Les nouveaux totems du skyline new-yorkais (2)

Ground zero, quinzième année. Le public afflue dans le nouveau parc qui a figé dans un grand vide, l’éradication des deux célèbres « Twins ». L’herbe est rase, les arbres alignés au cordeau, les cheminements pavés de dalles en pierre rythment les pas des visiteurs. Les « private guards » font la circulation, empêchant toute déviation dans le parcours portant à se recueillir face aux deux excavations bordées des trois mille cent trente-deux noms des victimes : deux puits de granit noir à l’emplacement et la dimension exacts des deux tours de Minoru Yamasaki, et d’où jaillit une eau mémorielle. La charge symbolique est forte – trop forte? – et le sentiment d’appartenir à une terre consacrée est omniprésent.

Dans leur vision de la reconstruction du site du World Trade Center, les urbanistes ont donc décidé de remplacer le plein par le vide, comme si le devoir de mémoire ne pouvait s’effectuer que par une sorte de soustraction, ici urbaine, et que construire la ville sur la ville à cet endroit particulier avait été jugé inapproprié. Cette approche, à la fois louable et critiquable, fait surgir la question du remplacement de la silhouette inoubliable des deux tours qui avait marqué, d’une manière que l’on croyait inaltérable, le sud manhattannien pendant près de trente années.

Deux en un. A la gémellité parallèle des prismes purs des années soixante qui jouaient sur une tension interstitielle d’une très grande maîtrise, le vingt-et-unième siècle propose une série de six nouvelles tours aux formes globalement assez modestes – alors qu’on aurait pu s’attendre à une débauche formelle –, qui s’apprêtent à entourer le mémorial. La plus emblématique d’entre elles a déjà pris sa place dans le skyline new-yorkais : la Freedom Tower ou One World Trade Center. Dépassant de sept mètres l’altitude des anciennes « Twins » – hors antenne –, le bâtiment conçu par le groupe SOM (Skidmore, Orwell & Merill) affiche une volumétrie qui allie contemporanéité et efficacité. Une sorte de réinterprétation de la tour de bureau classique, à l’image de celles que les maîtres de la modernité ont érigées dans les années cinquante, et dont on aurait façonné les arrêtes afin de lui conférer une forme particulière.

La tour vue du parc ©phmeier

Cette habileté plastique s’inscrit dans une époque où la question de « pensée visuelle » de l’objet architectural est devenue essentielle. En le confrontant aux théories de la Gestalt, portées par les travaux de Rudolf Arnheim sur la question de la perception de l’œuvre d’art, et que le critique suisse Martin Steinmann a mis en évidence il y a quelques années, peut-on postuler que le bâtiment ne propose rien de plus qu’une belle et élégante déclinaison de l’International Style? La réponse est double. D’une part il y a la présence d’une façade lisse, en verre réfléchissant, tant de fois vue et revue dans l’univers nord américain de la tour de bureaux. Cette conformité n’a pas empêché, d’autre part, la rotation du plan d’étage (un carré qui se tourne de 45 degrés de sa base à son sommet) qui permet au volume de s’affiner visuellement – sans perdre un mètre carré de précieuse surface louée – et ainsi d’être perçu d’une manière assez subtile, faisant ainsi un lointain écho aux théories que Rem Koolhaas avaient développées dans son manifeste Delirious New York (1978).

Au-delà de ces réflexions, on constate que sa silhouette « twistée » commence à pénétrer l’imaginaire collectif. Pour preuve, les séries policières que les chaînes payantes américaines diffusent en boucle sur les écrans, s’appuient sur sa spécificité pour marquer l’ancrage d’un scénario dont l’action se déroule dans la « Grosse Pomme ». Un début de reconnaissance populaire qui devra se confirmer dans celle que l’histoire de l’architecture pourrait lui accorder dans le futur.

+d’infos 

Minoru Yamasaki (1912-1986) a conçu et réalisé le World Trade Center entre 1965 et 1973 (voir également https://blogs.letemps.ch/philippe-meier/2014/09/11/qui-se-souvient-de-minoru-yamasaki/).

Les cinq autres projets du site :

Two World Trade Center (BIG), projet en attente

Three World Trade Center (Richard Rogers), projet en chantier

Four World Trade Center (Fumihiko Maki), construit

Five World Trade Center (Kohn Pedersen Fox Associates), projet en attente

Seven World Trade Center (SOM), construit

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.