CHHHHT!

«Silence» est un mot qu’on dit souvent fort. Par exemple pour ramener au calme un groupe de gamins turbulents. Le silence n’est pas une absence – il peut même être pesant. Le silence, on l’impose, c’est une masse. Et paradoxalement, c’est quelque chose qui n’existe pas, ou du moins dont on ne peut pas faire l’expérience. Même dans une chambre anéchoïque (on appelle aussi ça une «chambre sourde»), vous entendrez quelque chose: votre respiration, le cliquetis de vos rouages intérieurs. Il arrive aussi, ma foi, qu’on tousse pendant une minute de silence…

Le silence, c’est alors peut-être quelque chose de relatif. C’est ce qu’on entend encore quand on n’entend plus la musique. Le silence, c’est aussi quelques fois la réponse que se donne la musique quand elle réfléchit à ce qu’elle est, à ce qu’elle signifie. Cela donne des objets conceptuels, et quelques fois des choses assez drôles. On ne peut bien entendu pas ne pas citer le 4’33” de John Cage, ces fameuses quatre minutes et demi de silence dont la première, exécutée par le pianiste David Tudor au Maverick Concert Hall de Woodstock le 29 août 1952, laissa l’auditoire dans un état passablement furibard. On dit même que la mère de Cage, Lucretia, s’exclama à cette occasion: «Vous ne croyez pas que cette fois, John est allé trop loin

Mais la réflexion sur le silence en musique peut aussi mener vers des choses plutôt désopilantes. Connaissez-vous la Marche funèbre d’Alphonse Allais? Elle ne contient pas une note parce qu’elle fut «composée [en 1897] pour les funérailles d’un grand homme sourd», explique son compositeur, qui continue: «L’auteur de cette Marche Funèbre s’est inspiré, dans sa composition, de ce principe, accepté par tout le monde, que les grandes douleurs sont muettes. Les grandes douleurs étant muettes, les exécutants devront uniquement s’occuper à compter des mesures, au lieu de se livrer à ce tapage indécent qui retire tout caractère auguste aux meilleures obsèques.» Je ne me souhaite jamais de mauvaises choses, mais le jour où cela m’arrivera, je veux bien qu’on ressuscite Allais pour qu’on m’entende pouffer dans ma boîte en sapin.

Dans un article assez roboratif («La musique silencieuse», que vous trouverez ici), le compositeur Tom Johnson liste toute une série de ces jeux avec l’envers de la musique: il y a la «música mental» de Walter Marchetti (qui me fait beaucoup penser à Hirnmusik, l’expérience que le Zurichois Simon Grab a menée sur les vers d’oreilles et nos propres musiques intérieures); il y a le Stochroma (1972) de Clarence Barlow, partition injouable puisque l’ordinateur qui l’a générée l’a ponctuée de silences qui pour certains durent jusqu’à 257 secondes (ce qui représente tout de même un peu plus de 109 milliards d’années); et j’avoue un certain faible pour les Variations du silence de Baudouin Oosterlynck, une méditation poétique et philosophique en vingt-trois préludes dans laquelle l’oreille n’est plus touchée par le son, mais par d’autres choses (la qualité de l’air, la chaleur). Il en parle très bien ici:

Redescendons sur terre. Le silence, ce n’est pas que la tache aveugle de la musique. C’est aussi son camarade. C’est celui qui surgit à la fin d’un concert, entre le moment où les baffles ont lâché leur dernier souffle et celui où démarrent les applaudissements (ou les jets de tomate). Moment assez magique, où l’angoisse de la séparation est encore maintenue au loin par le souvenir du son. C’est aussi celui où naissent les bonnes fées des acouphènes, qui pour moi sont souvent les contre-épreuves d’un bon moment, car cela implique que je suis resté dans la salle tout au long du concert: Slayer, Einstürzende Neubauten, The Bug, tous ceux-là (et bien d’autres) sont restés avec moi des heures, à me chuchoter dans les oreilles à travers une rame de papier de verre.

Dernière chose: le silence, c’est aussi ce qui peut entrecouper la musique. C’est quelques fois involontaire – ça m’est arrivé très récemment lors d’un concert que je donnais au Qwertz, à Lausanne: ma carte audio ayant décidé de se débrancher en plein milieu d’un morceau, je me suis subitement retrouvé nu. On m’avait dérobé toutes mes notes d’un coup – alors j’ai meublé, en grommelant contre le hardware, le temps de rebooter ma machine. Mais d’autres fois, le surgissement du silence est tout à fait volontaire – on appelle ça un jeu sur la dynamique. Et quand ce jeu devient l’obsession d’un créateur, quand des éruptions sonores brèves mais coupantes jaillissent du calme le plus parfait, on arrive à des choses délicieusement effrayantes. La preuve? Je vous mets au défi d’écouter les premières minutes de l’Untitled #104 de Francisco Lopez sans sursauter:

Vous avez survécu ?

Si j’étais chez vous, je partirais :

-> A Genève (un peu partout, dès le ve 13), pour l’opération «By repetition, you start noticing details in the landscape», une manifestation totale où l’on pourra entendre Terry Riley, Jessika Kenney & Eyvind Kang, Vincent Barras, Félicia Atkinson, Sarah Davachi, Vincent de Roguin et bien d’autres. Je vous en reparlerai plus en détails dans Le Temps.

-> A Genève encore (Cave 12, ve 13), pour y écouter The Ex, légendaire formation hollandaise à la confluence du post punk, du bruit et des musiques d’ailleurs.

-> A Genève toujours (La Gravière, même soir), pour y écouter Ancient Methods. Le projet de Michael Wollenhaupt est à l’heure actuelle ce qui se fait de mieux dans le domaine de l’electro sombre comme un diamant.

-> A Düdingen (Bad Bonn, même soir), pour y écouter Andrew Weatherall. Un vieux sage britannique des musiques à danser et à s’élever comme on n’en fait plus.

-> A Bâle (Wurm, même soir), pour y écouter LLAMA/OLO et 2M2 : le premier projet réunit Didier Séverin et Loïc Grobéty, le second accole Maxime Hänsenberger à Mei Zhiyong, et l’un comme l’autre proposent une forme de combat rapproché avec le drone et les ondes tectoniques. LLAMA/OLO se déplacera ensuite à Martigny (Caves du Manoir, di 15), et 2M2 à Genève (L’Ecurie, sa 14) puis le lendemain, en retrouvailles, aux Caves du Manoir. Notez enfin qu’Amorce, belle bête de hip hop charbonneux menée par Loïc Grobéty et Fabrice Pittet, sera à l’Atelier U-Zehn de Neuchâtel le sa 14.

-> A Lausanne (Le Bourg, sa 14), pour y écouter la collaboration de Francisco Meirino et Nina Garcia, deux fins architectes de l’abrasion et des tensions. On les retrouvera le lendemain à la Cave 12 de Genève.

-> A Lausanne toujours (Le Bourg, lu 16), pour y écouter Stephen O’Malley et François J. Bonnet. Le premier, leader de Sunn O))), est le grand maître du drone metal, le second est un électroacousticien d’une inventivité sans frontières, et ils ont tous les deux conçu Cylene, un très récent album qui synthétise à merveilles leurs atavismes. On les retrouvera le ma 17 à la Cave 12 de Genève et le je 19 au Bad Bonn de Düdingen.

-> A Lausanne encore (Oblo, du je 19 au di 22), pour y écouter Eppur si Muove, nouvelle œuvre contemporaine et a priori mouvementée de Leonzio Cherubini, accompagné de solistes de l’Ensemble Contrechamps.

-> A Fribourg (Fri-Son, ve 20), pour y écouter The Young Gods. Je ne vais pas vous faire l’affront de vous les présenter, n’est-ce pas ?

-> A Bienne (La Coupole, même soir), pour y écouter Speedy J. Un des meilleurs inventeurs des formes déviantes de la techno.

-> A Genève (Cave 12, même soir), pour y écouter Flowdan, peut-être la signature la plus impressionnante de la scène grime londonienne – comprenez par là un rap qui aurait crû sur le fond britannique des rythmes cassés. Flowdan a travaillé avec The Bug, avec Wiley, et son dernier album, Full Metal Jacket, porte extrêmement bien son nom.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.