Xi Jinping, dans la ligne stratégique à long terme de Maozedong

En inscrivant son nom et sa doctrine dans la charte du Parti communiste chinois, Xi Jinping se profile comme l’égal de Maozedong, premier empereur communiste dans l’Empire du milieu. Xi Jinping a désormais le temps pour lui. Pour mieux comprendre la stratégie à très long terme de la Chine, je vous invite à lire ou à relire cette interview du sinologue suisse Harro von Senger, publiée l’an dernier dans le magazine Bilan.

Comment les stratagèmes influencent la politique économique chinoise.

Par Philippe Le Bé

Le sinologue suisse Harro von Senger estime qu’il est essentiel de savoir décrypter la stratégie économique des Chinois à la lumière des 36 stratagèmes avec lesquels ils jonglent avec autant de naturel que d’habileté.

« La Chine va toujours davantage influencer l’économie mondiale durant le prochain siècle » déclarait récemment à Zurich Philip Hildebrand, vice-président de la société multinationale de gestion d’actifs BlackRock. Comprendre comment s’articule la pensée chinoise, quel est son mode de fonctionnement, c’est pour les Occidentaux d’une importance majeure. Parmi les fondements de cette culture se trouve l’art des stratagèmes que Harro von Senger a été le tout premier chercheur à analyser en profondeur.

C’est au Centre mandarin de l’Université pédagogique de Taïwan que le sinologue suisse entend, lors d’une leçon de chinois, l’un de ses professeurs lancer la formule: « De 36 plans, s’enfuir est le meilleur ». Nous sommes en 1973. Titulaire d’un doctorat en droit de l’Université de Zurich, la première thèse sur le droit chinois rédigée par un Suisse, l’étudiant de 29 ans demande alors à son 9professeur quels sont les 35 autres « plans ». Faute de réponse satisfaisante, il s’adresse à l’un de ses camarades chinois qui, le surlendemain, lui rapporte une feuille sur laquelle il a écrit à la plume les 36 plans. Il n’est alors pas encore question du mot « stratagème ». Les semaines passent. Le 6 octobre 1973, Harro von Senger découvre et achète dans un marché de Taipeh un livre sur ces mystérieux 36 plans. Ce sera le début d’une quête sans fin.

Après un séjour de deux ans à l’Université nationale de Tokyo, il se rend en République populaire de Chine (RPC) en 1975. Sur les affiches murales (dazibao) du campus de l’Université de Beijing comme dans les journaux foisonnent des stratagèmes utilisés comme moyen d’analyse des actions de Deng Xiaoping et ses partisans, accusés de suivre une politique bourgeoise fidèle à la classe des capitalistes. Comme par exemple le stratagème 7 : « Créer quelque chose à partir de rien ». Et Harro von Senger de découvrir pour la première fois le mot « stratagème » écrit en anglais dans un dictionnaire de l’armée rouge. A la mort de Mao Zedong le 9 septembre 1976, les 36 stratagèmes sont largement utilisés pour décrypter les actions de la Bande des quatre contre laquelle est lancée une nouvelle campagne.

Rencontré à Einsiedeln non loin de la célèbre abbaye bénédictine, le sinologue et professeur Harro von Senger, aujourd’hui à la retraite, nous plonge dans les arcanes de la pensée chinoise.

Les 36 stratagèmes constituent-il le fondement même de la culture chinoise ?

Non, provenant de l’antique théorie militaire de la Chine, ils demeurent l’un des éléments de la culture chinoise à côté du confucianisme, du taoïsme, du légisme, du concept Yin-Yang, etc. Par ailleurs, pour comprendre la stratégie économique de la Chine, il faut toujours se référer au statut du parti communiste chinois qui indique clairement que « l’idéal suprême et le but du Parti résident dans l’accomplissement du communisme ». Selon le sinomarxisme, qui est du marxisme-léninisme européen aux couleurs de la Chine, «la cause du socialisme chinois finira par triompher » dans le monde. Et cela passe nécessairement par un enrichissement économique du pays et de ses habitants.

Dans le sinomarxisme, le terme de « contradiction principale » est souvent mis en avant. De quoi s’agit-il ?

Selon Mao, le monde vit une accumulation de conflits, de polarités ou de paradoxes regroupés sous le terme de « contradictions ». Parmi ces dernières, l’équipe dirigeante au pouvoir doit sélectionner, à chaque phase du développement, la « contradiction principale » que le peuple chinois se doit de résoudre de toutes ses forces. De 1937 à 1945, la « contradiction principale » était de battre le Japon, de 1946 à 1949 de vaincre Chiang Kaï-chek, de 1949 à 1976 d’abattre la bourgeoisie par la lutte des classes du prolétariat. Depuis 1976, la « contradiction principale » consiste à rattraper le retard économique de la Chine pour répondre aux besoins matériels et culturels croissants de la population. Et cela grâce aux quatre modernisations de l’industrie, de l’agriculture, de la défense nationale et des sciences et techniques. Elle est toujours en vigueur aujourd’hui.
Pour le centenaire de la proclamation de la RPC en 2049, le PIB par habitant devra passer de plus de 7000 dollars aujourd’hui à plus de 30.000 dollars, à la hauteur des pays occidentaux. Une tâche gigantesque !

De quelle manière les Chinois mettent-ils en pratique les 36 stratagèmes dans leur économie et notamment dans leur conquête économique de la planète ?

La conquête économique du monde n’est pas un but poursuivi par la Chine mais peut-être un effet collatéral de sa stratégie globale. Laquelle s’illustre notamment par le stratagème 18 : « Pour capturer une bande de brigands, capturer d’abord le chef ». Le chef, c’est précisément la contradiction principale en cours depuis la mort de Mao. En la saisissant puis en la résolvant, aux yeux des dirigeants chinois, maints problèmes vont se régler comme par exemple la corruption car tous les fonctionnaires se seront suffisamment enrichis pour ne plus y avoir recours.

Les stratagèmes sont-ils aussi pour les Chinois une manière de se défendre face aux Occidentaux ?

En effet. Il existe trois manières d’utiliser les stratagèmes. Dans une attitude offensive, A en fait usage contre B. Dans une attitude défensive, B identifie le stratagème que A utilise contre lui et prend des mesures appropriées. Enfin, un tiers observe et analyse un stratagème dans lequel il n’est pas directement impliqué. La compétence stratagémique défensive est privilégiée. Un proverbe chinois est révélateur à ce sujet : « il ne faut pas avoir un cœur qui cherche à nuire à autrui, mais un cœur qui reste attentif aux autres est indispensable ».

Comment les Chinois apprennent-ils ces stratagèmes ?
Dans le lait maternel ! Il existe une floraison de contes et de livres pour enfants qui mettent en scène ces 36 stratagèmes.

Ne pas les connaitre, est-ce un handicap pour les politiques et managers occidentaux ?

Assurément. Voyez la loi de la RPC sur les joint-ventures du 1er juillet 1979, toujours en vigueur. Elle stipule que la haute technologie et les équipements apportés par le partenaire étranger doivent nécessairement « répondre aux besoins de la Chine ». Cette norme est inspirée du stratagème 19 « Retirer le bois sous la marmite. ». Des entreprises occidentales (« la marmite »), le savoir-faire le plus moderne (« le bois ») est transféré en Chine. Une telle interprétation stratagémique échappe généralement à l’entendement des occidentaux.

Un autre exemple ?

Le stratagème 30 suggère d’ «échanger la position de l’invité en celle de l’hôte ». L’invité est passif, l’hôte actif. Concernant le savoir-faire technologique et la propriété intellectuelle, les occidentaux sont de loin les plus avancés. Si les Chinois veulent atteindre notre niveau de modernisation, ils ne peuvent se contenter d’être des quémandeurs passifs qui attendent qu’on leur cède telle ou telle richesse. Par des joint-ventures et des achats d’un grand nombre d’entreprises occidentales, surtout celles d’un haut niveau technologique, ils passent du rôle d’invités à celui d’hôtes très actifs qui contrôlent désormais la situation.

En plus des stratagèmes, vous avez également approfondi l’art de façonner l’avenir, qui se dit « Moulüe » en chinois. Comment définiriez-vous « Moulüe » ?

Cet art général de façonner l’avenir peut être symbolisé par la figure du Yin-Yang. Dans l’hémisphère noir se trouvent les stratagèmes, avec ses méthodes surprenantes. Et dans dans l’hémisphère blanc figurent les lois, les négociations, tout ce qui est visible et normal. Moulüe se place au-dessus de ces deux hémisphères. C’est pourquoi je le traduis par l’expression Supraplanning. Les occidentaux ignorent l’hémisphère sombre de Moulüe. Ce qui, d’une certaine manière, les place dans une situation de vulnérabilité.

Comment « Moulüe » se traduit-il dans l’économie ?

Une maxime fondamentale de Moulüe dit: « Le mieux est de soumettre des hommes de l’autre côté sans l’usage des armes ». Selon cette maxime, les dirigeants chinois ont développé d’étroites relations commerciales avec les Taïwanais dont un grand nombre ont établi des entreprises sur le continent. Le résultat est que Taïwan, toujours politiquement séparée, est déjà économiquement très unie avec la RPC.
Moulüe combine des mesures transparentes (qui apparaissent dans les relations commerciales) avec un stratagème que seule une personne dotée d’une compétence stratagémique peut déceler. Le stratagème 19 « Retirer le bois sous la marmite » se cache précisément dans les relations commerciales. Grâce aux liens économiques très étroits tissés avec la RPC, l’énergie séparatiste (« le bois ») qui pourrait mettre en action la puissante armée taiwanaise (« la marmite ») est pratiquement neutralisée.

Existe-t-il un stratagème qui s’applique plus particulièrement à la Suisse ?

C’est à n’en pas douter le stratagème 9 : « Observer l’incendie sur la rive opposée ». Son statut de pays neutre conforte la Suisse dans cette position qui, notamment d’un point de vue économique, lui a plutôt réussi jusqu’ici !

Bibliographie: Stratagèmes: trois millénaires de ruses pour vivre et survivre (Paris, 1992, avec une préface de Jacques Gernet, professeur au Collège de France) ; 36 Strategeme für Manager, 5ème édition révisée, München, 2016.
Des livres de Harro von Senger sur les stratagèmes ont été publiés en 15 langues. www.36strategeme.ch; www.supraplanung.eu

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)

3 réponses à “Xi Jinping, dans la ligne stratégique à long terme de Maozedong

  1. Première fois que je lis une réflexion sensée sous la plume de ce monsieur Le Bé. Il faut absolument lire deux livres: ‘Les 36 stratagèmes’ et ‘Moulüe’ – de monsieur Harro von Senger éminent juriste et sinologue, petit fils de Hugo de Senger auteur de la musique de la fête des Vignerons 1889, et fils d’un fameux architecte qui a construit notamment la gare de Saint Gall et le siège de la Suisse de Réassurances à Zurich. Malheureusement je crois que ces livres n’existent qu’en allemand.

    1. “Première fois que je lis une réflexion sensée sous la plume de ce monsieur Le Bé”, écrivez vous. Cela sous-entend, cher Monsieur, que vous me suivez dans mes délires d’écriture depuis des lustres. Votre persévérance a enfin été récompensée. J’en suis ravi!

      1. Stratagème de tel est pris qui croyait prendre? Le commentaire est donc une application, quasi immédiate de l’article…La connaissance c’est le savoir ET l’expérience, le reste n’est qu’information. Merci pour l’article et les commentaires aussi. Bonne journée,

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