La tarentelle de la photocopieuse

L’autre jour, alors que j’étais dans ma salle de bain à déclamer des poèmes de Tristan Corbière («La dent de ton Erard, râtelier osanore, / Et scie et broie à cru, sous son tic-tac nerveux, / La gamme de tes dents, autre clavier sonore…»), j’ai cru pendant quelques secondes que mon voisin du dessus s’était acheté un violoncelle. Ou une viole de gambe. Il y a eu cette longue note en creusements successifs ­– peut-être un fa? ­–, qui m’a mis dans un état second, le même que celui qui me saisit quand j’entends Jordi Savall et Wieland Kuijken entamer le «Tombeau les Regrets» de Monsieur de Sainte-Colombe. Mais en fait non : mon voisin du dessus était tout simplement en train de fouailler son mur avec une mèche à béton, et un sens consommé du vibrato. 

J’avais pris un bruit («son ou assemblage de sons, qui se produisent au hasard et en dehors de toute harmonie régulière») pour de la musique («art de combiner les sons de façon mélodique, rythmique et harmonique»). Ça m’arrive souvent. Je dirais même que c’est chez moi un mouvement presque conscient : ouvrez la porte grinçante d’un hangar, actionnez les freins d’un poids-lourd, faites marcher la photocopieuse, il y aura toujours, pour moi, matière à y trouver des rythmes et des harmonies. 

Je ne suis bien entendu pas le seul, ni le premier, à faire ce genre de connexions. La «musicalisation»* du bruit, c’est, en vrac, le concept de base de la musique concrète (écoutez l’Etude aux casseroles de Pierre Schaeffer, datée de 1948), un des nutriments du sampling (écoutez les scies et les tronçonneuses de «Timber», titre sorti en 1997 par Coldcut sur son album Let Us Play), ou encore le vocabulaire élémentaire du field recording, cette pratique à la fois artistique et journalistique qui consiste à sortir de chez soi pour aller récolter des sons micro en main (il faudra que je vous en reparle à l’occasion). 

En musique, on peut utiliser le bruit de plusieurs manières : on peut dialoguer avec lui, on peut l’utiliser comme une brique dans un jeu de construction, on peut aussi en faire un chœur, sur lequel on arrime un soliste. Il faut surtout savoir l’amadouer, voire le dompter. On arrivera alors à créer des objets sonores totalement inattendus, qui vous emporteront par leur beauté abrupte. Je vous en donne quelques exemples? 

Prenez tout d’abord un de ces horribles réveille-matin électroniques des années 80 – ces choses qui faisaient «bilibilip, bilibilip» et auxquelles il fallait balancer une bonne claque pour qu’ils se taisent. Eh bien voici ce qu’en faisaient Iva Bittová et Pavel Fajt en 1989 (dans Step across the Border, magnifique film musical de Fred Frith): 

Admettez-le: impossible de faire le ronchon des aubes face à une beauté pareille, non? Dans un genre différent (et peut-être moins angélique, vous allez vite comprendre), jetez une oreille à un duo devenu aujourd’hui assez légendaire, Matmos: 

Ce morceau s’appelle «California Rhinoplasty» (il est tiré de l’album A Chance to Cut is a Chance to Cure, 2001), et autant vous dire qu’il faut prendre le titre de manière littérale: tous les sons que vous avez entendus durant ces dix minutes ont été enregistrés pendant une opération de chirurgie esthétique du nez, et ensuite profondément triturés et réagencés. C’est un peu comme les aliments supertransformés: quelques fois, vaut mieux ne pas savoir ce qu’il y a dedans. 

Un dernier exemple qui, contrairement au travail très sophistiqué des toubibs de Matmos, montre que l’on peut faire des choses belles avec une grande simplicité d’approche. Parlons donc pour terminer de Chris Watson. Cet artiste anglais, qui fut l’un des fondateurs du groupe de musique industrielle Cabaret Voltaire avant d’aller travailler comme ingénieur du son à la BBC, est un des maîtres incontestés du field recording. Il s’est entre autres spécialisé dans les panoramas naturels: les ambiances sonores de l’île de Lindisfarne (sur In St Cuthbert’s Time, 2013), des vautours ripaillant sur une carcasse de zèbre (sur Outside the Circle of Fire, 1998). En 2011, il publie une merveille: El Tren fantasma, enregistré sur la ligne de chemin de fer reliant Los Mochis à Veracruz, au Mexique. On y trouve entre autres cette pièce, «El Divisadero»: 

C’est indéniable: ce que l’on entend ici, c’est bien un train – le passage des roues sur les interstices entre les rails, les coups de corne de brume, le grondement du serpent de fer. Mais ces éléments sont agencés (composés) d’une telle manière qu’ils construisent une machine à propulsion rythmique. C’est l’hybride parfait : le bruit reste du bruit, mais devient de la musique. C’est très beau. Et je remarque que je m’en veux beaucoup de ne pas avoir enregistré mon voisin du dessus. 

*Je m’en vais de ce pas soumettre ce mot aux Immortels. 

 

Si j’étais chez vous, je partirais: 

 

-> à Bâle (chez Plattfon, ce soir), pour y écouter le duo Strotter Inst. / Peter Vukmirovic Stevens: on est avec eux dans le domaine des platines préparées – autrement dit: des tourne-disques détournés et bricolés à grand renfort d’élastiques et autres dispositifs. Très hypnotique (visuellement aussi). 

-> à Lausanne (au Bourg, vendredi 25), pour y écouter Ahmed Ag Kaedy. Un folk touareg décanté, une musique tout en cercles concentriques. Vous pouvez écouter son très beau Akaline Kidal, sorti chez Sahel Sounds. 

-> à Bienne (au Singe, le samedi 26), pour y écouter Emilie Zoé, passée patronne de la chanson oblique et des accords au charbon. 

-> A Bâle (au Nordstern, le même soir), pour y écouter Jeff Mills, prototype intouchable de la techno de Detroit. Apprêtez-vous à servir de punching-ball. 

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.