Et une bonne santé, surtout

C’est bientôt la fin de l’année. Et quand l’an se prépare à trépasser, toute une série d’animalcules accompagnent son agonie: fêtes de boîte (pour ma part, c’est fait), folie consumériste (je suis en plein dedans), papiers à finir avant de partir en vacances (je suis en retard), mettre les pneus d’hiver (check: je les avais gardés tout l’été, s’est moqué mon garagiste quand je l’ai appelé), quel goût pour la bûche de Noël (chocolat).

Et puis il y a les rétrospectives. Je vous fais la mienne ci-dessous. J’ai hésité dans un premier temps à faire la liste des cinq espèces animales les plus étranges découvertes en 2019 (entre autres en raison de Corambis jacknicholsoni, une très belle araignée sauteuse de la famille des Salticidés découverte il y a quelques mois à peine en Nouvelle-Calédonie*). Et puis je me suis dit qu’il était peut-être plus logique de vous parler des disques qui m’ont marqué en 2019. J’en ai sélectionné 21 (et pourquoi pas?). Pour ne pas faire de jaloux, je les aligne par ordre alphabétique. Et j’avertis tout de suite les grincheux et les déçus: les albums que vous auriez souhaité voir dans ce palmarès mais qui n’y figurent pas occupent tous la place n°22.

 

Amnesia Scanner & Bill Kouligas, Lexachast (Pan)

Dans les productions du label Pan, on cultive le plaisir de retourner la musique comme une chaussette. Ça tombe bien: Martti Kalliala et Ville Haimala (alias Amnesia Scanner), pour l’occasion associés à Bill Kouligas, savent y faire. Car si on est ici sur un fond de musique électronique, tout mute, tout se transforme, tout fait ruban de Möbius pour créer ce qu’on pourrait qualifier d’ambient fractale. Evidemment, l’ombre d’Autechre – pionniers de la démantibulation dans le domaine – est indéniable. Mais ce n’est qu’une parenté, pas une filiation.

 

The Caretaker, Everywhere at the end of time (History Always Favours The Winners)

Attention, œuvre totale. Leyland Kirby (qui, dit-il, met fin avec ceci à son projet The Caretaker) propose une évocation de ce qui peut arriver à un esprit progressivement enchaîné dans le filet de la démence sénile. On prévient: aucun voyeurisme ici. C’est un travail totalement respectueux, et qui plus est d’une effrayante beauté : sur les six heures et demie de l’opération (oui, il faut lui consacrer un peu de temps), on passe par une série de phases de déconnexions du souvenir : la première heure aligne des 78 tours crachotants de ballroom music britannique des années 30, partiellement immergés dans les réverbérations. Puis le temps fait son œuvre, les standards s’effilochent, se désagrègent, ressurgissent quelques fois, puis se confondent à nouveau. Les derniers mouvements de l’œuvre sont de parfaits exemples de désorientations auditives, un vortex de lames sonores qui surgissent des angles morts de la musique.

 

Copperhead, Gazing in the Dark (PTP)

En anglais, copperhead est le nom qu’on donne au mocassin – pas la chose à glands qu’on met aux pieds, non: le serpent (Agkistrodon contortrix). Nom bien choisi: si Copperhead, quelque part, fait du metal (on retrouve chez eux le fameux son de guitare buzzsaw qui fit les belles heures d’Entombed il y a bien longtemps), c’est un metal envenimé, qui circonvolutionne, qui dissout – il y a dans Gazing in the Dark d’étranges apartés vers des ambiances de cabaret noyé dans la vipérine.

 

Cyls, 89 (Dead Vox)

Entre Lausanne et la Basse-Saxe, le duo Cyls réunit Cyril Monnard (qu’on connaît aussi sous son nom de scène, Larkian) et Niels Nijim. Le premier fait de sa guitare un générateur de paysages sonores réverbérés, le second est aux machines, préposé aux tapis de bruits et à la guimbarde (oui). 89 est leur disque le plus abouti, et le plus puissant: une musique faite d’horizons à la fois acides et brumeux, régulièrement ramenés au sol par des rythmes qui craquent. Eh non, il n’existe pas encore de vidéo YouTube de la chose en question, mais leur disque est disponible ici**.

 

Debby Friday, Death Drive (Deathbomb Arc)

Comme l’ont écrit plusieurs critiques, ces cinq titres peuvent être compris comme un jeu sur les figures d’Eros et Thanatos. Mais ils sont surtout l’expression d’un bel art du mélange: Debby Friday navigue du hip hop industriel à la noise de synthèse, elle y entrelace des mentions très variées (des rythmes bruts comme les pratiquait DJ Scud à la toute fin du siècle passé, le Nine Inch Nails période Pretty Hate Machine), et tout cela tient magnifiquement debout. On en reprendrait volontiers un peu plus.

 

Enoia, Riu Ferrer (Helvet Underground)

Enfermez trois Genevois dans une ferme perdue des Pyrénées, ils vous transformeront l’expérience en un très beau disque d’intensité calme. Les musiciens en question se nomment POL, Da Saz et Arnaud Sponar (alias Goodbye Ivan), et Riu Ferrer est le résultat de leurs dialogues en campagne. C’est une forme extrêmement aboutie d’ambient électro-acoustique, un voyage éthéré et organique de cime en cime. Eh non, il n’existe pas non plus de vidéo YouTube de la chose en question, mais leur disque est disponible ici.

 

Ekman, A Pastime For Semi Gods (Bedouin)

On est ici dans le champ assez peu peuplé d’une musique électronique qui sait manier, et entremêler, les registres de l’élégiaque et du rentre-dedans. Savoir soulever par le rythme et passer l’esprit de l’auditeur au lavis constitue un mélange toujours extrêmement instable. Roel Dijcks y parvient avec une facilité qu’on aurait tendance à envier.

 

Giant Swan, Giant Swan (Keck)

«[…] two punk kids who cracked the rave code by accident, and they’re having a fine time», disait d’eux Chal Ravens dans le n°430 de The Wire, ma bible. De fait, Robin Stewart et Harry Wright, tous deux de Bristol, sont des sales gosses scotchés derrière leurs machines. Leur musique fait danser – on peut se contenter de cette définition minimale parce qu’elle est tout à fait opératoire –, mais elle est percée de trous, de faux-pas assumés, de brutalités de fête d’arrière-salle. Tout cela est grotesque dans le meilleur sens du terme.

 

JK Flesh, In Your Pit (Pressure)

Il faudra tout de même une fois que je consacre une livraison de «Ça sonne» à Justin Broadrick et à la somme des choses qu’il a apportées aux musiques actuelles (et à ma propre existence par ailleurs). Mais ce sera pour une autre fois. Je me contenterai de dire pour l’heure que les quatre titres qu’il livre là sous le nom de JK Flesh (un de ses 53 pseudonymes) sont ce qui s’est fait de mieux jusqu’ici dans le domaine d’une techno poussée à ses extrémités en termes de masse. Le tempo est lent (aux alentours de 100 BPM): on dodeline plus qu’on gigote, mais on est surtout enveloppé dans une gangue d’ondes dont on sort en frissonnant.

 

Kim Gordon, No Home Record (Matador)

«Sketch Artist», qui ouvre ce disque, vous aplatit d’emblée: un rythme de presse hydraulique, une basse infectée, une voix de colère détachée, et d’étonnants samples de bois (peut-être une clarinette basse?). Kim Gordon ne vous lâchera plus la nuque du voyage. Un trip d’ailleurs plutôt exotique: on trouve du tribalisme sourd, du rock maousse, des lignes de hip hop old school au likembe, des envolées qui ramènent aux temps où elle maniait la basse de Sonic Youth. Une femme puissante.

 

Maenad Veyl, Onto Duat (Bedouin)

«T-U-E-R-I-E A-B-S-O-L-U-E», s’est exclamé un ami Facebook lorsqu’il a découvert cet EP. Je ne l’aurais pas mieux dit. L’Italien Thomas Feriero y va franco: on a là une electro qui tape dur, une sonorité de caoutchouc ferme, un parfait outil à rave. Bref: une métaphore musicale de ce qu’on pourrait appeler la joie violente.

 

Kevin Richard Martin, Sirens (Room 40)

Quoi de plus affreux que de manquer de perdre un enfant juste après sa naissance? C’est ce qui est arrivé à Kevin Martin (que l’on connaît aussi sous le pseudonyme de The Bug) et à sa compagne peu après la venue au monde de leur fils. On vous rassure: les choses se sont bien terminées. Mais l’épisode a nourri l’esprit de Martin et s’est métabolisé sous les espèces de Sirens, un summum d’ambient intranquille durant lequel ce que l’on pourrait envisager comme de gigantesques cornes de brumes annoncent l’arrivée prochaine de torrents d’angoisse. Qu’il faut combattre.

 

Nostromo, Narrenschiff (Noise Addict)

«C’est une énergie brutale, canalisée dans une mécanique complexe et qui va vite», me disait Ladislav Agabekov, bassiste de Nostromo, quand je lui demandais (ici, pour Le Temps) de me parler du nouveau disque de son groupe. C’est effectivement très exactement ça: les spécialistes multiplieront les étiquettes pour vous dire que ces Genevois font du post-hardcore mâtiné de grind core ou que sais-je. Mais ils font surtout une musique qui tisse des toiles d’araignée en tungstène.

 

Pessimist, Burundanga (UVB-76)

Dans la toute première livraison de «Ça sonne», je vous disais que je m’étais réconcilié avec la drum’n’bass en partie grâce au travail du label UVB-76, de Bristol. Cette réconciliation a grandement été due à Kristian Jabs, alias Pessimist, l’un des patrons de la boîte. Ecoutez: cela secoue, mais en agitant des fantômes blêmes et quelques fois humides.

 

Scorn, Café Mor (Ohm Resistance)

Mick Harris, l’ermite des Midlands, annonce à peu près deux fois par année qu’il arrête la musique pour se consacrer définitivement à la pêche à la truite. Mais c’est plus fort que lui, il recommence sans arrêt. Cette fois-ci, c’est avec Scorn, son projet le plus marquant ces dernières décennies. Je me souviens encore du sticker placé sur le CD d’Evanescence, l’album qu’il avait sorti en 1994 chez Earache (à l’époque, Scorn était encore un duo, avec Nic Bullen à la basse): «redefining ambient dub». Depuis le début des années 2000 (et plus particulièrement depuis l’album Greetings from Birmingham, Hymen Records), Harris a redéfini cette redéfinition vers une très forte augmentation de masse: les rythmes sont des pluies d’enclumes qui tombent sur des basses en dunes. Café Mor (qui propose un chouette featuring vocal de Jason Williamson, l’énervé de Sleaford Mods) en est une parfaite illustration.

 

Sleaford Mods, Eton Alive (Extreme Eating)

Depuis Nottingham, Jason Williamson et Andrew Fearn ont inventé il y a quelques années une formule extrêmement efficace: sur une boucle rythmique et une ligne de basse répétées comme une manie par Fearn, Williamson déclame en mode protestation les choses vues de la grisaille britannique. C’est paradoxalement délavé et énergisant à la fois.

 

Andy Stott, It Should Be Us (Modern Love)

On doit à Andy Stott d’avoir inventé la notion de basse en creux. Vu de Sirius, son style peut être considéré comme une house extrêmement ralentie, et dont on aurait coupé une majeure partie des fréquences. Qu’est-ce qu’il reste après cela? Un fantôme incarné, gazeux mais épais, quelque chose comme le souvenir d’une fête encore à venir.

 

Sunn O))), Life Metal & Pyroclasts (Southern Lord)

Oui, deux albums – mais l’un fonctionne comme le compagnon de l’autre. Tous deux enregistrés chez le sorcier Steve Albini, Life Metal et Pyroclasts sont deux gros blocs de granite supplémentaires placés sur la route de Sunn O))). On rappellera que le groupe emmené par Stephen O’Malley et Greg Anderson peut à bon droit être crédité d’avoir fait dériver le metal vers les zones de la contemplation pure. Ne cherchez pas de riffs ici, mais plutôt une forme de ruminatio amplifiée, autrement dit une décharge de spiritualité.

 

We Wild Blood, Blood / Money (Hominid Sounds)

On pourrait décrire le label londonien Hominid Sounds comme l’épitomé d’un nouveau primitivisme britannique. Quoi qu’il pourrait être rapproché de ce que font depuis quelques années des groupes comme Gnod. Il n’empêche, on a ici quelque chose qui se nourrit aux sources propulsives du rock (voire, concernant We Wild Blood, du krautrock), mais qui le donne sous une forme qui, paradoxalement, précéderait chacun d’entre eux. Pour donner une image, il s’agirait de lancer un pogo en costume de Tschäggättä.

 

Yao Bobby & Simon Grab, Diamonds (LAVALAVA)

Je disais de ce disque, dans Le Temps (ici): «Le climat sonore de Diamonds […] se prend dans les tympans comme un sabbat de haute énergie.» Je maintiens intégralement mes propos: quelque part entre hip hop et dancehall abstrait, le travail conjoint du rappeur togolais et du maître noise zurichois (qui se sont adjoint les services de Dhangsha, vieux sage d’Asian Dub Foundation) a tout de l’explosion intelligente.

 

Zonal, Wrecked (Relapse)

Je vous parlais de Justin Broadrick plus haut. Il réapparaît ici, avec le duo Zonal, mené avec son vieux compagnon de route Kevin Martin (cf. supra, c’est une vraie famille). Jusqu’au début des années 2000, Broadrick et Martin collaboraient le plus souvent sous le nom de Techno Animal (que je décris toujours sous l’espèce d’un electro-dub wagnérien). Avec Zonal (un de leurs anciens side projects, responsable d’un album pour happy few sorti en 2000, The Quatermass Project Volume 1), ils reprennent leur entreprise de mesmérisation: Wrecked (qui bénéficie des interventions vocales de la poétesse et performeuse Camae Ayewa, alias Moor Mother) est une entreprise de domestication par les basses. Un chef-d’œuvre d’élévation par les abysses.

Sur ce, je vous laisse un peu plus longtemps que de coutume. Rendez-vous à la rentrée de janvier. A bientôt!

 

* «This beautiful spider is named for Mr. Jack Nicholson, the great American actor, three times Oscar winner», précisent les zoologistes qui ont mis la main sur la bête. J’avoue ne pas tout à fait comprendre pourquoi. Peut-être parce que, dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, McMurphy faisait semblant d’avoir une araignée au plafond?
** Oh tiens, un peu d’autopromotion: en 2015, Cyls m’avait gentiment invité à donner une réinterprétation de «Sacred Cave», un de leurs morceaux. Vous trouverez le résultat de mes élucubrations ici.

 

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

-> A Düdingen (Bad Bonn, je 19 décembre), pour y écouter Stephen O’Malley et François J. Bonnet. Le premier, leader de Sunn O))), est le grand maître du drone metal, le second est un électroacousticien d’une inventivité sans frontières, et ils ont tous les deux conçu Cylene, un très récent album qui synthétise à merveilles leurs atavismes.

-> A Genève (Le Cabinet, même soir), pour y écouter Chymere. Sonia P et POL, nappes de synthèse et bruits glanés ça et là, le tout en parfaite entente.

-> A Lausanne (Oblo, du je 19 au di 22 décembre), pour y écouter Eppur si Muove, nouvelle œuvre contemporaine et a priori mouvementée de Leonzio Cherubini, accompagné de solistes de l’Ensemble Contrechamps.

-> A Fribourg (Fri-Son, ve 20 décembre), pour y écouter The Young Gods. Je ne vais pas vous faire l’affront de vous les présenter, n’est-ce pas ? On ajoutera qu’ils joueront le lendemain à l’Alhambra de Genève.

-> A Bienne (La Coupole, ve 20 décembre), pour y écouter Speedy J. Un des meilleurs inventeurs des formes déviantes de la techno.

-> A Genève (Cave 12, même soir), pour y écouter Flowdan, peut-être la signature la plus impressionnante de la scène grime londonienne – comprenez par là un rap qui aurait crû sur le fond britannique des rythmes cassés. Flowdan a travaillé avec The Bug, avec Wiley, et son dernier album, Full Metal Jacket, porte extrêmement bien son nom.

-> A Genève toujours (Cave 12, me 25 décembre, oui c’est Noël), pour y écouter Suzanne Ciani. Une pionnière de l’électronique modulaire, une voyageuse stratosphérique.

-> A Lausanne (Le Folklore, je 26 décembre), pour y écouter Mimetic. Une techno à la fois claire, tubulaire et brute. On notera que Mimetic sera également au Cercle de Monthey le sa 28.

-> A Genève (Cave 12, même soir), pour y écouter Pita, alias Peter Rehberg, grand sculpteur de bruit devant l’Eternel.

-> A Genève (PTR / L’Usine, sa 28 décembre), pour y écouter, dans le cadre d’une soirée labellisée Gazouz, Bashar Suleiman, de beaux rythmes déviants en provenance de Jordanie.

-> A Bâle (Elysia, sa 4 janvier), pour y écouter Rebekah. Une techno brutale, dans le droit fil de cette belle ville de Birmingham qui l’a vu naître.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.