Il faut sauver le cinéma Plaza

Dans l’univers impitoyable de l’immobilier du bout du lac, l’annonce, par la voie de la Feuille des avis officiels du canton de Genève du 27 février 2015, concernant la demande de démolition de la salle de cinéma « Le Plaza » sonnerait-elle le glas de ce lieu emblématique des années cinquante, dont la paternité revient à l’architecte Marc-Joseph Saugey? Inexploitée depuis plusieurs années, la salle est depuis peu de temps désaffectée petit à petit dans la plus grande discrétion afin d’accréditer sa nécessaire disparition. La question, qui est posée en filigrane de ce triste événement, est la suivante : jusqu’où le droit légitime de la rentabilité privée peut-il prendre le pas sur l’inestimable valeur culturelle d’un espace architecturale au sens collectif du terme?

Le code « M 7363-2 », que la presse administrative a fait imprimer au sein de sa liste des demandes de permis de démolir, n’est que l’énième épisode d’un imbroglio juridico-financier dans lequel l’Etat de Genève a, dans un premier temps, réussi à classer l’ensemble « Mont-Blanc Centre », mais où le propriétaire, à force d’acharnement, a obtenu du Tribunal fédéral une décision qui casse partiellement celle du classement global. En effet, la mesure de protection envisagée par les autorités genevoises se voit contrainte de détacher la salle de cinéma de ce classement, sous couvert du droit à un obtenir un rendement convenable d’un bien privé. Ainsi ont tranché les juges de Mont-Repos. Dans cet affrontement qui dure depuis plusieurs années, on ne peut s’empêcher de penser qu’on se situe plus dans un « règlement de compte », où « avoir la peau » de l’autre est l’objectif inavoué de la société propriétaire, dans un duel à distance, qui ressemble plus à mauvaise scène urbaine du Far West qu’à une opération réfléchie et constructive. Pour preuve, la demande de démolition est déposée sans aucun projet pour remplacer l’espace dédié au septième art. Un but : détruire. L’ennui, et ce n’est pas le moindre, c’est que l’enjeu cette passe d’armes n’est autre qu’une pièce majeure de la culture architecturale genevoise de la période moderne.

Un cinéma d’avant-garde

Le Plaza c’est d’abord l’insertion très subtile d’un volume dans une cour laissée libre par l’implantation des immeubles de bureau du grand complexe «Mont-Blanc Centre», qui se projette dès l’année 1951 en lieu et place d’anciens bâtiments. Il s’agit d’une des, si ce n’est la, première grande opération de remodelage urbain qui façonne l’image de la ville moderne à Genève. L’architecte propose une agrégation de plusieurs activités (bureaux, commerces, restaurant, cinéma) dans un angle urbain en pente en bas de la rue de Chantepoulet. Il ménage de manière très convaincante un passage couvert, une terrasse pour le restaurant, des trottoirs abrités et une rampe de parking très bien intégrée.

Le Plaza c’est ensuite la première salle en Suisse s’équipant du procédé Cinemascope, adopté et présenté en 1953 par la 20th Century Fox. A la largeur de l’écran requis pour y projeter les films techniquement les plus contemporains de l’époque, se développe une très grande salle de plus de 1200 places avec sa galerie. C’est au moment de son inauguration le cinéma plus important de Genève.

Le Plaza c’est encore la première structure en aluminium jamais construite en Suisse. Développée avec l’ingénieur civil Pierre Froidevaux, elle emprunte au monde de l’aviation ses formes légèrement biaises et arrondies. Visible depuis le foyer d’entrée, elles accrochent les escaliers menant à la galerie

Le Plaza c’est enfin la nostalgie des longues files d’attente des spectateurs, qui des années cinquante aux années quatre-vingt, se sont tenues à l’extérieur, mais à couvert, sur ce sol en caoutchouc posé en légère pente vers les deux caisses situées derrière la paroi de verre qui laissait entrevoir le rideau séparant le monde réel de celui de la fiction. C’était aussi l’époque où se jouaient les grosses productions hollywoodiennes, que l’on ne présentaient pas encore sous le terme globalisé de « blockbusters », et dont on entendait les dialogues à travers le velours rouge, quand par malheur on arrivait en retard. C’était aussi le temps où l’on n’abreuvait pas encore le « client » de seaux de pop corn, ces derniers attendant l’entracte pour s’enquérir du cône glacé désiré que des hôtesses distribuaient avec une forme de grâce.

Une mobilisation citoyenne

Une pétition a été lancée depuis quelques semaines visant à demander aux autorités  genevoises d’entrer dans une discussion pour rendre à ce lieu sa destinée et sa spatialité. Soutenues par plusieurs associations culturelles, cette démarche ne va pas sans rappeler des événements similaires qui se sont déroulés il y a plus de vingt ans, visant également la destruction d’une autre salle de l’architecte Marc-Joseph Saugey, cette fois-ci l’ancien Cinéma « Le Paris » (1955-1957), devenu Manhattan. Après une grande campagne de presse et une mobilisation au niveau national, la salle a été sauvée et est connue aujourd’hui sous le nom de l’« Auditorium Arditi ». Plus proche de nous, les exemples de la salle du « Capitole », rachetée par la ville de Lausanne en 2010, ou de la réhabilitation en cours du cinéma «Empire» à Genève, montrent que des solutions sont toujours possibles. En prenant appui sur ces expériences citoyennes réussies et y mettant de la bonne volonté, il y a assurément dans cette ville des personnes qui sont prêtes à prendre le sujet en considération pour lui trouver une issue favorable. Gageons que cette dernière sera trouvée, pour le bien collectif que représente cette œuvre architecturale.

+ d’infos

Coll. d’auteurs, Le cinéma Manhattan à Genève. Révélation d’un espace, Association pour la sauvegarde du cinéma Manhattan, Genève, 1992

Meier, Philippe, Marc-Joseph Saugey architecte, FAS Genève, 2012

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.

2 réponses à “Il faut sauver le cinéma Plaza

  1. Merci à Philippe Meier d’alerter la population et d’expliquer en quoi il est si important de sauvegarder et de garder notre patrimoine !
    Gardons-le à tout prix !

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