Les années 1980 à Genève (2)

En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.

L’immeuble de logements implanté au quai Gustave-Ador 64 définit un point précis de la topographie bâtie genevoise en concluant la rade sur sa rive sud. Prenant la place d’une ancienne maison patricienne, il prolonge un bâtiment conçu par Marc-Joseph Saugey entre 1951 et 1953. Ce dernier avait imaginé une opération en deux étapes, « la deuxième partie de l’immeuble aurait dû être construite en continuité par rapport au mur en attente afin de laisser la vue sur le lac aux appartements […]. Il n’a jamais pu réaliser la seconde étape, le foncier lui ayant échappé. » (1) C’est donc à Jean-Marc Lamunière que revient la difficile tâche d’achever le front bâti lacustre. Son projet déroge donc à l’image directrice de Saugey en incluant un retournement de la forme urbaine pour offrir une façade clairement ouverte sur le paysage lacustre et terminer le quai par une proportion plus verticale. La conservation de l’ancien enceinte de la villa, marquée par un muret en pierre ainsi que sa barrière en ferronnerie, démontre l’intérêt du concepteur pour l’histoire du lieu, thématique très présente dans les années 1980.

Oeuvre tardive de l’architecte genevois, elle révèle son attachement à l’enseignement d’Auguste Perret (1874-1954) qu’il aborde lorsqu’il travaille à Mulhouse en 1952 pour Daniel Girardet, architecte suisse et élève du maître français du béton armé. Entre le Parc de la Grange et la rade, Lamunière établit une différentiation entre l’expression de la structure, revêtue d’un placage en béton préfabriqué et celle du remplissage non porteur, marqué par la présence d’une pierre naturelle ou de vitrages toute hauteur. L’immeuble révèle des qualités plastiques typiques de la période où les vérandas sont en arc de cercle et les angles à 45° retrouvent droit de citer, à l’instar de bow-window d’édifices cossus que l’on repère aux alentours. Le dessin de certaines loggias, avec cette ouverture en « T » caractéristique, est un hommage à l’architecte américain Louis I. Kahn qu’il rencontre à la fin des années 1960 à Philadelphie.

Façade rue des Eaux-Vives ©pcorsini

Le présence et le rythme de la structure est très clair sur la façade le long de la rue des Eaux-Vives. Elle se perd un peu dans les autres parties du bâtiment. Comme le faisait remarquer l’historien Jaques Gubler lors d’un récent passage à Genève, le dessin précis du joint n’était pas l’affaire de Lamunière : il le laissait régler à ses collaborateurs. On le constate en analysant les assemblages des pièces en béton dont la rencontre ne reflète pas une image très aboutie du squelette structurel qu’elles représentent. De même, le quadrillage des panneaux en pierre ne cherche pas de correspondances avec la partition des fenêtres comme on peut en trouver la trace chez Perret.

Par rapport aux esquisses d’origine, le traitement des angles du volume principal ouvert sur le lac a perdu de sa subtilité par l’emploi de menuiseries métalliques très épaisses qui revêtent presqu’entièrement les deux faces en diagonale. Ces dernières ne devaient couvrir que quatre niveaux et s’apparenter à des jardins d’hiver avec des profils métalliques très fins. Les esquisses d’origine renseignent sur les intentions de base de l’auteur. Une de celles-ci laisse à penser qu’il n’y aurait dû avoir que des éléments en creux. Malheureusement la promotion ayant voulu valoriser au maximum la rentabilité des surfaces, ces espaces extérieurs sont devenus un prolongement de la grande pièce de jour. L’essence même du projet a été dissolu dans une expression peu amène. Il n’en reste pas moins la présence d’un immeuble aux proportions élégantes qui articule la fin de la rade construite et le début des grands parcs.

+ d’infos

1) Philippe Meier, « Immeuble Gustave-Ador 62 » in Philippe Meier (éd.) Marc-Joseph Saugey architecte, édition FAS_Genève, Genève, 2012, pp. 32-33

Adresse de l’immeuble : quai Gustave-Ador 64.

Architectes : Jean-Marc Lamunière & associés, 1978-1985.

Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler. 

> https://www.fai-ge.ch/_files/ugd/cba177_251367fab3ef4103b1c361abda063b59.pdf

Vue de la façade côté lac ©pcorsini
Vue générale ©pcorsini
Jean-Marc Lamunière, « Immeuble Quai Gustave-Ador, Façade lac 1:50, crayon, fusain et craies de couleur sur papier fort, 1979 », catalogue de l’exposition à l’Architecture Art Galerie, Genève, 1987
Jean-Marc Lamunière, « Immeuble Quai Gustave-Ador, Façade lac 1:50, fusain sur papier fort, 1979 », catalogue de l’exposition à l’Architecture Art Galerie, Genève, 1987

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.