Reprisé comme une vieille chansonnette

Jouer la musique d’un autre, ça peut vouloir dire deux choses (en gros). Dans le domaine qu’on appelle généralement la «musique classique», c’est le lot commun d’un instrumentiste appelé à représenter telle ou telle pièce de tel ou tel compositeur. Dans le domaine qu’on appelle généralement les «musiques actuelles», c’est autre chose: on appelle ça une reprise, ou une cover. Ces différences dans les modalités d’emprunt posent plusieurs questions : sur le statut de la composition (entre la supposée solitude d’un Mahler et la supposée collectivisation de la création dans un groupe); sur le statut de l’œuvre (dans quelle mesure, selon les champs culturels, les procédés d’appropriation peuvent-ils se déployer?). Si l’on ressert la focale sur les musiques actuelles, on peut aussi ouvrir l’interrogation suivante : pourquoi et comment un groupe (ou un musicien) reprend-il le titre d’un autre groupe (ou d’un autre musicien)?

Il existe bien entendu une troisième question, c’est celle du «MAIS POURQUOI BON DIEU?!?!?» On la règle tout de suite:

Vous avez survécu? On continue*.

La page Wikipedia consacrée à la cover comme activité musicale partage un intéressant sondage, réalisé par le magazine Rolling Stone au début de cette décennie, qui indique quelles chansons ont été le plus reprises dans l’histoire des musiques actuelles. Le palmarès est le suivant: «Yesterday», des Beatles, puis «Georgia on my Mind» (Hoagy Carmichael en 1930, et ensuite Ray Charles et plein d’autres), puis «Comme d’habitude» de Claude François – j’avoue, ça n’étonnera pas grand monde, un certain penchant pour ce que Sid Vicious a fait de cette dernière:

Qu’est-ce que ça nous dit? Ça nous dit que plus une chanson est connue, plus elle a de chances d’être reprise. Cela nous dit autre chose aussi: qu’une chanson doit exister pour pouvoir être reprise. Ne rigolez pas bêtement: je suis sûr d’avoir vu passer un jour un disque conceptuel de covers de chanson qui n’existent pas.

La reprise, c’est donc, souvent, une forme d’hommage. C’est une manière de dire, en le rejouant, que l’on a aimé tel ou tel titre, qu’il a, ou a eu, son importance (dans ma propre vie et/ou dans ma pratique musicale). L’hommage peut quelques fois être tout à fait oblique, on est alors dans le cadre du pastiche à visée parodique. Je vous en parlais la semaine passée (ici): ce type de pastiche est un des ressorts de l’humour en musique. Et je remarque (pour ouvrir une parenthèse) que j’avais omis l’un des plus intéressants exercices en la matière: une transcription en mode majeur du «South of Heaven» de Slayer (les vrais papes, depuis les années 80, du metal). Voici la version originale:

Et voici la transcription:

Mais revenons à nos moutons. La reprise est en général un révolver à un coup: on en glisse une dans un disque, à la fois pour faire un clin d’œil et dire merci. Mais ça peut aussi être une entreprise beaucoup plus systématique: des groupes font l’entier de leur carrière en en jouant d’autres – c’est le cas de Brit Floyd, un groupe de Liverpool qui, depuis 2011, rejoue du Pink Floyd de scène en scène. Ça peut être dangereux, mais «Pink Floyd a salué la qualité de notre show!», disait Damian Darlington, le patron des Brit, dans un entretien à Ouest France avant un concert au Zénith de Caen en 2012.

Autre exemple: les disques dits «tribute» font reprendre plusieurs titres d’un groupe par une série d’autres. Avec quelques fois de vraies réussites: en 1992, le label Alternative Tentacles fait de sa centième livraison un hommage aux Dead Kennedys, les princes du punk mondial. Une sorte d’auto-hommage à vrai dire (Alternative Tentacles avait été fondé par les Dead Kennedys en 1979), mais rempli de merveilles, comme cette reprise de «California über Alles» par Disposable Heroes of Hiphoprisy:

Plus près de nous, le magazine américain CVLT Nation s’est fait une spécialité de ce genre de travaux avec sa série des CVLT Nation Sessions, qui ont passé en mode hommage toute une escouade d’albums majeurs de la contre-culture: My War de Black Flag, Closer de Joy Division, Walk Among Us des Misfits, ou Streetcleaner de Godflesh**. Tiens, à propos de Godflesh: ces pionniers britanniques de ce que l’on appelle le metal industriel ont eu droit à une ribambelle d’hommages. Pour le plaisir, voici une compilation intitulée Fathers of our Flesh (Fobofile, 2014), qui s’ouvre avec une magnifique reprise (par les Genevois de Knut et Franz Treichler, chanteur des Young Gods, c’est du local) de «Merciless»:

Si le «pourquoi» de la reprise est à comprendre en termes d’hommage, son «comment» est à évaluer sous les espèces d’une alchimie qui mêle le respect à la liberté. A mon humble avis, faire une reprise qui colle parfaitement au morceau que l’on reprend ne représente aucun intérêt. C’est dans la distance et l’estime que naissent les belles choses – parce qu’elles résultent d’un processus de création, et non d’un travail de singe. En voici quelques exemples, choisis en toute subjectivité.

L’une des manières les plus évidentes (et les plus efficaces si elle est réussie) de se distancer d’un morceau source est de le transposer volontairement dans un autre genre. Les Français de Nouvelle Vague s’en étaient fait une spécialité, avec succès à mon sens. Comme lorsqu’il s’agissait de rendre en bossa nova la mélancolie écliptique du «Love Will Tear Us Apart» de Joy Division. Voici, pour mémoire, la VO:

Et voici le travail de Nouvelle Vague:

Johnny Cash, dans sa série des American Recordings, s’était aussi aventuré très intelligemment dans ce domaine. Passés à sa râpe, Depeche Mode ou Nick Cave en prenaient en sacré coup. Et que dire de cette magnifique reprise du Hurt de Nine Inch Nails? Voici le morceau original:

Et voici ce qu’en fait Johnny Cash:

Dans le même ordre d’idées, j’avoue un certain goût pour la mariachisation que Willy Deville avait à l’époque faite du «Hey Joe» de Jimi Hendrix, qui lui-même l’avait chipé à on ne sait trop qui (la bataille auctoriale fait encore rage de nos jours…):

Mais on peut aller au delà du terme à terme, du plaquage stylistique. Développer des idées qui viennent d’on ne sait trop où, retourner une musique comme une vielle chaussette pour en faire quelque chose de totalement neuf. Je vous donne trois derniers exemples d’élongation maximale.

En 1997, le saxophoniste américain John Zorn consacre un volume de sa série Great Jewish Music à Serge Gainsbourg. Pour ce faire, il invite toute une série de ses amis et collègues de la scène d’avant-garde new yorkaise (Mike Patton, Fred Frith, Marc Ribot, Ikue Mori, etc.) à en reprendre certains titres. C’est une étrange explosion: Gainsbourg est atomisé façon puzzle, mais reconnaissable malgré toutes les libertés. Ecoutez par exemple ce qu’Eszter Balint faisait d’«Un poison violent, c’est ça l’amour». Voici la VO:

Voici la reconstruction:

J’avoue qu’avant d’être transfigurée par John Zorn et ses amis, cette veille baderne de Gainsbourg m’intéressait assez peu. Ce n’était plus la même chose après ce disque.

Deuxième exemple. Je vous parlais plus haut de Godflesh. Une musique qu’on dira (c’est une litote), écrasante. Je vous présente maintenant Mark Kozelek, le plus brillant grognon de la scène néo-folk américaine. Par un accident sublime, Kozelek entre en contact avec Justin Broadrick, le patron de Godflesh, et décide de reprendre Like Rats, l’un des titres du duo anglais. Le résultat? On est passé des coups de pelleteuse à une sorte d’hypnose fluide. Voici la VO:

Voici la reconstruction de Kozelek:

Un dernier exemple. Vous avez peut-être entendu parler d’un antique groupe de heavy metal britannique du nom de Venom. En toute honnêteté, on n’a jamais pu savoir s’ils étaient de véritables rigolos ou non. Mais il faut avouer qu’ils ont composé, en 1982, un titre qui a fait date: «Black Metal» (morceau qui a d’ailleurs donné son nom au genre musical qui allait naître quelques années plus tard). On va dire qu’il s’agit ici d’un exemple de rock, euh… rupestre. Mais ce n’était pas pour décourager notre compatriote Beat Zeller, alias Reverend Beat-Man. Bien des années plus tard, le Bernois a décortiqué le brouet de Venom pour en faire un blues au charbon du plus bel effet. Voici la VO:

Et voici ce qu’en a fait le révérend:

Une dernière pour la route?

* Je me moque, je me moque, mais je peux aussi m’autoflageller. Souvenir personnel: lors d’un concert de Hemlock Smith et Les Poissons Autistes dans une petite salle en ville de Berne il y a quelques années, Michael Frei, Stéphane Babey et moi-même avions décidé de faire une reprise de «The Eternal», très beau titre de Joy Division. Je tenais la basse. La ligne de basse de «The Eternal» n’est pas très compliquée. Mais au moment de me lancer, j’ai fait l’exploit de m’atomiser le coude droit dans un piano imprudemment posé à côté de moi (cette salle était vraiment petite). Ça a donné une version très doloriste du morceau. Réjouissez-vous: Frei, Babey et moi-même sortons un nouveau disque cette année.

** Remarquons, pour être exhaustif, qu’il existe des exemples plus rares de disques intégralement repris par un seul artiste. C’est ce que firent Franck Vigroux et Matthew Bourne en 2015 avec Radioland: Radio-Activity Revisited (Leaf), qui réinterprétait l’entier de l’album homonyme de Kraftwerk:

Si j’étais chez vous, je partirais:

-> A Pully (Octogone, sa 25 et di 26), pour y écouter Hemlock Smith & le Chœur Auguste. Le projet s’appelle Building Up, c’est une vaste entreprise de ciné-concert basée sur une série de films expérimentaux échelonnés entre 1901 et 1952, c’est d’une sombre clarté et je vous en reparlerai plus en détails dans Le Temps.

-> A Genève (Cave 12, sa 25, dans le cadre du festival Antigel), pour y écouter Suzanne Ciani. La reine de la synthèse modulaire produit des paysages pulsants qu’on n’oublie pas.

-> A Lancy (Salle communale du Petit-Lancy, di 26, dans le cadre d’Antigel), pour y écouter Mario Batkovic. L’accordéoniste bernois est un passionnant rénovateur de son instrument, un bâtisseur de cathédrales sonores.

-> A Genève (Cave 12, même jour), pour y écouter Pita, alias Peter Rehberg, fondateur du label Mego et grand architecte du bruit. Ça chatouille fort, mais l’expressivité de ses pièces rugueuses est impressionnante.

-> A Fribourg (Nouveau Monde, ve 31), pour y écouter Louis Jucker & Coilguns jouer Kråkeslottet, l’album que Jucker avait sorti en mars dernier. Un très bel exercice de saignements chantés.

-> A Genève (Caserne des Vernets, sa 1er février, dans le cadre d’Antigel), pour y écouter DJ Nigga Fox, un des piliers de la scène électronique lisboète. Tout ce qu’il faut pour danser comme un tigre.

-> A Lausanne (Le Bourg, di 2), pour y écouter Goat, quatuor japonais de rock répétitif. Mais « répétitif » est ici bien réducteur: ces nippons ont un ADN de Remington et leur musique se scinde en incroyables micro-rythmes.

-> A Genève (Cave 12, même soir), pour y écouter Xylouris / White. Un luthiste crétois, un batteur australien, et pas une feuille de papier à cigarettes entre les deux lorsqu’il s’agit de faire rugir le fond des musiques du vieil Occident. J’en parlais ici dans Le Temps.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.