Triptyque, le chant de trois solitudes sublimées

Judith et Holopherne, Écho et Narcisse et La Dame de la mer sont les trois volets de Triptyque, une création de François Debluë et René Falquet qui sera présentée le jeudi 9 février 2023 à Lausanne. Quand l’art lyrique, l’art dramatique et la musique font alliance de cette manière, le résultat est enchanteur. Une plongée dans l’univers bouleversé de trois femmes d’exception à ne pas manquer.

 

 Judith, Écho et Ellida, trois femmes qu’un tragique destin a plongées dans la solitude d’un amour impossible mais qui, au fil des épreuves, entrevoient un filet de lumière : celle de la résilience. Ainsi se déplie Triptyque, une magnifique et envoûtante création mise en verbe par François Debluë, écrivain, poète et enseignant, et mise en musique par René Falquet, compositeur, directeur de chœur et chef d’orchestre.

A genoux, silencieuse sur la scène dans sa longue robe verte en lin de style soufi, la chanteuse lyrique Hélène Pelourdeau (notre image d’introduction) ouvre le spectacle, dans la peau tourmentée de Judith, veuve inconsolable. Le piano de Virginie Falquet entame une marche funèbre. « Peur du froid, peur du bruit sourd des entrailles là où la terre a tremblé » chante la riche, belle et pieuse Judith, d’une voix tantôt puissante quand le piano se fait volcanique, tantôt tendre, mais toujours en profonde détresse. Authentique, le geste de la chanteuse-comédienne est convaincant.

 

Judith et Holopherne, une héroïne inconsolable

Selon le récit puisé dans l’Ancien Testament, Judith, dans la solitude de son veuvage, parvient à libérer les Israélites qui se sont réfugiés dans la ville de Bethulie. En effet celle-ci est assiégée par les troupes assyriennes commandées par Holopherne, général en chef des armées de Nabuchodonosor, roi de Ninive. Mais l’héroïne s’introduit dans le camp ennemi avec sa servante, séduit chastement Holopherne, l’enivre et profite de son sommeil pour le décapiter. De retour à Bethulie, elle fait suspendre la tête de son ennemi aux remparts de la ville. A cette vue, les Assyriens, démoralisés, prennent la fuite.

Mais ce n’est pas cette scène de décapitation, castration symbolique immortalisée par la célèbre peinture du Caravage, que François Debluë met en relief dans son récit poétique publié en 1989. C’est la souffrance solitaire d’une femme fidèle qui vient de perdre son mari. Qu’importe l’exploit héroïque !« Et pourtant ni l’allégresse de ton peuple, ni les jours ni les ans t’ont rendu celui que tu aimais tant, celui que ton cœur aime encore », nous dit Judith qui se parle à elle-même.

 

Une œuvre musicale durchkomponiert

 Dans les trois tableaux de Triptyque, ce sont les textes qui inspirent les couleurs musicales, les leitmotive, les différents thèmes qui s’enchaînent avec, toujours en toile de fond, cette marche funèbre autour de laquelle tout s’articule. « Ce n’est pas un soprano accompagné par un piano mais un piano concertant » souligne René Falquet dans un entretien qu’il nous a accordé avec François Debluë et Hélène Pelourdeau. Remarque qui vaut également pour les clarinettes (si bémol et basse) jouées par Jean-Samuel Racine dans les deuxième et troisième tableaux de Triptyque (Écho et Narcisse ainsi que la Dame de la mer). Il s’agit d’un chant durchkomponiert, c’est-à-dire d’une mélodie qui suit au plus près le déroulement du texte, comme dans les œuvres de Wagner. Cette approche permet de construire une musique sur mesure (sans jeu de mots !) en préservant la progression dramatique du texte poétique.

 

 

Écho et Narcisse, une femme amoureuse…sans écho

 Comme il l’a fait pour Judith et Holopherne, François Debluë revisite également les Métamorphoses d’Ovide dans le second tableau Écho et Narcisse, tout en respectant l’essentiel de l’œuvre originale. Dans cette dernière, sans cesse trompée par son époux Jupiter (Zeus), Junon (Hera) ne parvient pas à prendre celui-ci en faute. Plusieurs fois sur le point d’y parvenir, elle est systématiquement distraite par Écho qui l’entraîne dans d’interminables discussions. Devinant le stratagème de la nymphe trop bavarde, elle la condamne à ne pouvoir répéter que les derniers mots qu’elle vient d’entendre. Privée de parole, Écho tombe cependant follement amoureuse de Narcisse sans jamais pouvoir lui avouer son amour. Entre elle et le jeune homme se mirant dans les eaux dormantes et n’aimant que lui-même, c’est un amour impossible.

Dans son poème écrit l’été 2022 pour Triptyque, François Debluë (ici à gauche) donne la parole à Écho (Hélène Pelourdeau) qui chante sa douleur : « Seule me reste ma voix, ma faible voix, ma voix de jeune veuve qui n’eut pourtant ni mari ni amant ». Des tourments qui font écho à ceux de Judith et, nous le verrons, à ceux de La Dame de la mer. Loin d’être complètement éthérée, la nymphe revisitée est très sensuelle et charnelle ! Quant à Narcisse, il ne s’exprime pas en direct mais par la voix du récitant Matthias Geissbuehler. « Les mythes sont faits pour évoluer », sourit l’auteur.

 

 

L’ombre du Sacre du Printemps  

 René Falquet avoue avoir été quelque peu songeur avant de se lancer dans l’écriture musicale d’Écho et Narcisse. Il lui fallait créer une ambiance émanant non seulement des personnages mais aussi de la nature bien présente dans le mythe, avec ses forêts, ses étangs. « Fallait-il écrire du sous-Ravel ou du sous-Debussy ? », s’est demandé René Falquet. « Ou du sur-Falquet ! », réplique un brin malicieux François Debluë. Et c’est assurément ce qui a été choisi. Le compositeur s’est notamment inspiré de l’ambiance, du climat que nous offre Le Sacre du printemps (dans Les danses des adolescentes), célèbre ballet composé par Igor Stravinski, une œuvre qui lui est particulièrement chère.

Dès lors, pour exprimer tantôt la violence des forces telluriques qui chamboulent Écho, tantôt le reflet des eaux calmes qui hypnotisent Narcisse, rien de mieux que la clarinette basse « qui peut jouer très fort et très doux, très aigu ou très grave ». Jean-Samuel Racine alterne virtuosité et sons filés en symbiose avec le piano de Virginie Falquet, maître du tempo dans une œuvre où le risque est grand de perdre ses collègues en cours de route. « Le chant et la clarinette basse naviguent sur deux fréquences différentes, comme si nous ne nous comprenions pas, souligne Hélène Pelourdeau. Flou rythmique et improvisation ne doivent pas nous faire perdre le fil ! ».

 

 

La Dame de la mer, au commencement était la fin

 Dernier tableau, La Dame de mer a été le déclencheur de la création de Triptyque. En 2018, François Debluë  publiait un livre reprenant l’œuvre théâtrale de Henrik Ibsen sous une forme poétique, avec des séquences chantées et dialoguées, de nouvelles relations entre les personnages dont certains étaient écartés, tout en respectant l’esprit d’origine de la pièce créée en 1889. En novembre 2018, son texte mis en musique par son ami René Falquet (ici à gauche) faisait éclore un drame lyrique en cinq actes, présenté au théâtre de l’Oriental à Vevey. Hélène Pelourdeau tenait déjà le rôle d’Ellida, La Dame de la mer. Eu égard au grand succès de l’opéra, François Debluë s’est dit qu’il serait judicieux d’aller plus loin. D’où la naissance de Triptyque.

 Comme dans les deux tableaux précédents, nous retrouvons une femme éplorée, Ellida, tourmentée par son amour secret partagé avec un marin, l’Étranger, à qui elle a donné sa parole. « Exilée où je suis, étrangère où je vais, c’est un Étranger qui m’appelle », chante-t-elle, dans sa longue robe blanche qui la fait ressembler à Antigone. Son mari, le docteur Wangel, magnifiquement interprété par le baryton Matthias Geissbuehler, désarçonné par la passion mortifère de son épouse, finit par l’inviter à rejoindre son bien-aimé. Transcendée par cet amour qui la rend libre, Ellida laisse partir le marin et choisit de rester avec son mari.

 

Un trio de résilience

La volte-face d’Ellida qui lance à son marin « vous ne me faites pas peur ! Vous êtes désormais mort pour moi, un mort surgi de la mer et destiné à y retourner », c’est une forme de résilience. Tout comme celle vécue par Judith qui se dit à elle-même « ton cœur se réjouit qui sait sa peine accomplie ». Ou encore celle dont Écho fait l’expérience. En disparaissant corps et âme, la nymphe donne vie à la nature métamorphosée : « À chaque printemps désormais parmi les prairies et les secrètes clairières c’est un parfum d’improbables fiançailles âcre et têtu que les dieux en mémoire de Narcisse continuent de répandre ». Au-delà de la souffrance, même au-delà de la mort, il y a la Vie.

 

 Lausanne, Casino de Montbenon, salle Paderewski, jeudi 9 février 2023 (20 h.). Réservations : monbillet.ch / 024 543 00 74.

 Autres représentations : samedi 25 février 2023 (20h.) au domaine de la Doges, La Tour-de-Peilz et dimanche 26 novembre 2023 au Lieu (17h.) dans le cadre des Rencontres Culturelles de la Vallée de Joux

 

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)