (1978) – les commentaires de la page YouTube ci-après valent d’ailleurs leur pesant de cacahouètes:

Dans un article très fouillé publié en 2015 dans le magazine Soundscapes, «Plagiarism or inspiration? On the relevance of melody as a marker for plagiarism in Pop and Rock music» (on peut le lire ici), D. Pinter (je n’arrive pas à mettre la main sur son prénom) établit toute une méthodologie basée non seulement sur la mélodie, mais aussi sur l’harmonie, le rythme, le timbre, et qui se donne pour but de mettre au jour des degrés de similarités entre ces différents critères, d’un titre à l’autre. C’est intéressant, et c’est surtout fascinant dans la mesure où Pinter multiplie les exemples qui nous font cette fois-ci réellement entrer dans la fantasmagorie des sosies. Alors oui, j’étais un peu au courant des ressemblances tout de même très louches entre les lignes de basse du «Good Times» (1979) de Chic, du «Christmas Rappin’» (1979) de Kurtis Blow et du «Another One Bites the Dust» (1980) de Queen – même si je trouve que Pinter capillotracte un shooyah quand il fait remonter ce motif au thème principal de L’Arlésienne de Bizet. Mais pourquoi pas.

J’avoue par contre avoir été frappé – peut-être parce que je viens de le découvrir – par cet étonnant jeu de reflets entre le «Eighties» (1983) de Killing Joke et le «Come As You Are» (1992) de Nirvana. Ecoutez ces débuts, c’est très troublant. Voici Killing Joke:

Et voici Nirvana:

Kurt Cobain avait une bonne culture musicale, peut-être avait-il de ce fait connaissance du titre de la bande à Jaz Coleman. A-t-il été (in-)consciemment inspiré ? Chi lo sa… Mais lorsqu’on se fait surprendre, comme auditeur, par le retour d’un même motif chez deux artistes qu’a priori rien ne relie, cette ubiquité a quelque chose de déroutant. Ecoutez par exemple ces deux autres débuts de morceau. Voici tout d’abord, en provenance à la fois d’Addis Abeba et de Londres, «Blue Nile», par Mulatu Astatke & The Heliocentrics (sur l’album Inspiration Information, Strut, 2009):

Voici maintenant, en provenance de Lausanne, «Little Jesus and the Housecat», par Hemlock Smith (sur l’album Keep the Devil out of Hillsboro, Les Editions de la Grande Berthe, 2009):

Etonnant, non? Je ne connais personnellement ni Mulatu Astatke ni The Heliocentrics; pour avoir plusieurs fois joué avec lui, je connais par contre assez bien Michael Frei, alias Hemlock Smith: eh bien je peux vous assurer qu’il s’est lui aussi senti tout chose quand il a découvert cette parenté inconnue – et inconnaissable.

* Tout est ici, sur archive.org. Mais les dossiers en question font 600 Go chacun, armez-vous de patience.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

-> A Montreux (Décal’quai, je 5) pour y écouter Tobias Preisig, très bel explorateur du violon et du synthétiseur Moog. Mon collègue Arnaud Robert en parlait merveilleusement bien dans Le Temps il y a quelques jours (ici).

-> A Lausanne (Le Bourg, même soir) pour y écouter Papivores : on a là un duo réunissant la violoniste Agathe Max et le polymathe Tom Relleen – c’est une démonstration d’ambient intranquille, comme le montre Death and Spring, leur disque très récemment sorti chez Hands in the Dark. Le même soir – la paronymie ne s’invente pas –, on pourra également écouter le Bâlois Papiro, dans une veine beaucoup plus extatique.
[Edit, 04.03.2020, 21h40: Tom Relleen est annoncé souffrant, Agathe Max jouera en solo]

-> A Genève (Cave 12, di 8) pour y écouter Hair Stylistics, un projet du Japonais Masaya Nakahara, à placer dans l’orbe des collages surréalistes et brutaux (on notera qu’il rejouera le ma 10 à la Librairie Humus, à Lausanne). On aura droit le même soir à une performance commune (et certainement agoniste) du batteur Anthony Laguerre et de Jerome Noetinger, grand manipulateur de Revox.

-> A Lausanne (Le Bourg, ma 10), pour y découvrir, dans le cadre du programme «Fracanaüm», Liquid Mountain, une création d’Emilio Guim et Talvi Hunt: les bribes qu’on a pu découvrir de l’œuvre semblent orienter vers une hypnose multimédia à la fois enveloppante et dérangeante, peut-être d’obédience lynchienne. Les Lausannois de Sapin Magique, qui délivrent un genre d’ayahuasca pour les oreilles, seront aussi de la partie.

-> A Genève (Cave 12, me 11) pour y écouter Tomaga & Pierre Bastien. Tomaga, c’est Tom Relleen (cf. supra) et Valentina Magaletti – pensez à un krautrock de bambous. Pierre Bastien, c’est le génie qui construit des orchestres de Meccano. A eux trois, ils ont sorti Bandiera Di Carta (Other People, 2019), une jungle de motifs qui s’entrechoquent et s’entremêlent. On pourra les réentendre le lendemain au Bourg de Lausanne.

-> A Genève encore (Le Zoo, ve 13), pour une soirée consacrée aux deux lustres du label new-yorkais L.I.E.S., une des meilleures écuries de musique à danser, de celles qui vous fracturent avec intelligence. On aura droit à Ron Morelli, patron et épigone de la maison, et aux affidés Broken English Club et Krikor.

-> A Düdingen (Bad Bonn, sa 14) pour y écouter Unhold, une de ces belles idées (bernoise en l’occurrence) qui font du metal une machine de chantier qui vibre et vous ouvre des chambres d’écho à l’intérieur des poitrails. On aura aussi droit, le même soir, au hard core musculeux de Chelsea Deadbeat Combo.

-> A Lausanne (Oblo, même soir) pour une soirée prometteuse réunissant entre autres 70FPS (ces gens font de la musique avec des vieux tubes cathodiques) et la poésie sonore abstraite (justement) d’Abstral Compost.

-> A Genève (Cave 12, di 15) pour y découvrir Sur l’île de Darsheen, une pièce totale a priori très engageante propulsée par les chorégraphes Laurence Yadi et Nicolas Cantillon, et mise en musique par rien moins que Sir Richard Bishop (un guitariste voyageur d’exception), Maurice Louca (un pilier de l’avant-garde cairote) et le batteur sud-africain Simphiwe Tshabalala. L’œuvre sera redonnée le lendemain au Bourg de Lausanne.

-> A Genève encore (Cave 12, me 18) pour y écouter deux renouveaux extrême-orientaux: le Cambodgien Lafidki et le Sud-Coréen Jaeho Hwang décantent et recontextualisent les modes instrumentaux anciens de leurs univers respectifs en des dystopies parfaitement éblouissantes.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.

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