Tête de gondole, sauce étiquettes

Si Borges avait joué du saxo plutôt que du stylo, il aurait certainement été heureux d’apprendre, depuis sa retraite dorée d’Uqbar, qu’une bibliothèque (ou plus précisément une phonothèque) de Babel avait été ouverte. Elle s’appelle Bandcamp – pour celles et ceux qui l’ignoreraient encore, il s’agit d’un magasin de musique en ligne principalement dédié aux artistes indépendants.

Ces artistes indépendants sont, comment dire, relativement nombreux. Il faut certes toujours se méfier des chiffres, mais un décompte effectué en février 2018 donnait le chiffre suivant: 1221944. Vous avez bien lu: 1,2 million d’artistes. On se demande pourquoi le monde va si mal.

En août 2016, un article du New York Times qualifiait Bandcamp de «one of the greatest underground-culture bazaars of our time.» C’est vrai. Et comme dans tous les bazars, on risque de se perdre (souvent avec joie) en raison de deux critères: la profusion et l’étiquetage.

Une étiquette, en bon français d’aujourd’hui, on appelle ça un «tag». Et les tags, dans Bandcamp, désignent toute une série de genres musicaux – mais vraiment toute une série. Admettons par exemple que vous soyez fan de vaporwave – un style de musique électronique né au début de cette décennie et qui se caractérise par le réemploi et l’altération d’échantillons sonores de musique d’ascenseur des années 70 à 90. Vous avez le droit d’aimer ça. Mais ensuite, comment ferez-vous votre choix entre les sous-genres suivants: vaportrap, laborwave, vaporgoth, vapornoise, vaporhop, protovapor, mallsoft, vektroid ou, si vous voulez vraiment être en avance sur votre temps, post-vaporwave? Vous pouvez tenter le même exercice avec le doom (une forme de metal ralenti à l’extrême): serez-vous plutôt death-doom, drone, funeral doom, sludge-doom, epic doom ou stoner-doom? Et surtout: saurez-vous placer le trait d’union uniquement quand ce sera nécessaire?

Pour un critique musical, nommer un style est la tâche la plus difficile qui soit. Voire la plus effrayante. Tout d’abord parce que certains artistes peuvent être très chatouilleux de la chapelle – «M. Simon, je suis au regret de vous dire que vous n’avez rien compris à ma musique: je fais du sludge core, pas du stoner metal.» Oh pardon. Ajoutez à cela que certains jouent consciemment sur l’absurdité de ces classifications. Prenez l’exemple d’Ølten, trio jurassien qui manie avec brio les guitares de forgeron. Comment définissent-ils leur musique? Comme ça: «heavy-rock porn sludge instrumental». Allez faire comprendre.

On le saisit, l’autre problème des étiquettes stylistiques, c’est celui de la lisibilité et de la communicabilité. Le lecteur voudra-t-il écouter de l’illbient? Du ragga-jungle? Du trap-mexicano? Du slothstep? Du kawaii metal? Du kyrgyz pop? Du deep psychobilly? Du voidgrind?* J’en doute, vu qu’il ne comprendra pas un traître mot de ce que j’aurai écrit – sauf s’il joue lui-même du deep psychobilly (ce genre de choses peut arriver à tout un chacun). Bref, la gestion des étiquettes de style ouvre énormément de portes en termes d’herméneutique et d’horizon d’attente, ce qui peut occasionner beaucoup de courants d’air.

Dans ma pratique professionnelle, je n’échappe pas à la fatalité de l’étiquetage – je suis un peu un manutentionnaire de l’underground. Mais je tente des échappatoires. J’essaye désormais de me contenter de mots simples: rock, electro, hip hop, fanfare (je n’ai rien contre la fanfare, j’ai même mon brevet de directeur – je vous en reparlerai à l’occasion). Autre option: s’en remettre à des périphrases descriptives – «musiques à guitares dures», «rythmes à mettre des pylônes en marche», etc. C’est plus communicatif, je suis d’accord. Cela dit, n’hésitez pas à envoyer un message de réprobation à ma rédaction en chef si je vous parle un jour de «bourdon syncopé qui ressuscite la bourrée auvergnate dans les limites poreuses d’un psychédélisme glacé».

*Un seul de ces genres est une invention personnelle.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

-> A Lausanne (aux Docks, ce mardi soir), pour y écouter Sleep, épitomé de ce rock lourd et félin qu’on nomme «stoner». Leur Dopesmoker de 2003 est un monument. Qui porte bien son nom.

-> A Bâle (chez Klappfon, ce soir toujours) pour y écouter Dave Phillips (un ambianceur au noir toujours très noir).

-> A Lausanne (au Casino de Montbenon, dès ce mercredi), pour y suivre le LUFF (Lausanne Underground Film and Music Festival), indépassable caravane des étranges. J’en parlais ici.

-> A Genève (à l’Ecurie, vendredi 18), pour assister au vernissage du premier EP d’Amami, Giant (sorti chez Bongo Joe Records), superbe furie afro-dub.

-> A Genève encore (à la Cave 12, dimanche 20), pour y écouter Decimus, le projet solo de Pat Murano – un mélange de dispositifs électroniques épars et de rythmes qui vous tiennent au cordeau.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.

2 réponses à “Tête de gondole, sauce étiquettes

  1. Le deep psychobilly fait frémir mes oreilles, mais j’ai peur que sa trace ne se perde dans les sous-classes d’un site X. Mais merci pour le post, ça ouvre des perspectives pour la post-musique ! Musicalement vôtre.

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