Ces méga-investissements qui déforment la réalité

Dans son édition à paraître, le New Yorker Magazine publie un article intitulé “How Venture Capitalists are Deforming Capitalism” où l’histoire rocambolesque de WeWork, notamment l’ego trip de son fondateur Adam Neumann, est présentée en trame de fond. Cela a fait réagir Hervé Lebret qui souligne ces déviances dans le monde l’investissement depuis un certain temps: “Aujourd’hui, les startups lèvent des centaines de millions de dollars avant d’entrer en bourse et font d’énormes pertes même au moment de l’offre publique de vente [IPO en anglais].” On peut citer l’exemple de Snowflake qui est entrée en bourse à la mi-septembre alors que les opérations de l’entreprise ne couvraient en aucun cas ses dépenses (le pari est que la croissance et les marges opérationnelles renversent cette tendance).

 

Le phénomène n’est pas nouveau mais il est intéressant de réfléchir derechef à cette déformation des règles que l’argent induit. “Même la startup la plus mal gérée peut battre ses concurrents si les investisseurs la soutiennent.” est-il indiqué dans le chapeau de l’article du New Yorker Magazine. Le soutien prend avant tout une forme financière mais il peut également se traduire par un appui de “réputation” – on peut penser au Board assez prestigieux de Theranos qui conférait un certain prestige à cette startup qui a défié la chronique.

 

En 2018, Martin Kenney de l’Université de Californie à Davis et John Zysman de l’Université de Californie à Berkeley publiait un article qui soulignait également les nouveaux dilemmes de la finance entrepreneuriale: ” La croissance simultanée du nombre et de la taille des sources de financement privées a entraîné une situation dans laquelle les nouvelles entreprises peuvent se permettre de subir des pertes massives pendant de longues périodes afin de déloger les entreprises en place […]. Cette situation a déclenché des bouleversements remarquables dans de nombreux secteurs industriels autrefois stables car les nouveaux venus, alimentés par les investissements en capital, ont réduit les prix et affaibli les services des entreprises en place. Le résultat final est que les nouveaux entrants, ayant accès à des quantités massives de capitaux, peuvent survivre à des pertes pendant une période suffisamment longue pour supplanter les entreprises existantes et, par conséquent, transformer les écosystèmes industriels antérieurs.”

 

La création de méga-fonds tels que les Vision Funds pilotés par Softbank (le premier fond était de 100 milliards de dollars pour 18 milliards de pertes et le second fond annoncé est de 108 milliards) a donné lieu à des investissements défiant toute attente. Avec de telles sommes en jeu, la logique du bon sens ne prévaut pas nécessairement, comme le déclarait un ancien dirigeant du groupe WeWork au journaliste du New Yorker Magazine: “Au fond, nous avons choisi l’ignorance délibérée et l’avidité plutôt que d’admettre que cela était manifestement de la folie [batshit crazy en anglais].” Quand l’appât du gain corrompt à ce point, il n’est pas difficile de comprendre de quelle manière des milliards de dollars partent en fumée. En tire-t-on vraiment des leçons ou continue-t-on à parier sur d’autres chevaux pour se refaire la main? Il semblerait que la responsabilité des investisseurs soit rarement remise en cause alors qu’il suffirait qu’un des leurs montrent l’exemple (et prenne sur lui, rende des comptes) pour que les pratiques changent radicalement dans cette industrie dont les rouages s’apparentent à ceux d’un club.

 

Comme me le disait le directeur d’une école de management: “Il n’y a pas de fumée sans feu; mais il peut y avoir beaucoup de fumée si vous avez quelqu’un pour agiter un tapis au-dessus des flammes.” So, who wants money?!