Au bord de l’eau (2)

La villa conçue par l’architecte Maurice Braillard entre 1927 et 1932, au bord du Léman, est un des exemples manifestes de la maison moderne lacustre. Ce projet caractérise le rapport intime de l’objet construit à l’eau que Le Corbusier avait magistralement initié dans la désormais célèbre « petite maison » pour sa mère à Corseaux (1923-1924). Là, grâce à la présence d’une des toutes premières fenêtres en longueur de l’histoire de l’architecture, le chantre du Mouvement moderne capte, à l’intérieur de la grande pièce de vie, le paysage alpin grandiose qui s’étend et se reflète au pied de la villa comme une offrande céleste. La modeste intervention dessine la rive en projetant le regard sur cette étendue aquatique qu’ont rêvé les grands maîtres de la peinture naturaliste, de Calame à Hodler. C’était bien avant que la réglementation fédérale ne repousse à plus de trente mètres toute construction en limite des berges naturelles. 

La villa Gallay représente moins une vision d’avant-garde, qu’une manière d’habiter un lieu exceptionnel, avec son implantation les pieds dans l’eau. À cette période l’architecte genevois explore les tenants et aboutissants d’un fonctionnalisme, certes moins dogmatique que celui prôné par l’intelligentsia européenne, en introduisant dans sa production d’alors une intense réflexion sur la question typologique du logement collectif et une inclinaison à la préséance d’un artisanat décoratif dans la définition spatiale de son architecture. Mais cette maison privée le confronte avant tout à une « gestion » de son client et à un long processus qui s’étendra sur deux décennies. C’est une histoire où se mêle les envies pygmalienne d’un maître d’ouvrage qui fait fortune et celle d’un créateur qui tente d’imposer sa vision de la modernité dans ce contexte particulier. C’est aussi l’histoire de tout projet d’architecture et, en cela, il demeure emblématique.

Un processus révélateur. Au départ, il y a Francis Gallay, un industriel en réussite professionnelle qui acquiert une parcelle au bord de l’eau à proximité du château de Bellerive et sur laquelle se dresse un vieille « maison de pêcheur » du XIXème siècle. Souhaitant l’agrandir pour y installer sa famille, il s’adresse alors à Maurice Braillard, la figure tutélaire de la scène architecturale genevoise des années vingt, sans se douter des vicissitudes à venir. Les archives de la Fondation Braillard Architectes recèlent plus de sept cents pièces dessinées qui démontrent toute la difficulté qu’a eue le grand architecte pour parvenir à distiller ses idées et toute la peine qu’il a dû ressentir face aux demandes de modifications incessantes d’un client qui, s’enrichissant un peu à contre courant d’années qui furent sombres pour le reste du monde, se prend au jeu projectuel sans en mesurer les incidences sur le processus d’altération de l’objet architectural.

Vue de la villa vers 1932 ©Fondation Braillard Architectes

L’analyse des diverses études révèle tout d’abord une vaine tentative, presque vouée à l’échec, celle de conserver l’ancien bâti vernaculaire et de l’étendre avec un volume prismatique s’inscrivant perpendiculairement au lac pour avancer les pièces de jour sur le paysage. Puis, patiemment, Braillard tend vers un redessin des façades de l’existant pour conduire le projet vers sa forme définitive. Le client en est finalement convaincu et la conception plastique de la maison qui s’érige ne va pas sans rappeler des articulations volumétriques proches de composition qui ont habité l’âme créatrice d’un Robert Mallet-Stevens ou d’un Adolf Loos. Les ouvertures verticales font place à des fenêtres plus horizontales qui affirment la contemporanéité de l’intervention. En 1933, lors de son achèvement, l’opération démontre une intense capacité de persuasion qu’a réussi à installer Maurice Braillard pour transformer ce qui aurait pu n’être qu’un « bricolage » entre l’ancien et le moderne, en une forme architecturale unitaire et de son temps.

Opération Montchoisy, Genève, dessin août 1929 ©Fondation Braillard Architectes

La villa qui se dresse dans cette année-là réussit le mariage de convictions profondes de Maurice Braillard avec la situation exceptionnelle que ce morceau de territoire renferme : d’un côté la modernité de l’angle ouvert à l’étage qui rappelle ceux de l’immeuble du square B à Montchoisy, de l’autre une forme de maniérisme linguistique qui se ressent par exemple dans l’étrange dessin de la façade d’entrée avec des modénatures tout droit sorties d’un imaginaire riche et complexe et, enfin, un attachement aux décors assemblés ou peints. Appliqués à cette petite échelle, on y retrouve à la fois la force expressive, pour ne pas dire expressionniste, qui se dégage de la fameuse perspective de l’opération urbaine des Eaux-Vives (1929) et, dans le même temps, le raffinement d’un plafond à caisson en bois qui s’affirme comme une réminiscence de certaines « prairies houses » de Frank Lloyd Wright. La ressemblance y est d’autant plus troublante que l’espace du salon de la villa Gallay est également très compressé, qualité qui, selon une légende urbaine, aurait été revendiquée par le maître américain. En effet, on lui attribue la déclaration comme quoi le déploiement d’un volume au-delà d’une proportion liée à sa propre taille, petite en l’occurence, était « a waste of space ». Maurice Braillard a dû quant à lui se résoudre à cet abaissement, non pour des raisons dogmatiques, mais en fonction du nécessaire alignement aux niveaux de la maison existante.

Vue du séjour ©Fondation Braillard Architectes

Cependant le déroulé de ce projet ne s’arrête pas là et devient révélateur de questions plus fondamentales quant à la durée de vie d’un processus de projet. A peine achevée, le client demande de surélever la proéminence de l’angle émergent pour y rajouter une chambre. Cela s’exécute les mois suivants la livraison. La belle harmonie que Braillard avait réussie à composer avec, rappelons-le, la préexistence d’un volume, s’en trouve perturbée. L’architecte travaille encore sur des adaptations programmatiques intérieures. En 1936, lorsqu’il accède à la lourde charge de Conseiller d’Etat du canton de Genève et s’éloigne de son atelier, il en confie la conduite à ses deux fils, Charles et Pierre. C’est le deuxième qui reprend le dossier. Il se confronte à un maître d’ouvrage qui prend alors de manière unilatérale les rennes de la commande. Dans les années quarante, le jeune architecte en subit la pression et ajoute la plus étrange des extensions imaginables, avec un patio latéral flanqué de colonnes aux chapiteaux stylisés qui confèrent à l’ouvrage une spécificité très particulière que l’on ne peut comprendre sans ce court survol historique. Cet assembla hétéroclite ne peut être perçu du promeneur solitaire, mais seulement du navigateur attentif.

Dans l’histoire de l’architecture moderne on compte quelques cas du même registre où l’auteur d’une réalisation se voit confronter la difficile tâche de se voir confier l’extension de sa propre œuvre. Souvent, une forme de détachement, ou une évolution dans sa pensée architecturale, le pousse à des collages dont la cohérence laisse parfois songeur. Seule une critique raisonnée permet d’en comprendre, sans forcément toujours l’apprécier, les raisons multiples qui aboutissent à ce type d’objet hybrides. La villa Gallay en est un des parangons démonstratifs de l’évolution temporelle d’un édifice.

+ d’infos

L’auteur remercie la Fondation Braillard Architectes (https://braillard.ch/), et Monsieur Paul Marti, pour la mise à disposition de documents iconographiques inédits et pour certains jamais publiés préalablement. 

Sur la villa à Corseaux : http://www.villalelac.ch/fr

Vue de la façade nord vers 1932 ©Fondation Braillard Architectes
Vue du rapport au lac vers 1932 ©Fondation Braillard Architectes
Vue de la villa avec l’ajout d’un étage vers 1934 ©Fondation Braillard Architectes
Dessin de l’agrandissement, février 1929 ©Fondation Braillard Architectes
Dessin de l’agrandissement, vue du lac, février 1929 ©Fondation Braillard Architectes
Elévation depuis le lac, août 1929 ©Fondation Braillard Architectes
Elévation depuis l’entrée, août 1929 ©Fondation Braillard Architectes
Elévations avec surélévation, novembre 1931 ©Fondation Braillard Architectes

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.

9 réponses à “Au bord de l’eau (2)

  1. Si on me donnait cette maison, bien-sûr je l’accepterais et j’y vivrais. Elle est peut-être très agréable à vivre. Surtout par sa situation les pieds dans l’eau.

    Mais franchement ce n’est pas la plus grande réussite de Braillard. Je n’aime pas ces toits plats et ce style “cage à lapins”.

  2. Je ne comprend pas non plus le projet d’agrandissement prévoyant des toits en pente bien de chez nous. C’est incohérent avec le projet initial. D’ailleurs, il semble bien que cet agrandissement hétéroclite n’a pas été réalisé.

    En tous cas, si cette propriété m’appartenait, je ferais la chose suivante: je ferais pousser sur la façade des rosiers grimpants. Ça égaierait ces murs gris tristounets.

    1. Le bâtiment avec les toits en pente est celui qui pré-existait sur la parcelle. L’agrandissement est la partie avec le toit plat. Ce projet n’est effectivement pas réalisé. Braillard modifie l’existant en enlevant le toit et en changeant la proportion des fenêtres.
      Des photos couleurs des années 50′ montrent la maison avec de la vigne vierge sur les murs. Cette dernière na pas été conservée.

  3. Magnifique et rigolo, ce fronton un peu arabe.
    Mais pas de garage à bateau, pourtant dans les années trente c’était déjà Riva et Boesch 🙂

  4. Peut-être un chef d oeuvre, mais pour ma part, cette construction est illégale. Qui a donné l’authorisation de construction, sans que ça donne libre passage sur les rives du lac à la population?
    Toutes ces constructions illégales devraient être démolies ou , au moins, reconstruites tout en laissant libre accès au lac à tout le monde.

  5. Cher Collègue,
    Merci pour cette évocation raide mais efficace de ce cas de figure passionnant ; l’aile et son portique vus à l’aide de google 3D ne manquent pas de sel.
    Avec mes remerciements réitérés,
    Jean-François Cabestan
    Université Paris 1

  6. Merci Monsieur Meier, quelle joie de vous lire – c’est un endroit que j’adore.
    Ce sont les maisons alentours (même si certaines sont magnifiques) qui ne vont pas forcément avec celle-ci 😉
    – cela m’a rappelé la villa Müller à Prague…
    https://adolfloos.cz/en/villa-muller

    Ps où s’informer au mieux sur l’aménagement du territoire, l’urbanisme à Genève, & en Suisse (fantastique challenge j’imagine)?
    Merci, et au plaisir de vous connaître (conférences en vue?)

  7. Cher Monsieur,
    C’est passionnant de lire le déroulement de toutes ces péripéties entre le client et son architecte: toutes proportions gardées bien sûr, celles-ci rappellent les conflits des artistes de la Renaissance avec leurs mécènes et leurs papes pourtant plus éclairés…Merci de cette étude très pointue d’un cas de figure particulier!

  8. j’espère cette œuvre classée aux MH protégée et entretenue et mise en valeur
    elle rentre dans la série des œuvres de Corbusier Mallet Stevens, (elle fait penser à la villa Cavrois) etc
    n’en déplaise à certains
    ces architectes ont fait bouger les choses (comme de tout temps)

    si non on vivrait encore dans des grottes avec des plantes grimpantes pour cacher les trous
    Gilles Bruel

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