Initié par l’ingénieur forestier Ernst Zürcher, le projet des Sentiers des Savoirs, notamment soutenu par la fondation Zoein, offre à des apprenants-itinérants de tout âge l’occasion de se former à un nouveau métier, ou simplement à une nouvelle activité. Des « passeurs de savoirs », paysans, artisans, scientifiques ou artistes les accueillent dans leur lieu de travail pendant une durée limitée. Les apprenants-itinérants ne se déplacent qu’en marchant sur des parcours choisis pour leur authenticité et leur richesse naturelle.
Mardi 20 octobre 2020, prend racine le projet des Sentiers des Savoirs. Ce jour-là, Bettina Schroeder, pédagogue et spécialiste des pèlerinages, Éric Castex, forestier dans les Landes, Maëva Bourgeois, coordinatrice de formation au Mouvement de l’Agriculture Bio-Dynamique et Ernst Zürcher, chercheur en sciences du bois, se rencontrent tous les quatre pour la première fois. Ils sont attablés au restaurant « Le Bonne Nouvelle » (une enseigne prédestinée !), dans le 10ème arrondissement parisien. Par la fenêtre du restaurant, ils voient défiler les passants masqués. Dans une atmosphère pesante, les quatre commensaux qui se connaissent depuis quelques mois seulement dessinent un autre avenir que celui plombé par le coronavirus. Celui qu’ils imaginent est enthousiasmant, surtout pour une jeunesse en quête d’un vivre autrement et désirant orienter sa vie professionnelle dans la transition écologique et solidaire.
Passeurs de savoirs et apprenants-itinérants
Le projet des Sentiers des Savoirs dont Ernst Zürcher est l’initiateur offre à des apprenants-itinérants, qui toujours marchent de lieu en lieu sans voiture ni transports publics, une formation dispensée par des « passeurs de savoir, de savoir-faire et de savoir-être ». Ces transmetteurs de connaissances résident dans des « lieux hôtes » tels que les fermes, écolieux, ateliers, etc. Ce qu’ils enseignent ? La liste n’est pas close. Déjà ont été répertoriées des activités comme l’agroécologie, le maraîchage, l’apiculture, l’élevage, l’éco-construction, la réparation mécanique, l’alimentation durable, la médecine intégrative, la foresterie, les arts, la musique, etc.
Tout au long de leur parcours dont chaque étape dure au maximum un mois, les apprenants-itinérants s’initient au métier de leur choix et de leur rêve. Elles ou ils peuvent rencontrer successivement les mêmes transmetteurs de savoir (des vanniers par exemple, habitant des lieux différents) ou découvrir d’autres disciplines selon leur désir. La durée totale de leur voyage au cours duquel ils traversent des paysages choisis pour leur intérêt et leur beauté n’est pas limitée (lire « Déroulement du périple » ci-après). Avant leur départ, les candidats sont épaulés si nécessaire par un coach qui les aide à organiser leur périple et leur séjour auprès des enseignants-praticiens, et qui les accompagnera peut-être sur un premier bout de chemin.
Les porteurs de savoirs ne sont pas nécessairement établis dans un endroit fixe. Ils peuvent aussi être mobiles et se déplacer de lieu en lieu, accompagnés ou non de leurs apprentis. Ainsi tel botaniste expérimenté va initier à la botanique des fermiers souhaitant parfaire leurs connaissances dans cette discipline, et faire par exemple un inventaire floristique des lieux pour en identifier les richesses à protéger.
Une plateforme numérique internationale
Les Sentiers des Savoirs vont se développer dans un premier temps en France, en Suisse et en Belgique. Ils seront avec le Revenu de transition écologique (RTE) la cheville ouvrière d’une future plateforme numérique de la fondation Zoein qui vise trois objectifs :
- Offrir une formation dans les métiers de la transition, par des stages sur le terrain. Il s’agit d’une solution complémentaire au système d’enseignement classique. Donc il n’est pas question de se couper des écoles, universités et instituts mais au contraire de s’ouvrir à ces derniers.
- Donner de la visibilité aux acteurs de la transition sur les territoires, trop souvent très éloignés les uns des autres. Grâce à une cartographie en ligne, ces acteurs peuvent créer et actualiser leurs profils avec des capsules vidéos, des tutoriels, une bibliothèque des bonnes pratiques, etc.
- Mettre en réseau les acteurs et les accompagner dans la création de coopératives de transition écologique (CTE). La plateforme encourage le dialogue et le partage d’expériences à l’échelle communale, cantonale ou régionale. « Grâce au soutien d’une équipe d’experts membres de la fondation Zoein, souligne Sophie Swaton, les apprenants-itinérants pourront rejoindre une coopérative de transition écologique (CTE) ou en fonder une nouvelle si elle n’existe pas. La CTE est le laboratoire d’expérimentation du Revenu de transition écologique, son réservoir de savoir-faire et son poumon économique et financier ».
Imaginons une personne qui souhaite se former à l’ébénisterie ou compléter ses connaissances dans cette discipline. Elle va rencontrer des formateurs dans différents lieux d’accueil. Après des mois de perfectionnement, elle envisage de développer sa propre activité mais manque notamment de moyens financiers. Intégrée dans une coopérative de transition écologique (CTE), elle peut non seulement bénéficier d’un revenu de transition écologique (RTE) mais aussi de précieux conseils juridiques et pratiques pour faire démarrer sa nouvelle entreprise. Une fois prospère, celle-ci affiche des résultats dont une partie sera versée à la CTE qui en fait bon usage pour soutenir d’autres apprenants-itinérants. Un cercle vertueux est ainsi créé dans un esprit de partage et de solidarité.
L’écolieu Langenberg, en Alsace
D’autres organisations, comme Terre et Humanisme, se sont déclarées intéressées à devenir partenaires du projet. En France, les Sentiers des Savoirs sont représentés par une association dont le siège est à Wissembourg, au nord de l’Alsace, dans l’écolieu Langenberg. A cheval sur la frontière franco-allemande, ce site encore en chantier rassemble des Français et des Allemands de plusieurs générations. Il devrait à terme héberger une cinquantaine de résidents. « La transmission des savoirs et le vivre ensemble dans un environnement riche en permaculture sont les fondements de Langenberg », souligne Maëva Bourgeois. Ce sera un lieu de départ privilégié – et non le seul – pour les apprenants-itinérants. Ceux-ci, tout comme les personnes-hôtes qui les accueillent, adhèrent à ladite association. Laquelle répertorie les activités des « lieux-hôtes », la nature des savoirs qui sont transmis, les capacités d’hébergement, les curiosités locales à ne pas manquer, etc.
La marche, un éveil de la conscience
« Il n’y a pas de plus haute spiritualité que la marche ! » C’est cette intime conviction qui a incité Ernst Zürcher à imaginer la formule des Sentiers des Savoirs. Entre deux lieux d’accueil, les itinérants marchent, découvrent de nouveaux paysages, font des rencontres insolites. Ils voyagent à l’image des Compagnons du Devoir qui parcourent encore la France, la Suisse et bien d’autres pays au cours de leur formation individuelle, personnelle et professionnelle. Mais à la différence de beaucoup de compagnons actuels, ils ne se déplacent qu’à pied. « Réaliser par la marche une véritable transition intérieure, sans laquelle toute transition extérieure serait vaine, c’est l’essence même de ce projet », souligne Ernst Zürcher qui préfère parler de « compagnons du vouloir ».
Dès le plus jeune âge, le forestier s’est passionné pour la marche. De Ropraz (VD), son village d’enfance dans la région du Jorat, à la prochaine station de bus le conduisant à son collège de Moudon ou plus tard à son gymnase de Lausanne, le jeune Ernst parcourt des kilomètres à pied. En 2009, il réalise son rêve de jeunesse : rejoindre la mer, en marchant, sac à dos. En 26 jours, il part seul de Chancy (GE), la commune la plus occidentale de Suisse pour rejoindre Cassis, dans les célèbres Calanques près de Marseille, en passant par le Parc naturel régional de Chartreuse, le pied du Vercors, le massif du Luberon, la Provence et le port de la Ciotat. « J’ai découvert que nous sommes beaucoup plus libres que nous ne l’imaginons, se souvient-il. En très peu de temps, nous pouvons aller partout, comme de la Suisse à la Méditerranée en moins d’un mois ». Dans la foulée, Ernst Zürcher a ensuite relié la Méditerranée à l’Atlantique, toujours à pied, en passant par le pays cathare qu’il affectionne particulièrement. La marche, c’est donc pour l’initiateur des Sentiers des Savoirs la clé de toute réalisation humaine joyeuse et pérenne. Le philosophe Henri Bergson ne dit pas autre chose en affirmant que « l’unique moyen de savoir jusqu’où l’on peut aller, c’est de se mettre en route et de marcher ».
Reflet d’un monde qui émerge
Les membres de la fondation Zoein partagent cette vision. « En cheminant sur ces Sentiers des Savoirs, par ses multiples rencontres, la personne se transforme intérieurement en même temps qu’elle s’initie à la pratique d’un nouveau métier. C’est la dimension relationnelle, spirituelle et transformative du projet ! » observe Caroline Lejeune, chercheur en écologie politique à l’Université de Lausanne (UNIL) et membre du conseil scientifique de Zoein. Par ailleurs, constate Franco Gamarra, ingénieur en environnement et co-créateur du projet, « les Sentiers des Savoirs sont le reflet d’un monde qui émerge dans les bouleversements engendrés par le dérèglement climatique, la destruction des écosystèmes et la multiplication des pandémies. Plus que jamais, nous devons faire preuve d’esprit communautaire et de résilience ».
Témoignages de candidates
Les premiers candidats aux Sentiers des Savoirs n’ont pas toujours une idée précise du métier auxquels ils souhaitent être initiés. « Lors des étapes d’apprentissage, relève Camille (23 ans), j’aimerais croiser des adeptes de la permaculture, de la culture biologique du jardin, ou bien encore des éleveurs de chevaux ou de chèvres. Apprendre à faire du fromage et du pain, à reconnaître les plantes comestibles et curatives, à créer des produits ménagers et hygiéniques ou encore à construire une maison, tout cela m’intéresse ». Animatrice nature de métier, Camille visualise cette aventure comme une occasion de s’instruire « pour construire le monde de demain ». A ses yeux, la transition écologique est une impérieuse nécessité. Dès lors, parcourir les Sentiers des Savoirs, c’est pour elle qui aime particulièrement voyager à pied « joindre l’utile à l’agréable ». Nul doute que la transition extérieure passe par la transition intérieure ; c’est une « introspection personnelle étendue à la biodiversité ».
Laure (60 ans) souhaite quant à elle « cumuler deux grands plaisirs : la randonnée et la découverte de paysages et de nouvelles personnes ». Institutrice pendant 24 ans en Lorraine au sein de quartiers défavorisés, détentrice d’un CAP de dessinateur industriel et d’un diplôme de génie de l’environnement, elle a finalement choisi l’enseignement parce qu’elle aime apprendre et faire découvrir ce qu’elle a appris. Installée depuis 10 ans dans le Jura français, veuve et retraitée, elle est prête à se laisser surprendre par l’imprévu. « J’adore trouver ce que je ne cherche pas ». Elle n’a donc pas encore une idée précise des compétences qu’elle pourrait développer lors d’une marche sur les sentiers des savoirs. En revanche, Laure est toute disposée à offrir l’hospitalité à des « apprenants-itinérants » dans sa maison construite tout en bois massif, autonome en énergie, équipée de toilettes sèches, de récupérateurs d’eau de pluie et dont le jardin attenant accueille des abeilles, des poules, un portager et un verger. Plus écolo, tu meurs ! Ecrivaine à ses heures (elle est auteure du livre Hasard et perception – Gabriel aux éditions les 3 colonnes), elle relève avec le sourire qu’« accueillir du monde, c’est une façon de voyager en restant sur place ».
Pour un réseau des réseaux
« Invisible comparé au monde de la publicité et des multinationales dont l’influence n’a jamais été aussi grande, le monde de la transition gagne cependant du terrain jour après jour », relève Ernst Zürcher. Il y a une vingtaine d’années, certains métiers, certaines pratiques étaient encore inconnues du grand public. Comme les Repair Cafés qui permettent de réparer des objets endommagés auxquels on tient grâce à l’aide de spécialistes de la réparation. Une manière efficace de lutter contre le gaspillage des ressources et la montagne de déchets. Autre exemple, parmi bien d’autres, l’utilisation de thés de compost ou de préparations dynamisées dans l’agriculture. Ces techniques développées à partir de matières organiques ou minérales d’origines diverses renforcent l’épanouissement des plantes. Elles sont de précieux alliés des paysans dans leur combat contre la dégradation des sols. Les nouveaux ou anciens métiers revisités sont toujours plus nombreux. A chacun de ces derniers correspond un réseau : celui des maraîchers bio dans un département français, des permaculteurs en Suisse romande, des apiculteurs dans le canton de Neuchâtel, etc. « Mais chaque micro-réseau reste dans l’entre-soi, constate le forestier. Il manque un réseau des réseaux qui permettrait aux uns et aux autres de se connaître mutuellement ». Le projet des Sentiers des Savoirs est précisément un moyen idéal pour mettre en relation tous ces réseaux qui poursuivent le même objectif de transition écologique et solidaire.
Système original de financement
Fort de son expérience d’enseignant, notamment aux Écoles polytechniques fédérales de Zurich et de Lausanne ainsi qu’à l’Université de Lausanne et à la Haute école d’ingénieurs du bois à Bienne, Ernst Zürcher a rencontré des étudiants ne souhaitant pas se limiter à une formation principalement destinée à l’industrie et formatée pour elle. Ils sont « en attente » d’autre chose, d’une reconnexion avec le vivant. Comme l’argent ne doit pas être un obstacle à plusieurs mois de cheminement sur les Sentiers des Savoirs, un système original est mis sur pied : pour l’hébergement et la nourriture des itinérants, les lieux-hôtes en France sont rétribués 25 euros par nuit. L’itinérant ne paie qu’une participation de cinq euros. Des fondations et mécènes se chargent des 20 euros restants. Parmi ces derniers, le mouvement suisse des Grands-parents pour le climat, reconnu d’utilité publique, pourrait éventuellement rassembler des donateurs potentiels qui seraient particulièrement motivés, et même opter pour un mode de parrainage de jeunes itinérants-apprenants. « Dans cette catégorie d’âge, observe Ernst Zürcher, nombreuses sont les personnes disposant d’une épargne qui pourrait en partie être utile aux nouvelles générations en quête de conversion. Mieux vaut utiliser cet argent pour nourrir de beaux projets que le portefeuille des grandes banques ! » Pour les hôtes passeurs de savoirs, l’apport financier peut aussi s’avérer précieux, notamment pour des paysans en grande fragilité financière. Recevoir plus de 700 euros supplémentaires en un mois (pour un seul apprenant itinérant), ce n’est pas rien pour toute une famille d’agriculteurs qui gagne parfois à peine plus de 1000 euros mensuels !
Place aux nouveaux troubadours
Si les apprenants-itinérants font penser aux Compagnons du Devoir, les artistes invités à participer aux Sentiers des Savoirs font penser aux troubadours. « Offrir de la beauté sur place, chez des paysans ou des artisans qui n’ont ni le temps ni l’énergie d’engager des artistes, c’est aussi une priorité », souligne Ernst Zürcher. Musiciens, chanteurs, danseurs, conteurs, jardiniers experts en art floral ou sculpteurs sont invités à visiter les lieux-hôtes et les animer avec des fêtes, des créations, des spectacles ou des expositions ouverts au public. Le vrai, le beau, le bon (lire ci-dessous) sont trois valeurs indissociables et garantes de la réussite du projet des Sentiers des Savoirs. Philippe Le Bé.
Déroulement du périple
- Les itinéraires peuvent être conseillés, mais pas imposés (car le chemin est aussi le but !).
- Après un entretien sur ses motivations (pas d’examen d’entrée) et son adhésion à l’association, l’itinérant reçoit un carnet de route qu’il fera tamponner par ses hôtes ainsi qu’un tampon « itinérant ».
- Les hôtes (et les sympathisants accueillants) auront, de même, chacun leur livret d’accueil qu’ils font tamponner par les itinérants, et leur tampon « hôte ».
- L’itinérant devra si possible prendre contact avec les lieux en avance pour savoir s’il y a de la place.
- La durée maximum d’apprentissage sur un lieu est fixée à un mois. Nous voulons encourager le mouvement : « marcher est le moteur ».
- Les hôtes pourront signaler leurs besoins. Ex : visite d’un botaniste, événement artistique, etc.
- Il n’y aura pas d’examen de sortie.
- Nous ne fixons pas de durée maximum sur Les Sentiers des Savoirs.
- Et un festival annuel itinérant !
- Et des troubadours qui voyagent de lieu en lieu ! (Source : Association Les Sentiers des Savoirs, France)
Le vrai, le beau, le bon
« La simplicité véritable allie la bonté à la beauté. (…) La beauté, c’est la splendeur du vrai ». Ainsi s’exprimait Platon.
Le vrai, la beauté, la bonté, une trilogie dont sont imprégnées les initiatives de revenu de transition écologique (RTE) comme les Sentiers des Savoirs.
Le vrai, c’est donner au travail sa vraie valeur : permettre à l’être humain d’évoluer vers une plus grande conscience de ce qu’il est et de ce que sont les autres. Le travail, non plus vécu comme une corvée ou comme le moyen de s’enrichir matériellement en « gagnant sa vie », mais comme la meilleure manière d’être reconnu dans ce que l’on peut offrir de meilleur. Clé de voûte du RTE, la coopérative de transition écologique permet aux plus démunis et aux personnes à la recherche d’une autre voie professionnelle d’œuvrer vraiment pour le bien commun. L’argent n’est plus un vain objectif de vie mais un moyen d’huiler tout un rouage économique et social, favorable aux écosystèmes de notre planète.
S’initiant à un métier par la marche et des rencontres vivifiantes, l’apprenant qui chemine sur les Sentiers des Savoirs réalise lui aussi quelle est la véritable finalité du travail : se construire intérieurement par la relation à l’autre. Sa vie a désormais un sens.
La beauté est indissociable du travail bien fait, de « la belle ouvrage ». Enfin reconnu pour ses talents, l’artisan ou le paysan prend à cœur de faire au mieux tout ce qu’il entreprend. Dès lors, l’objet confectionné ou réparé tout comme la parcelle de terrain cultivée se déploient dans une harmonie naturelle et organique. Dans les sentiers des savoirs, les artistes ont la part belle, offrant tels des troubadours leurs musiques, chants, et danses à un monde assoiffé d’une beauté oubliée dans notre monde déshumanisé.
La bonté, enfin, ne se clame pas mais se manifeste subtilement dans la confiance de celui qui « donne » en celui qui « reçoit ». Le bénéficiaire d’un RTE sait que le jour viendra où, ayant développé son activité devenue florissante, il aidera à son tour d’autres personnes à se réaliser. Quant aux marcheurs des sentiers des savoirs, ils tissent au fil des rencontres des liens d’affection d’autant plus solides qu’ils sont le fruit d’une transmission authentique des valeurs les plus précieuses. PLB
Un artisan-académicien
A l’image des Sentiers des Savoirs qui laissent une large place à l’aventure et à la découverte, le parcours de vie d’Ernst Zürcher a sillonné des chemins bien éloignés d’une autoroute monotone et rectiligne. Après seulement deux ans d’études d’ingénierie forestière à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ), il jette l’éponge en 1971, estimant qu’à 20 ans le jeune académicien qu’il est ne peut décemment pas diriger des équipes de forestiers, des praticiens qui en savent bien plus que lui. Cette prise de conscience va accompagner Ernst Zürcher durant toute sa vie professionnelle.
Après avoir abandonné provisoirement ses études académiques, Ernst Zürcher se fait engager comme employé communal et bûcheron de sa commune à Ropraz, dans une activité en plein air et au sein de la forêt du Jorat. Puis, souhaitant se faire quelque peu oublier par l’armée qui le presse à faire un service militaire très éloigné de son éthique, il décide de quitter la Suisse pour le sud de l’Europe puis pour l’Afrique du Nord, où un ami l’a rejoint. Au terme d’un long et compliqué périple qui les mène jusqu’en Ouganda, au Kenya et en Tanzanie, le jeune Ernst retourne en Suisse en passant par l’Inde et l’Afghanistan pour y entreprendre des études de biologie à l’Université de Lausanne durant quatre semestres. Des études interrompues à deux reprises ! « Je me passionnais pour une matière mais, très vite, il aurait fallu passer à autre chose pour la préparation des examens ». Tout un été, il reste concentré sur la géologie au lieu de travailler toutes les branches de front, avant de finalement ranger tous ses livres et d’entreprendre un apprentissage de fromager. C’était le métier de son père ainsi que celui de ses deux frères. Cette fois, le plus âgé des apprentis de sa volée va jusqu’au bout d’une formation qui dure deux ans. « La fromagerie, c’est une profession très méticuleuse et très physique à la fois », sourit-il aujourd’hui. Il aura fallu cette initiation à un métier manuel pour qu’Ernst Zürcher se sente enfin prêt à achever, avec facilité, des études d’ingénieur forestier commencées sept ans plus tôt à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ).
Profil bas à l’armée
Le rebelle n’a finalement pas pu échapper au service militaire. Alors il décide de se faire le plus discret possible pour ne pas avoir à monter en grade. Bien que parfaitement bilingue, il ne parle pas un mot de suisse allemand. Lors des séances de formation, il s’abstient de toute parole, ne répond spontanément à aucune question posée. Un jour finalement, compréhensif, son capitaine le convoque pour lui signifier que l’armée n’insistera pas pour le convaincre de grader et le laissera désormais tranquille.
Au Rwanda sous tension
Mais pour Ernst Zürcher, la vie ne peut être un fleuve tranquille. Enfin ingénieur forestier diplômé de l’ETHZ et docteur en sciences naturelles de la même institution suite à une thèse sur la morphologie des arbres et l’anatomie du bois, il est nommé responsable du programme d’appui au Département de foresterie de l’Institut des sciences agronomiques du Rwanda, pour le compte de la coopération suisse. En décembre 1988, il s’envole donc avec son épouse Christiane, infirmière de formation, et ses deux enfants au « pays des mille collines », anciennement aussi appelé « les Monts de la lune » . Si les deux premières années demeurent relativement calmes, la guerre civile rwandaise éclate en octobre 1990. Représentant la communauté suisse dans le sud du pays, Ernst Zürcher est aussi responsable de la colonne d’évacuation en cas de crise majeure. Une vingtaine de voitures sont prêtes à tout moment à quitter le pays pour la frontière la plus proche. Fuir ou rester ? « Nos collègues rwandais nous le disaient : si vous quittez le pays, ce serait laisser entrer le diable dans la maison. Sans regard extérieur, le pire serait à craindre », se souvient Ernst Zürcher. Qui décide de demeurer au Rwanda jusqu’en 1992. « C’est la scolarité de nos deux enfants qui nous a finalement incités à partir. Sinon, nous serions restés encore plus longtemps », se souvient-il. Deux ans plus tard, entre avril et juillet 1994, un génocide fait plus d’un million de victimes dans le pays. « Notre cuisinier, son petit garçon et un autre membre de notre personnel, tous des Tutsis, ont été massacrés ».
Recherche et enseignement
De retour en Suisse, Ernst Zürcher rend visite à ses anciens collègues de l’ETHZ qui lui demandent de revenir dans la grande école, non plus en qualité de simple assistant mais comme chargé de cours en sciences du bois. Parallèlement, il enseigne à l’École d’ingénieurs du bois, à Bienne, affiliée à la Haute école spécialisée bernoise. Au sein de cette dernière, le professeur réalise des projets de recherche en chronobiologie, physique et technologie des essences tempérées et tropicales. Il est aussi chargé de cours en sciences du bois à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) ainsi que pour un module « Foresterie » au niveau du Master durabilité de l’Université de Lausanne. Une riche palette d’enseignement qui prendra fin entre 2019 et 2020.
Anatomie fonctionnelle
De la foresterie au matériau bois, Ernst Zürcher a développé une grande expertise ainsi qu’une approche didactique originale. « Je commençais mes cours à l’envers », souligne-t-il. A ses yeux, ce ne sont pas les cellules qui font les plantes mais les plantes qui font les cellules. « Il faut toujours chercher quel est l’organisme de référence, à tous les niveaux ». Habituellement, dans un enseignement scientifique classique, sont d’abord étudiés les éléments chimiques, puis la chimie organique. S’ensuit une narration de l’apparition de la vie à partir du monde minéral et végétal jusqu’aux organismes vivants toujours plus complexes. « Or partir d’un organisme visible, comme un arbre, c’est bien plus intéressant ! ». De quoi cet arbre a-t-il besoin pour tenir encore debout après deux siècles d’existence ? On étudie comment il s’alimente en eau, capte l’énergie solaire pour réaliser la photosynthèse, stocke ses nutriments pour résister au froid de l’hiver, bref on cherche à savoir comment il fonctionne. « Il s’agit de passer de l’anatomie descriptive à l’anatomie fonctionnelle, non plus avec un regard purement analytique, mais avec un regard intelligent, qui essaie de déceler des liens entre les phénomènes ». Au niveau du vivant : si tel organisme se présente de telle manière, avec ses caractéristiques propres, c’est qu’il a bel et bien une fonction à remplir.
Penser le monde invisible
Inspiré par l’épistémologie de la pensée Goethéenne de Rudolf Steiner et par sa Philosophie de la Liberté, Ernst Zürcher reconnecte la perception, toutes ces informations que nous livrent nos sens de manière passive, à la pensée active. « Tant que notre perception de la réalité n’a pas été pensée, elle n’a aucune signification. Prenez une bouteille d’eau. Tant que j’ignore sa fonction, qu’elle peut contenir un liquide désaltérant, qu’elle est dotée d’un bouchon avec une structure bien particulière, etc., tant que je n’ai pas ‘pensé’ cette bouteille, elle ne me sert à rien ». Dès lors, c’est parce que nous ne savons pas encore « penser » le monde invisible qu’il nous est encore étranger. Dans son livre « Les arbres entre visible et invisible » (2016, Actes Sud) comme dans le film documentaire La Puissance de l’arbre qu’il a réalisé avec Jean-Pierre Duval , Ernst Zürcher nous révèle les aspects insoupçonnés de ces gardiens du temps dont l’existence nous est indispensable. En tentant de comprendre comment les arbres fonctionnent, nous découvrons par exemple la richesse des moyens de communication qu’ils ont développés entre eux !
Concernant plus généralement la nature, le chercheur qui aime décidément les retournements de la pensée, nous suggère une nouvelle prise de conscience : « Nous savons quelle est la nécessité de la nature pour l’homme. Elle nous offre de quoi nous nourrir, nous vêtir, nous loger, etc. Mais que savons-nous de la fonction de l’homme pour la nature ? Autrement dit, qu’attend-elle de nous ? » Poser cette question, c’est mettre l’Homme à sa juste place, non pas dans une attitude dominatrice mais dans une attitude de respect du vivant sous toutes ses formes. PLB