La musique adoucit les meutes

Si vous ouvrez le dernier numéro de Science & Vie, vous tomberez sur un très intéressant dossier consacré aux singes et au fait que les primatologues se rendent compte que de moins en moins de choses les séparent de nous: ils se fabriquent des totems, ils ressentent la nécessité d’observer des périodes de deuil – ils ont même le sens du commerce, c’est tout dire.

Ce même dossier relaye une étude menée par une équipe de chercheurs de l’université de Lethbridge, au Canada, sur une troupe de macaques japonais (Macaca fuscata), et qui montre que certains d’entre eux prennent visiblement du plaisir à faire du son – et plus précisément du rythme. Le primatologue Jean-Baptiste Leca se souvient: «J’ai passé des années à observer ce même singe qui, tous les jours, entre 17 et 18h va dans le même environnement, ramasse deux ou trois cailloux qui ressemblent étrangement par leurs formes à ceux d’hier et d’avant-hier et se met à les claquer les uns contre les autres pendant 10 min…» Les spécialistes appellent cette pratique stone-handling, et ce nom est tout à fait évocateur: le macaque manipule ces pierres sans aucun but précis, sinon de faire du bruit en les manipulant. Bref: ça ne sert strictement à rien, mais c’est fun.

Quand on pense aux animaux et à la musique, on peut se laisser embarquer par plusieurs associations d’idées. On peut par exemple être sensible à des productions naturelles que nous interpréterons (ou, en tout cas, que nous accueillerons) comme de la musique: les chants de baleines saturent à peu près un spa sur deux; le grouinement du cochon est l’hymne de la Saint-Martin; et le Réveil des oiseaux (1953) de Messiaen est une retranscription émerveillée (et énamourée) du rossignol, du pinson, de la huppe et du moineau.

Par ailleurs, l’animalité peut être une qualité humaine reconnue pour ses bienfaits musicaux – mais l’animal sera ici considéré comme une métaphore de la sauvagerie, de l’irrespect des règles. Ce n’est pas pour rien que le batteur légendaire de Motörhead se surnommait Philthy Animal Taylor. Tout comme d’ailleurs celui du Muppet Show – dont Jim Henson disait qu’il avait plutôt été inspiré par Keith Moon, des Who.

On peut bâtir d’autres ponts encore, qui relient plus étroitement la musique à l’animal comme individu. Le premier n’est pas très sympathique pour la bête, puisqu’il consiste à en faire, littéralement, un instrument de musique. L’exemple le plus célèbre, et certainement le moins vegan-compatible, c’est bien entendu celui de l’orgue à cochons que l’abbé de Baigné, dit-on, avait construit pour le roi Louis XI. Pascal Quignard, dans de très belles pages de La Haine de la musique (Calmann-Lévy, 1996), décrivait de la sorte cette machine infernale:

«L’abbé de Baigné acheta trente-deux porcs et les engraissa. Il en prit huit pour la voix de ténor qui étaient des truies ; huit sangliers pour la voix de basse qu’il fit aussitôt enfermer avec les ténors afin qu’ils les saillissent nuit et jour ; huit cochons pour l’alto ; huit cochons marcassins, pour la voix de soprano, dont il trancha lui-même, avec un couteau de pierre, la base du sexe au-dessus d’un bassinet. Puis l’abbé de Baigné construisit un instrument qui ressemblait à un orgue et qui possédait trois claviers. Au bout de longs fils de cuivre, l’abbé de Baigné fit attacher des pointes de fer très acérées qui, selon les touches enfoncées, piquaient les porcs qu’il avait sélectionnés, créant ainsi une véritable polyphonie.»

Affreux*.

Mais il y a plus humain. C’est de considérer que l’animal pourrait** être un instrumentiste. C’était le cas du macaque dont je parlais plus haut. C’est aussi celui d’une expérience que je trouve pour ma part à la fois étrange et poétique, et qui nous emmène du côté de Lampang, dans le nord de la Thaïlande. Là, l’éthologue Richard Lair et le neuroscientifique (et musicien) Dave Soldier ont fondé le Thai Elephant Orchestra. C’est bien de cela qu’il s’agit: une quinzaine d’éléphants d’Asie (Elephas maximus) à qui l’on offre de s’essayer à divers instruments (percussions et vents) pensés pour leur gabarit. Le groupe a sorti plusieurs disques chez Mulatta Records, dont le très beau Water Music (un hommage oblique à Haendel) en 2011 – que j’avais chroniqué ici. Je suis bien trop humain pour imaginer ce qu’il se passe dans la tête de ces pachydermes quand ils tapent avec leurs grosses mailloches. Mais j’aime bien assez la musique pour me laisser saisir par ces étonnantes cadences d’outre-espèce.

* La scène que vous voyez ici, extraite du Libertin (Gabriel Aghion, 2000), transpose bien entendu cette affaire d’orgue porcin du XVe au XVIIIe siècle.

** Le conditionnel est de rigueur. On sait depuis les travaux du linguiste Charles Hockett que la communication verbale chez les êtres vivants repose sur toute une série de caractéristiques, dont certaines d’entre elles ne sont présentes que chez l’être humain, ce qui le différencie radicalement des autres animaux (j’en parlais ici dans une série d’été pour Le Temps). Rien ne dit non plus que «l’exercice de la musique» échappe complètement à cette frontière.

Si j’étais chez vous, je partirais :

-> A Genève (Cave 12, me 30 octobre), pour y écouter Ossia, lentes apocalypses électroniques, prenantes comme une excursion en vantablack.

-> A Genève (Duplex/Walden, je 31 octobre), pour une soirée Ondulor consacrée au Zurichois Simon Grab. Son tout récent album Posthuman Species (OUS Records) est un chef-d’œuvre de pulsations électriques et de basses crues. On y entendra également deux autres projets: Strom | Morts, et Le Berceau des volontés sauvages.

-> A Bulle (Ebullition, du je 31 octobre au sa 2 novembre), pour le festival Poutre & Terroir, qui alignera toute une série de signatures intelligentes dans le domaine des musique à guitares dures: Herod, Cortez, Ølten, Darius, et al.

-> A Lausanne (Brasserie du Château, Les Docks, Le Bourg, les mêmes soirs), pour y goûter la suite des célébrations du quinzième anniversaire de Creaked Records, l’une des têtes de pont de l’électronisme de ce coin de pays. On y croisera entre autres Gaspard de la Montagne (également à l’affiche des Nocturnes de la Case à Chocs de Neuchâtel le vendredi), Deena Abdelwahed, Isolated Lines, La Vie C’est Facile, et Feldermelder.

-> A Düdingen (Bad Bonn, ve 1er novembre), pour y écouter Conan, incroyable trio britannique qui fait ronfler ses cordes comme une coulée de lave.

-> A Fribourg (chez Anyma, le même soir), pour une performance du Pivophone développé par Jen Morris et Michael Egger. C’est bien ce à quoi ça ressemble: un dispositif qui fait tourner des pives pour en extraire du son.

-> A Genève (Duplex/Walden, le même soir), pour y écouter (entre autres) Dedelaylay, duo chaux-de-fonnier frappé d’expériences à la batterie et aux synthés.

-> A Bâle (Nordstern, sa 2 novembre), pour y écouter Ellen Allien, qui se maintient dans la classe d’une electro émotive.

-> A Genève (Cave 12, di 3 novembre), pour y écouter Sourdurent, étonnant mélange entre expérimentations et traditions musicales occitanes.

-> A Genève (Cave 12, ma 5 novembre), pour y écouter Acid Mothers Temple & The Melting Paraiso U.F.O, une bande de lurons japonais toujours au sommet giclé de leur art psychédélique.

-> A Bâle (Kaserne, je 7 novembre), pour y écouter Carl Craig, maître et commandeur de la techno canal historique.

-> A Genève (Le Zoo, ve 8 novembre), pour y écouter Juan Atkins, patrimoine incontesté de la techno de Detroit.

-> A Lausanne (les Docks, di 10 novembre), pour y écouter Tinariwen, formation prototypique du blues touareg.

-> A Vevey (Rocking Chair, le même soir), pour y écouter Weyes Blood, petite merveille d’ambient pop cérémonielle.

-> A Genève (Cave 12, le même soir), pour y écouter Zuli: l’Egyptien Ahmed El Ghazoly propose des déconstructions électroniques qui vous prennent par les côtes. Jetez une oreille à son album Terminal (UIQ, 2018) pour vous en convaincre.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.