Moi, ta bagnole

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends… Moi, je suis ta préférée, ta chose. Il y a, dans l’ordre secret de ton âme, moi, ta femme et ton chien. Moi, je suis ta bagnole, auto-immobile la plupart du temps, qui dors sur la place que la loi urbanistique m’a réservée, tout près de chez toi. Dès que tu sortiras pour aller chercher ton pain, dans la grande surface que l’on a tout spécialement conçue pour moi, bien à l’écart de la ville, tu ne pourras pas faire autrement que de me pénétrer dans mon intime carrosserie. Ce sera plus fort que toi. Après moins d’un siècle et demi de fidélité, j’ai su me rendre vraiment indispensable. Ton premier cadeau de Noël, quand tu étais tout petit, c’était déjà moi, en modèle réduit. Au fur et à mesure que tu grandissais, je prenais moi aussi de la bouteille jusqu’à te dépasser largement en poids.

Un PIB bien étrange

Impossible donc de te passer de moi. En France, la filière automobile emploie 440.000 salariés, en Allemagne, elle représente 13 % du Produit intérieur brut du pays. Kolossal! Cet étrange PIB qui grimpe quand il y a des accidents de la route qui blessent parfois méchamment ma tôle et provoquent des dommages collatéraux aux occupants qui n’ont pas su me protéger. En effet, plus il y a d’accidents, plus cela donne du travail notamment aux garagistes, ferrailleurs, assureurs, médecins, infirmiers, pompe-funèbres, autant d’activités rémunérées qui participent à l’enrichissement de la collectivité. Et quand les circonstances de la vie m’ont vraiment cabossée au point que je ne peux plus décemment sortir sans être la risée de tout le monde, tu ne peux faire autrement que de me larguer pour une nouvelle bagnole. Comme tu le fais d’ailleurs avec ta femme mais, j’en conviens, un peu moins souvent. Quoique…

Me voici enfin électrique

Après avoir pompé le pétrole des entrailles de la terre et l’avoir étalé sur tes routes, ou recraché dans l’atmosphère qui se réchauffe – ce qui je l’avoue est un tantinet culpabilisant – me voici enfin électrique. Bon, c’est vrai, il me faut des montagnes de métaux rares que possèdent tes amis Chinois pour fabriquer ma batterie. Mais oublies-tu que tu en as aussi besoin pour ton téléphone portable dont tu te sers joyeusement au volant? Certaines mauvaises langues affirment que, sur l’ensemble de mon cycle de vie, je génère presque autant de carbone qu’un diesel. C’est un peu agaçant, tous ces reproches. Heureusement, bientôt, en devenant autonome, je n’aurai plus du tout besoin de toi pour conduire ma vie. A moi la liberté!

Trait libre publié dans Echo Magazine du 21 août 2019

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)

3 réponses à “Moi, ta bagnole

  1. Personnellement je ne crois pas à la voiture électrique à moins qu’elle utilise une pile à combustible et consomme une énergie électrique stockable sous la forme d’hydrogène. Elle sera alors rechargeable en moins de 5 minutes pour une grande autonomie. Toutes ces voitures électriques à batterie conventionnelle sont une solution à court terme sans réelle innovation technologique. Cette solution est déjà obsolète.

  2. Dans son essai prophétique sur la destruction du milieu physique et social par la voiture, +”Energie et équité”, paru en 1973 – ‘http://carfree.fr/index.php/2008/02/03/energie-et-equite-1973/’ – le philosophe radical Ivan Illich avait anticipé d’un demi-siècle la réalité actuelle : les milliards qui circulent en permanence sur les autoroutes et dans les rues. Car ce ne sont pas d’abord les véhiculent qui y circulent, mais l’argent – voyons, faut-il rappeler une vérité aussi élémentaire?

    Or on sait trop bien dans quelles poches va cet argent – en tout cas, pas dans celle de l’automobiliste, parfait dindon de la farce qui continue pourtant à payer pour assouvir son addiction. Les premiers responsables de cette logique simpliste, parfaitement imbécile et irresponsable, voire criminelle – services marketing des constructeurs automobiles, des pourvoyeurs de “leasings” à gogo, des assureurs et lobbies du secteur routier, pour ne citer qu’eux – ne sont jamais dénoncés.

    Tout ceci, Ivan Ilich et d’autres dénonciateurs du mythe de la voiture sacro-sainte, extension du moi et symbole de réussite sociale, dont André Gorz et Edgar Morin – “la bagnole, ça pue, ça tue, ça rend con” -, l’avaient prédit voici déjà plus d’un demi-siècle. Résultat: le mythe de la voiture, facteur de liberté, est plus ancré que jamais dans l’adn de l’utilisateur.

    Les services sociaux et médicaux le disent: s’ils devaient se séparer de leur voiture, certains en tomberaient malades. Or, le mal ne fait qu’empirer et, donc, coûter. Comme pour les primes d’assurance-maladie, tout le monde le sait mais ne fait rien, parce que tout le monde en profite. Car il faut bien que l’argent circule, non?

  3. Dans son essai prophétique sur la destruction du milieu physique et social par la voiture, +”Energie et équité”, paru en 1973 – ‘http://carfree.fr/index.php/2008/02/03/energie-et-equite-1973/’ – le philosophe radical Ivan Illich avait anticipé d’un demi-siècle la réalité actuelle : les milliards qui circulent en permanence sur les autoroutes et dans les rues. Car ce ne sont pas d’abord les véhicules qui y circulent, mais l’argent – voyons, faut-il rappeler une vérité aussi élémentaire?

    Or on sait trop bien dans quelles poches va cet argent – en tout cas, pas dans celle de l’automobiliste, parfait dindon de la farce qui continue pourtant à payer pour assouvir son addiction. Les premiers responsables de cette logique simpliste, parfaitement imbécile et irresponsable, voire criminelle – services marketing des constructeurs automobiles, des pourvoyeurs de “leasings” à gogo, des assureurs et lobbies du secteur routier, pour ne citer qu’eux – ne sont jamais dénoncés.

    Tout ceci, Ivan Ilich et d’autres dénonciateurs du mythe de la voiture sacro-sainte, extension du moi et symbole de réussite sociale, dont André Gorz et Edgar Morin – “la bagnole, ça pue, ça tue, ça rend con” -, l’avaient prédit voici déjà plus d’un demi-siècle. Résultat: le mythe de la voiture, facteur de liberté, est plus ancré que jamais dans l’adn de l’utilisateur.

    Les services sociaux et médicaux le disent: s’ils devaient se séparer de leur voiture, certains en tomberaient malades. Or, le mal ne fait qu’empirer et, donc, coûter. Comme pour les primes d’assurance-maladie, tout le monde le sait mais ne fait rien, parce que tout le monde en profite. Car il faut bien que l’argent circule, non?

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