“Les résidents, ce sont eux nos évangélisateurs”

Jean-Pierre Cap, aumônier aux Institutions de Lavigny et de l’Espérance à Etoy (VD), côtoie régulièrement des personnes avec déficience intellectuelle. Il leur ouvre les portes de la reconnaissance de ce qu’elles sont réellement, au-delà de leur handicap.

Dans la chapelle très lumineuse de l’Institution de L’Espérance, l’aumônier catholique Jean-Pierre Cap, accompagné de la pasteure Florence Lutz, s’adresse à une dizaine de jeunes participants assis en cercle dans une écoute attentive:

« Je vous parle aujourd’hui d’un certain Martin Luther…

  • … King ! enchaîne Elodie, d’une voix puissante et enjouée.
  • Ah tu le connais, réplique Florence Lutz, avec un brin de surprise émerveillée.
  • Il est né aux Etats-Unis en 1929, poursuit Jean-Pierre Cap, avant de faire circuler une photo où l’on voit un arrêt de bus réservé aux gens de couleurs. Grâce à cet homme, la ségrégation raciale a fortement diminué. Ecoutons un negro spiritual en pensant à tous ces gens qui se sont battus pour la justice».

Les quelque 300 personnes bénéficiant des services de l’aumônerie de L’Espérance ne sont pas, loin de là, aussi loquaces qu’Elodie. Mais quel que soit leur handicap mental, de l’épilepsie à la trisomie 21 en passant par le trouble du spectre autistique, elles sont invitées à participer aux temps de recueillement et de partage, aux célébrations diverses et œcuméniques ainsi qu’aux accompagnements individuels (entretiens, temps de prière, balades spirituelles).

«C’est un lieu prophétique», s’enthousiasme Jean-Pierre Cap qui court, ou plutôt se hâte lentement entre deux rendez-vous, conciliant autant que faire se peut ponctualité et souplesse.

Prophétique? «Les résidents ne font pas vraiment de distinction entre le fait d’être catholique ou protestant. Le Seigneur s’offre à eux. Jésus ne fait pas passer d’examen de catéchisme au publicain Zachée avant d’entrer chez lui. Il accueille sa soif de vérité. C’est dans cet état d’esprit que liturgie et communion se vivent ici». Mais cela n’empêche pas l’aumônier de répondre à des demandes précises formulées par des résidents imprégnés par la religion catholique et attachés à son rituel.

Sur un panneau d’affichage de l’aumônerie, une citation du peintre et sculpteur Alberto Giacometti résume bien l’atmosphère des lieux: «La grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour, dans le même visage. C’est plus grand que tous les voyages autour du monde». La citation s’adresse notamment au personnel de l’institution, aux éducateurs, aux bénévoles (une quinzaine pour les célébrations dans la chapelle), à tous ceux qui seraient tentés par la routine, celle de ne plus voir, au-delà du handicap mental, le regard unique d’une femme ou d’un homme.

 «Les résidents, ce sont eux nos évangélisateurs, par leur authenticité», sourit Jean-Pierre  Cap. Quand ce dernier a accepté, il y a huit ans, de prendre la suite de son prédécesseur parti à la retraite, il avait déjà une expérience de quinze ans dans la pastorale catéchétique et de quinze autres années dans la formation d’adultes, avec un accent mis sur l’animation liturgique. Adolescent, il côtoyait déjà des enfants en situation de handicap mental. Sa mère leur enseignait le catéchisme dans la Cité du Genévrier, institution spécialisée à Saint-Légier (VD). Elle qui rêvait que ses quatre enfants deviennent religieuses et prêtres a vu ses vœux en partie se réaliser par la voie choisie par Jean-Pierre. Lequel a par ailleurs développé un talent de musicien. Après avoir accompagné les chants de première communion à la flûte à bec, il a donné des cours aux enfants de l’institution. Aujourd’hui, les sons de sa flûte continuent à faire vibrer les âmes à Lavigny et à L’Espérance.

En promenade avec Michel, puis un moment plus tard avec Wojciech dans le parc de l’institution, l’aumônier est à leur écoute. «Qu’est-ce qui a changé depuis quelques jours dans la nature?», demande-t-il tout en marchant. Le printemps fait exploser les bourgeons. Pas de réponse verbale. Qu’importe. Un sourire suffit à tisser la relation. La promenade se termine dans la chapelle. Signe de croix, chant, Notre Père. «Ne nous laisse pas entrer en tentation. Qu’est-ce que cela signifie? La plus grande tentation, c’est de ne plus faire confiance en Dieu». Les paroles de Jean-Pierre Cap sont-elles comprises? A voir les visages apaisés de Michel et Wojciech, elles sont comprises par le cœur.

Aller à l’essentiel, évacuer le superflu, c’est la seule voie possible quand on s’adresse à des personnes déficientes intellectuelles. Avec sa collègue Corine Richard, aumônière protestante de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud, Jean-Pierre Cap commente une brochure du FALC, «Facile à lire et à comprendre». Les phrases ne contiennent que quelques mots qui sont reformulés: foi devient confiance en Dieu, un disciple devient un humain qui suit et écoute Jésus, etc. «Notre tâche consiste à rendre les notions intelligibles sans infantiliser ceux à qui elles sont adressées», soulignent les deux aumôniers.

Dans un groupe de parole qui depuis trois ans se réunit une fois par mois, les sept participants abordent le thème du jour: les sentiments. «Comment vous sentez-vous ce vendredi matin?», interroge Jean-Pierre Cap.  Sur une table sont posées des figurines qui illustrent un large éventail d’états d’âme: je suis content, angoissé, fatigué, triste, je me sens fort. «Il ne faut jamais hésiter à demander de l’aide, aux amis, aux aumôniers, aux psy…et aussi à Dieu!», poursuit l’aumônier-animateur dans un sourire. Les langues se délient peu à peu. Deux psaumes vont conclure la séance, l’un exprimant l’angoisse et la détresse, l’autre la joie. «Dire merci à Dieu pour ses réalisations, merci à Lui d’avoir fait de notre corps une si grande merveille, c’est fondamental pour des personnes stigmatisées par la société. Au-delà de leur handicap mental, il y a Aurèle, André, Bernard, Alexandre, François… »

Ce groupe de parole rassemble des personnes capables de verbaliser ce qu’elles vivent. Mais comment agir avec celles qui n’y parviennent pas? Les aumôniers ne prennent-ils pas le risque de les instrumentaliser? «Nous respectons la sphère spirituelle des gens et nous nous gardons bien de faire du prosélytisme, se défend Jean-Pierre Cap qui affirme agir «au feeling». Quand il décèle chez une personne une aspiration à vivre une spiritualité, il en parle aux éducateurs qui lui suggèrent de participer à une rencontre d’échanges ou à un office religieux. «Nous privilégions une approche sensorielle qui aide chacun à avoir un contact avec son for intérieur». Quant à certaines familles des résidents qui ont confié leur proche aux Institutions, on ne les revoit parfois qu’au moment des obsèques de celui-ci. Les contacts sont néanmoins plus fréquents avec les jeunes pensionnaires. «C’est souvent, pour les familles, une souffrance et une charge énormes», commente l’aumônier. PLB

 

300 bénéficiaires

L’Institution de Lavigny est née en 1906 d’un coup de cœur. Bouleversé par le décès tragique d’un enfant épileptique, le pasteur vaudois Charles Subilia mobilise les fortunes et les autorités de l’époque pour créer un «asile destiné aux malades ne pouvant être admis dans les établissements de bienfaisance, et aux épileptiques». Aujourd’hui, les aumôneries protestante et catholique de l’institution sont présentes dans quatre départements: l’hébergement pour 120 personnes sur le site de Lavigny et 80 dans des bâtiments aménagés à Morges, l’hôpital  spécialisé dans la réhabilitation neurologique, l’école «La Passerelle» qui accueille des enfants et adolescents en difficulté de développement et d’apprentissage et les ateliers qui offrent des places de travail en milieu protégé. Avec en plus une centaine d’externes, au total 300 personnes peuvent bénéficier des services de Jean-Pierre Cap (Eglise catholique), Corine Richard et Evelyne Jaton (Eglise protestante).

 

Une expérience sous-estimée

 Dans le canton de Vaud, il n’y a que 2,5 emplois d’aumôniers catholiques à temps plein pour environ 2500 personnes au sein d’institutions spécialisées dans le handicap mental. Les vocations sont rares. Si le salaire d’un aumônier (7200 francs brut par mois à 100%) n’est vraiment pas sa première motivation, ce dernier pourrait espérer que l’Eglise tienne davantage compte de son exceptionnelle expérience sur le terrain. Même si, formé à l’Institut romand de formation aux ministères avec des cours dispensés par l’Université de Fribourg et une formation continue spécialisée, il n’a pas les diplômes d’un théologien universitaire.

Texte et images: Philippe Le Bé – Paru dans Echo Magazine du 27 juin 2019

 

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)

3 réponses à ““Les résidents, ce sont eux nos évangélisateurs”

  1. Les handicaps de ces personnes ne leur permettent justement pas de vivre bien dans leur corps, songez à tout ce qu’elles ne peuvent pas avoir comme vous, votre famille, vos amis, et de ce que vous pouvez partager ensemble, et en plus elles sont totalement dépendantes. Et celles-ci répéteront en union avec l’aumônier le psaume que vous citez : “Merci à Dieu d’avoir fait de notre corps une si grande merveille”. Autant dire alors que la vie de handicapé est merveilleuse elle aussi. Votre article est une composition florale telle celles que l’on pose sur les tombes pour se sentir en paix en quittant le cimetière. Les pensionnaires remercieront Dieu, et vous l’aumônier pour vous avoir rendu agréable la visite de l’institution de Lavigny sous ce beau ciel de juin, et repartir léger comme un papillon.

    1. “Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux.”

      Le Petit Prince, par Antoine de Saint-Exupéry.

      1. C’est un secret qui vous permet de vous sentir bien en ne voulant pas savoir ce que les autres vivent. Les institutions du passé, orphelinats entre autres, étaient dirigées par des Soeurs, et vous pouvez demander à ceux et celle qui y ont passé leur enfance les souvenirs qu’ils ont gardé du bon cœur d’une majorité de celles-ci. Ces enfants devaient être reconnaissants qu’on ne les laisse pas à leur sort. Nous sommes aujourd’hui, bien heureusement, aptes à reconnaître qu’un être humain peut souffrir d’un manque, et que n’est pas un « merveilleux cadeau de Dieu ». Ce que vous ressentez avec votre cœur, vous ne le vivez pas dans votre corps : Les troubles neuro-moteurs et neuro-végétatifs sont souvent liés à une déficience intellectuelle lourde. Mais il n’en demeure pas moins que votre sensibilité et celle de l’aumônier vous incitent à inclure, dans des moments possibles de partage, nos semblables qui ont eu moins de chance que nous. En parallèle les embryologistes, neurologues et généticiens travaillent à rectifier les causes d’un mauvais développement, plutôt que de remercier Dieu des dysfonctions qu’il a créées. Cette reconnaissance humble devant un « Dieu qui est Amour », au-delà du malheur qui touchent les autres, est une charité gratuite qui ne leur apporte rien. La vérité divine, pauvres coupables et ignorants que nous sommes, s’adresse à notre cœur pour le rendre meilleur; c’est peut-être le deuxième secret que vous possédez… Je vous citerai alors les paroles d’un enfant de huit ans, qui ne s’est pas contenté de pleurer (avec son cœur) quand ses camarades sont morts dans l’accident du car à Sion, il y a ajouté sa capacité de raisonnement, et voici ce qu’il a « vu » que des personnes croyantes au grand cœur ne sauraient ou voudraient voir : « Si Dieu existait, il n’aurait pas laissé faire cela ». Ne me dites pas que pour cet enfant, l’essentiel est pour lui invisible… Ni pour moi qui n’ai pas étudié la théologie…

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