Les nouveaux totems du skyline new-yorkais (3)

Depuis deux ans elle fait débat. Depuis deux ans son improbable finesse défie les lois de la statique. Depuis deux ans son sommet dépasse celui de la la Freedom tower de quelques mètres, devenant la plus haute tour new yorkaise – sans les antennes – et l’un des immeubles de logements les plus élevés au monde.

Le gratte-ciel dans son contexte ©phmeier

La question qui hante l’esprit des habitants est la suivante : devait-on autoriser un tel dépassement de gabarit par rapport au skyline actuel? Les new-yorkais sont partagés, mais globalement plutôt hostiles. Certains y voient une forme d’arrogance, celle que l’argent de la promotion immobilière effrénée a autorisée au mépris de l’harmonie du paysage urbain, principalement celle observée depuis Central Park. D’autres acceptent l’exploit, celui annonciateur du surpassement par la technique de la vision iconique d’une ville en pleine mutation.

Toujours plus haut? Cette course à la hauteur, qui se déroule par pays interposés a-t-elle atteint ses limites? Si l’on se rapporte à l’infiniment petit qu’explorent les nanotechnologies, il est fort improbable que l’homme ne s’arrête là dans sa recherche de l’infiniment grand – celui de ses ouvrages défiant l’horizon terrestre. Cependant la vraie question que pose le gratte-ciel « 432 Park Avenue », est celle de sa proportion dans cette mégalopole qui s’est construite une identité, celle du fameux « bloc manhattannien » et de sa formalisation qui a déjà été évoquée dans ces chroniques architecturales.

Pour parvenir à construire cette nouvelle ode à la verticalité, il a fallu démolir une icône de la presqu’île : le fameux Drake Hotel dont les façades de briques des années vingt furent irrémédiablement grignotées en 2007 par les pinces des machines, emmenant avec elles, les fantômes des stars – Frank Sinatra, Judy Garland ou Jimmy Hendrix – qui en furent les visiteurs nocturnes éphémères. Le nouvel immeuble ne retient de l’ancien établissement que son adressage « 432 Park Avenue » – pour une entrée effective sur la 57ème rue – et une forme de rigueur du fenestrage que l’architecte du nouvel édifice, Rafael Viñoly, va pousser à son paroxysme : vingt-quatre fenêtres identiques par étage (de 10 pieds sur 10 pieds) réparties sur quatre-vingt-neuf étages, à savoir 2’136 fois le même module s’élevant sur les 424 mètres du gratte-ciel.

La répétition comme thème. Cette approche renvoie au projet de l’architecte allemand Ludwig Hilberseimer lors du célèbre concours pour le siège du journal « Chicago Tribune », en 1922. A l’image du premier concours pour le Palais des Nations de Genève, les intentions conceptuelles qui affluèrent

La même fenêtre du sol à la corniche ©phmeier

par dizaines restèrent couchées sur le papier, mais permirent à bon nombre d’architectes de s’y confronter dans des visions très antagonistes, qui affichèrent au grand jour la querelle des « anciens » contre les « modernes », alors de mise dans le monde culturel occidental de l’entre-deux-guerres.

L’idée principale que ce dessin devenu iconique dans l’histoire de l’architecture moderne véhicule, est celle d’une abstraction extrême générant une volumétrie très pure, annonciatrice d’un minimalisme en gestation, une sorte de « coquille vide », dont l’itération obsessive d’ouvertures identiques prendrait le pas sur une fonction devenue accessoire. Dans les années suivantes, la démarche a été de nombreuses fois formalisée jusqu’à celle aboutie par l’architecte Aldo Rossi pour le columbarium du cimetière de Modène : un cube parfait, perforé de 252 trous carrés s’ouvrant sur un atrium à ciel ouvert et dédié à la mémoire des défunts.

Un projet hors normes. A New York, l’offre programmatique ici proposée – des appartements de

Vue du 38e vers Central Park ©nschwable

surfaces hors normes – s’adresse à des millionnaires prêts à débourser des sommes indécentes en regard de la notion d’accès au logement collectif que l’on peut communément se faire. Un peu plus de cent appartements mis en vente aux plus offrants, avec un plan d’étage sans grande qualité typologique, à l’exception du seul double niveau avec piscine et autre activités communes qui ne vont pas sans évoquer la coupe du Downtown Athletic Club analysée de manière clairvoyante par Rem Koolhaas. Seule reste cette grille fascinante qui s’élève dans le ciel de la métropole, ce mirador pour nantis qui s’offrent la ville à leurs pieds.

Le paradoxe de ce gratte-ciel est qu’il a fallu attendre un architecte uruguayen, plus connu pour ses réalisations internationalisantes et « peu rationalistes », pour voir s’ériger au cœur de Manhattan un volume d’une radicalité que New-York n’avait plus connue depuis les célèbres « Twins ».

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.