« Sauvons la paysannerie ! » Entretien avec Éric Guttierrez

Éric Guttierrez est éleveur de brebis, berger transhumant, et producteur de fromage bio. Il exerce depuis 2006 dans sa ferme à Saint-Christophe-de-Double, petite commune du Sud-Ouest de la France, au cœur de la forêt de la Double, région où l’on pressent depuis quelques mois la présence de loups.[1] Une possible présence qui fait ressortir bons nombres de débats et de problématiques qui ne concernent pas directement l’animal prédateur, mais l’avenir de la paysannerie, de l’élevage extensif[2] et de la qualité de notre alimentation. Éric Guttierrez nous parle ici de ses inquiétudes quant à l’avenir de sa profession – le loup, lui, ne vient finalement que remuer le couteau dans la plaie. Ce dont parle Éric n’est pas seulement une problématique française, elle peut faire écho aux enjeux de la paysannerie suisse et d’ailleurs.

 

Éric Guttierrez, éleveur dans la Double (Nouvelle-Aquitaine). Il est à l’origine du Plan de Prévention du Risque de Prédation (PPRP) dans le massif forestier de la Double. — © Julie Subiry

D’abord citadin, Éric a travaillé pendant 15 ans comme sous-traitant pour le grand groupe de production d’électricité française, EDF. Mais ses heureux souvenirs d’enfance dans le Pays Basque, ses terres agricoles, ses fermes et ses bergeries, le pousseront lui, son épouse et leurs enfants à adopter un autre style de vie, les faisant vivre aux rythmes des saisons et des animaux depuis 22 ans. Aucun regret, Éric est un éleveur passionné et fédérateur. Président des CIVAM PPML (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural – Produire Partager et Manger Local en Gironde), il est soucieux de transmettre une manière de vivre respectueuse du vivant sans pour autant idéaliser et sacraliser la nature au point dirait-il de la sanctuariser. Il aime ses bêtes, il aime sa région, son environnement en plein air, mais il faut survivre, se nourrir et produire pour gagner sa vie, élever ses enfants et plus largement nourrir la société. Face aux nombreuses contradictions entre la mise en place d’une politique écologique et des exigences économiques de productivité, il s’indigne : « la société tue le paysan, alors que c’est lui qui nourrit le monde ! »[3]

 

Que dénonces-tu ?

L’attitude du plus grand nombre vis-à-vis des dispositions que l’on peut prendre pour la protection des espaces et des espèces, elle est comme un rachat. On n’arrête pas de nous rendre, nous les éleveurs, responsables de la situation environnementale dans laquelle on se trouve. On attend tout de nous, sans même nous aider à maintenir ou créer les conditions de possibilités de cette préservation.

 

Éric Guttierrez distribuant du foin à ses brebis. — © Julie Subiry

Quel rapport avec le retour du loup ?

On cherche à le protéger au nom de la biodiversité, en le sacralisant et en le rendant intouchable. Idéalement, je veux bien, mais j’ai des brebis à protéger, une production fromagère à faire tourner, or on demande à des gens comme moi, de repousser le loup de chez soi sans le toucher. La majorité de la population est dans un esprit pro-loup, une position simple quand on n’est pas directement impacté par le loup, seule une minorité de gens l’est, celle qui vit dans des lieux où presque plus personne ne vit.

 

Tu veux parler de celles et ceux qui vivent dans des lieux aussi isolés que les campagnes, les zones agricoles et forestières ?

Oui et de ceux qui travaillent avec la terre et les animaux. Ce n’est pas aux personnes qui ne vivent pas dans la réalité du monde vivant de nous demander l’impossible en croisant les bras.

 

Que demandes-tu à la société ?

Plusieurs choses. Concernant le loup, déjà, je demande à la société une part de travail pour nous aider à gérer ce nouveau danger de prédation, en nous aidant à le repérer et à être accompagnés par des spécialistes pour savoir comment faire comprendre au loup qu’il n’a pas à venir se servir dans nos troupeaux.

 

Tu as déjà des chiens pour le dissuader…

Oui, mais ce n’est pas suffisant et il n’est pas si simple pour les éleveurs de trouver de bons chiens, de les dresser et de s’en occuper. Nous avons déjà des journées extrêmement chronophages : s’occuper des brebis, faire le fromage, le commercialiser etc. Si on nous ajoute la gestion d’un prédateur comme le loup, en nous demandant de changer de type de clôture, de dresser des chiens, de bouger les brebis dans différents pâturages et j’en passe, et bien, somme toute, cela fait beaucoup de temps à lui consacrer. Il est mignon et fascinant le loup, certes, mais je ne peux m’occuper de lui à plein temps.

 

Le Patou est un chien de protection, il est élevé dans le troupeau. — © Julie Subiry

Mais puisque dans ta région, il n’est pas encore pleinement avéré que le loup est présent, tu n’es pas obligé d’y penser, pourquoi une telle anticipation ?

Quand tu vois les dégâts qu’un chien errant peut faire, ou même un renard sur des poules, tu préfères anticiper les possibles attaques sur ton troupeau de brebis en cherchant à agir dès le départ le plus intelligemment possible. En plus d’une perte au niveau de ta production, une attaque génère de la déception et beaucoup de tristesse, car on a un lien particulier avec nos animaux. Nous et le troupeau subissons une violence après laquelle survient une série d’angoisses. Chaque matin, on craint de découvrir une autre attaque. Pour moi anticiper est une obligation.

 

Dans la bergerie de la ferme Guttierrez. — © Julie Subiry

En tant qu’éleveur bio tu es sensible à l’écologie et à la biodiversité, tout comme ceux qui protègent le loup. Comment te positionnes-tu par rapport à cela ?

Je trouve que le loup vient nous questionner sur notre vision du monde, comme s’il avait endossé le costume de porte-parole de la nature. Moi je veux penser au-delà du clivage pour ou contre le loup. On n’a pas besoin de l’aimer ou de le détester, mais on a besoin de trouver une manière de coexister ou mieux de cohabiter. Lui, comme nous, habitons un même espace. Mon propos est que ce n’est pas au seul paysan de trouver cette manière de cohabiter, toute la société est concernée, à elle de nous aider également.

 

Comment sensibiliser les membres de la société pour qu’ils se sentent directement concernés ?

Qu’ils pensent à ce qu’ils mangent et veulent manger. Je trouve intéressant de remarquer que le problème du retour du loup surgit au moment où l’on voit poindre une nouvelle manière de se nourrir. Une manière qui détache l’homme de sa dépendance vis-à-vis de la nature.

 

À quelle nouvelle pratique penses-tu ?

Je pense à la culture hors sol.[4] Tous ceux qui ne font que du business avec la viande ou les légumes ont bien compris que l’avenir de la production de nourriture n’était plus le sol mais le laboratoire. C’est une direction qui se dessine.

 

La culture hors sol t’inquiète-t-elle ?

Je trouve inquiétant que la façon dont on nous propose de nous nourrir dans le futur soit complètement déconnectée du sol, de la terre. C’est imaginer que l’on n’a plus besoin de la terre pour se nourrir. On se détache de la nature de plus en plus, augmentant le clivage nature et culture. Même certains militants de l’écologie participent à intensifier ce clivage en sanctuarisant la nature.

 

Pourquoi « sanctuariser la nature » serait un problème ?

La nature est sacralisée au point que certains ne veulent plus la toucher, créant ainsi une rupture entre la nature et les humains. Je trouve qu’une telle attitude revient à refuser qu’on appartienne à ce tout qu’est la nature et qu’on y est partie prenante. Entre cette attitude sacralisante et le basculement possible de la société vers la culture hors sol, je crains que les derniers paysans qui suivent une politique verte ne soient plus des producteurs mais deviennent des paysans-jardiniers, gardiens d’une histoire passée, comme dans un musée.

 

Forêt de la Double — © Julie Subiry

Selon toi le fait que le loup prolifère et que l’on ne fasse rien pour l’arrêter implique que l’on se précipite dans cette direction ?

C’est une possibilité. Si l’on ne fait rien, ce vers quoi l’on tend c’est la disparition de ceux qui ont encore un lien au sol, à travers les animaux ou les végétaux. On est à l’heure d’un changement profond de la société, on peut basculer véritablement vers une déconnexion de notre rapport au sol et à la terre. Comme si on s’expulsait nous-mêmes de la planète. Mais je trouve que cette planète est belle, n’y a-t-il donc pas d’alternative pour se reconnecter à elle sans l’exploiter à l’excès ou revenir à la lampe à huile ?

 

Que demandes-tu d’autre à la société, en plus d’aider les éleveurs à gérer la présence du loup ?

Je lui demande de fabriquer du paysan ! Si elle veut continuer à manger des produits de bonnes qualités et conserver les paysages que nous aimons, il faut avoir une visée politique qui tend à cela, à donner envie et à permettre aux gens de devenir paysan et de le rester. Il faut véritablement recréer l’ethnie paysanne qu’on a sacrifié au nom de la productivité.

 

Éric Guttierrez : « Il faut fabriquer du paysan ! » — © Julie Subiry

Lecteur, voici quelques ouvrages qui nourrissent les réflexions d’Éric Guttierrez tout au long de ses transhumances :

  • Bernard Charbonneau, Une seconde nature, Sang de la terre, Paris, 2012.
  • Simon Charbonneau, Résister à la société qu’on veut nous imposer, Editions Libre & Solidaire, Paris, 2018.
  • Jean-Paul Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Fayard, Paris, 2017.
  • Gilles Luneau, Steak barbare, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2020.
  • Nastassja Martin, Croire aux fauves, Verticales, Paris, 2019.
  • Baptiste Morizot, Les diplomates, Wildproject, Marseille, 2016.
  • Antoine Nochy, La bête qui mangeait le monde, Arthaud, Paris, 2018 ; réédition poche février 2021.
  • André Pochon, Les sillons de la colère, La Découverte, Paris, 2006.
  • Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes sud, Paris, 2013.
  • Charles Stépanoff, L’animal et la mort, La Découverte, Paris, 2021.

 

Propos recueillis par Parwana Emamzadah-Roth
— Photographies de Julie Subiry

 

[1] La raison de notre rencontre tournait autour de cette question du retour du loup et de la manière dont les paysans peuvent déjà anticiper cette présence en mettant en place les outils et les attitudes appropriées. C’est Antoine Nochy, philosophe, écologue et pisteur qui avait été contacté par des membres du CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) pour les aider dans cette démarche d’anticipation. Proches d’Antoine et intéressées par cette problématique, la photographe Julie Subiry et moi-même, l’avons suivi, accompagnées d’autres membres de l’Association Houmbaba dont il est le fondateur. Nous lui devons notre rencontre avec Éric et d’autres habitants de la région, ainsi qu’une initiation à la problématique du retour du loup et plus généralement de ce qu’il appelait : « le retour du sauvage comme paradoxe de la modernité ». Cf. Antoine Nochy et Jacques Deschamps, « ‘‘Penser comme une montagne’’ : enjeux épistémologique et anthropologique du retour du sauvage », Astérion, 2012. Julie et moi-même tenons à remercier de tout cœur Antoine, généreux et pédagogue, malheureusement disparu. Il transmettait au cours de ses pérégrinations une pensée riche, vivante et mémorable. Nous remercions également les membres actifs de son Association, ainsi que les membres du CIVAM pour leur accueil, leur compagnie, et leurs témoignages.

[2] https://dicoagroecologie.fr/dictionnaire/elevage-extensif/

[3] Une expression clin d’œil au titre du livre de celui qui nous a mis en relation et introduit généreusement à la problématique du retour du loup, Antoine Nochy, auteur de La bête qui mangeait le monde, Paris : Arthaud, 2018 ; réédition poche février 2021.

[4] https://magazine.laruchequiditoui.fr/cultures-sans-sol-et-sans-reproches/

L’Europe racontée par ses écrivains

À propos du livre
Le Grand Tour. Autoportrait de l’Europe par ses écrivains.
Ouvrage collectif dirigé par Olivier Guez, Grasset, Paris, mars 2022.

 

À défaut d’une expérience concrète et personnelle, quoi de mieux que la littérature pour nous faire comprendre quelque chose de l’Histoire et de ses réels enjeux ? Quoi de mieux pour nous faire saisir la culture d’un autre ou l’impact d’une guerre qu’un récit nous immergeant dans son quotidien ou celui qui inspire son imaginaire ? Les écrivains ont cela de généreux qu’ils donnent à regarder, à visualiser, à sentir, à comprendre, à réfléchir et bien sûr, ainsi, à connaître. Quand ils sont bons c’est même le parfum d’une transcendance qu’ils laissent deviner, qu’ils le veuillent ou non. En lisant Le Grand Tour on se sent privilégié et chanceux, comme dans la peau de ces anciens jeunes aristocrates du Nord de l’Europe qui au 18e siècle partaient faire ce qu’on appelait « le grand tour ». Un voyage dont l’objectif était de « parfaire leur éducation et leur connaissance des Humanités » nous explique Olivier Guez, directeur de cet ouvrage collectif, récemment paru chez Grasset. Le sous-titre de ce précieux recueil de récits et de nouvelles est l’expression de sa visée : Autoportrait de l’Europe par ses écrivains. 27 récits, tous d’écrivains et d’écrivaines reconnus, et attachés, d’une manière ou d’une autre, à l’un des pays états membre de l’Europe. Chacun sa plume, chacun son style, et autant de manières différentes de nous guider à chaque escale.

 

1 – Une histoire mouvante

N’est-ce pas une chance de bénéficier d’un guide particulier dont le propos, traduit par nécessité en français pour 24 d’entre eux, nous plonge dans une histoire, un espace de l’Histoire et de notre géographie européenne que souvent l’on ignore ou que les manuels scolaires ne savent pas raconter ? Maylis de Kerangal nous parle directement en français quand elle nous mène sur une plage de Normandie, Omaha Beach, marchant sur un sable encore gardien du souvenir de ce qui, rappelle-t-elle, a déterminé « le sort de l’Europe ». Mais rien ne semble joué d’avance, ni ne reste figé bien longtemps dans cette Histoire de l’Europe, sauf peut-être ces montagnes qui gardent un goût d’éternité et que l’on contemple depuis les bains chauds bulgares pendant que Kapka Kassabova nous raconte ses « flashes quantiques » dans cette nature mystique.

 

2 – Une mémoire pleine de trous

Des histoires humaines restent ce que la mémoire en fait. L’on sait combien les témoignages constituent des récits essentiels face au révisionnisme. Un défi souvent même quotidien, comme on le devine à la lecture du récit de Daniel Kehlmann, Hohenschönhausen : la prison qui n’existait pas. La mémoire est un tissu plein de « trous » qui demande à être reprisé inlassablement. Un phénomène que l’on connaît probablement toutes et tous, chacun dépositaire d’un récit familial souvent plein de « trous » que nos parents transmettent, comme ils peuvent, à l’instar de ce « tapis rongé par des mites » dont parle Jean Portante, écrivain luxembourgeois issu d’une famille d’immigrés italiens.

 

3 – L’Europe ou le mythe de Sisyphe ?

Cet autoportrait de l’Europe par ses écrivains est un voyage à travers différents points de vue sur le passé et le présent. On s’y plaît comme lorsque l’on regarde dans un kaléidoscope. Mais il nous projette peu vers l’avenir, si ce n’est parfois avec un regard déjà triste. Ma foi, n’est-on pas plus ce que l’on a fait, que ce que l’on projette d’être ? Certes, les blessures, les souffrances et la culpabilité accumulées des Premières et Secondes Guerres mondiales, ou encore les déchirements occasionnés par le Rideau de Fer, pour ne citer que ces maux-là, marquent ce visage déjà ridé de l’Europe. Mais l’espoir, la résistance, l’émulation vers ce qui peut être et advenir – même si cela ne dure pas – font aussi la culture européenne, qu’elle soit identitaire, mais aussi politique ou artistique. Certaines escales rendent hommages au militantisme, comme avec cette parcelle d’histoire de la vie d’Ernesto Rossi, militant antifasciste, rappelant que les efforts et les sacrifices paient – du moins un temps. Toujours qu’un temps. Ou rendent hommages aux arts, comme l’escale au Pays-Bas, plus exactement à Volendam, à l’hôtel Spaander, où tant d’artistes peintres exceptionnels se sont côtoyés et se sont succédé. Un de ces moments épiphaniques de notre histoire culturelle. Des épiphanies qui ne sont pas toujours aussi paralysantes que celles dont parlaient James Joyce que l’on retrouve avec un plaisir teinté de morosité dans le récit irlandais de Colm Tóibín.

 

À la fin de cette lecture du Grand Tour, dont je ne peux retracer ici toutes les étapes passionnantes, je me suis rappelé ces mots de Marcel Proust à propos de certaines lectures : « On aurait tant voulu que le livre continuât ». Heureusement pour ce qui est de l’Europe, son Histoire continue à être tissée, espérons que ce sera pour le meilleur. Comme le disait Albert Camus en réponse à l’absurde : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

 

Sur ce livre voir aussi “Le problème avec les écrivains…”
par Lisbeth Koutchoumoff Arman.

« Peut-on cohabiter avec les loups ? » Entretien avec Suzanne Stone.

Entre ceux qui protègent les loups et ceux pour qui le loup devient un fléau dont il vaudrait mieux se débarrasser, la palette est large, variée et finalement souvent nuancée. C’est tout un monde à découvrir, dont les enjeux notamment écologiques, économiques, éthiques et politiques sont complexes tant ils s’entremêlent et sont influencés par des préjugés, des idéologies, des mythes, des projections psychologiques, de la peur ou de la naïveté – rien que ça. Ils dépassent ainsi bien souvent la simple question de savoir si on est pour ou contre le loup.

En Suisse, comme ailleurs, une question devient pressante : comment vivre avec ce prédateur qui dérange à raison certains éleveurs, mais dont la présence est plus que bienvenue en vertu d’exigences de biodiversité évidentes ? La question reste ouverte et les solutions en devenir.

M’intéressant à cet animal et à la manière dont on l’appréhende, je vais à la rencontre de toute personne qui connaît, de près ou de loin, le loup. Sur cette page, je partage l’un de ces entretiens avec une spécialiste américaine du loup qui a bien voulu répondre à quelques questions élémentaires sur qui est le loup et une possible cohabitation avec lui. Une mission qui est au cœur de son activité.

Suzanne Stone travaille avec les loups depuis 32 ans aux États-Unis. Engagée pour la préservation de cet animal, elle collabore activement avec les éleveurs. Elle supervise actuellement le Wood River Wolf Project dont elle est la co-fondatrice. Basée depuis 2008 dans l’Idaho, dans l’ouest des États-Unis et à quelques kilomètres du parc national du Yellowstone, cette organisation non gouvernementale promeut la coexistence du bétail et des loups en favorisant des méthodes dissuasives et non létales. Suzanne Stone a récemment été nommée nouvelle directrice du International Wildlife Coexistence Network dont l’objectif est la conservation de la faune et la résolution de conflits par des approches non létales.

 

Suzanne, depuis combien de temps travaillez-vous avec des loups et pour quelles raisons ?

Je travaille avec les loups depuis 32 ans. J’ai d’abord étudié les méthodes que nous utilisons pour gérer la faune et j’ai finalement découvert qu’il existe des méthodes beaucoup plus efficaces, économiques, écologiques et humaines qui aident à réduire les conflits, tout en favorisant de saines pratiques de préservation.

 

Quelle est la durée de vie moyenne d’un loup ?

Un loup à l’état sauvage vie en moyenne 7 à 8 ans mais il a une durée de vie plus longue en captivité.

 

Tous les loups vivent-ils en meute ou certains sont solitaires ?

Tous les loups essaient de vivre en meute. Ils ont tendance à ne passer que peu de temps seuls.

 

Pourquoi dit-on que le loup est un animal social ?

Parce qu’ils sont étroitement liés à leur famille. Ils ont de solides structures de communication sociale y compris des comportements non verbaux qu’ils utilisent pour communiquer entre eux.

 

De quoi se nourrit le loup ?

Les loups sont des prédateurs et des charognards. Leur alimentation est presque exclusivement de la viande.

 

Tous les individus de la meute chassent-ils ?

Non, pas toujours. Les jeunes loups ne peuvent pas chasser efficacement seuls jusqu’à leur 10 mois environ. Habituellement, les femelles les plus jeunes et les plus rapides sont les chasseuses, et les mâles les plus costauds ont tendance à ne contribuer qu’à abattre les proies une fois qu’elles sont acculées.

 

On parle de territoire occupé par une meute, mais le loup n’est-il pas un peu nomade ?

Les loups ne sont pas nomades toute l’année. En fait, ils construisent ou aménagent une tanière et élèvent les louveteaux généralement au même endroit au printemps. Ils ont plutôt tendance à avoir de vastes territoires qu’ils couvrent régulièrement à la recherche de nourriture.

 

Les loups attaquent-ils des troupeaux parce qu’ils n’ont pas assez à manger parmi les animaux sauvages ?

Habituellement, non, ce n’est pas la raison. Ils ont plutôt tendance à attaquer les animaux domestiques car il y a un puissant élément attractif déclenchant leurs instincts de prédateurs ou de charognards. Les facteurs sont divers. Il peut s’agir de la présence parmi le bétail d’un mort, d’un malade ou d’un blessé. Les troupeaux sans aucune protection sont aussi attractifs, dans la mesure où ils sont un repas facile. L’on peut compter aussi les animaux qui mettent bas ou ceux qui semblent en détresse, par exemple.

 

Une cohabitation harmonieuse entre les êtres humains et les loups est-elle possible ? Et comment ?

Absolument, c’est possible. Il suffit de bien comprendre ce qui cause les conflits, les pertes, et quels sont les moyens les plus pratiques de les éviter.

 

Le loup peut-il comprendre qu’il ne faut pas attaquer les bêtes des troupeaux ?

Un loup n’attaque que ce qu’il juge attrayant ou qui n’est pas risqué. Si vous enlevez ce qui l’attire (un animal malade, mourant ou mort ou le fait qu’un troupeau ne soit pas protégé), vous retirez l’intérêt du loup pour la chasse aux animaux domestiques. C’est vraiment aussi simple que cela. Mais cela demande d’adopter une nouvelle approche pour gérer le bétail et être de meilleurs gardiens de troupeaux.

 

Quelles sont les mesures les plus pragmatiques pour éviter qu’un loup s’attaque à un troupeau ?

Il y a plusieurs techniques. Par exemple, réduire les facteurs attractifs pour le loup, travailler avec des chiens qui gardent le troupeau, ériger un certain type de barrières, augmenter la présence humaine autour des troupeaux, utiliser des outils et des tactiques pour effrayer le loup (alarmes, éclairages, munitions non létales), mais aussi changer régulièrement de lieux de pâturage. Les meilleurs moyens de dissuasion dépendent néanmoins de la situation locale, par exemple du type de bétail, des saisons, du terrain, de la présence humaine.

 

Avons-nous une idée de la façon dont le loup nous perçoit ?

Dans leur monde, je ne suis pas certaine qu’ils nous voient autrement que comme étant une source de danger.

 

Est-ce que le loup a peur de nous ?

Ils devraient. Seuls les loups qui évitent les humains typiquement survivent.

 

Au-delà des attaques de troupeaux, à votre avis, pourquoi les humains ont-ils peur des loups ?

Les mythes sont de puissants moteurs émotionnels du comportement humain et peu d’animaux sont considérés aussi négativement dans les mythes.

 

Doit-on avoir peur du loup ?

Non. Les loups attaquent rarement les gens.

 

Et doit-on avoir peur de sa prolifération ?

Les loups sont importants pour tous les écosystèmes où ils sont indigènes. Ils jouent un rôle écologique unique en réduisant les impacts dus à la présence des ongulés sur les terres et à la réduction des maladies parmi les ongulés.

 

Certains spécialistes du loup et d’autres passionnés disent souvent que les loups peuvent nous apprendre à être « plus humains ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense que notre réaction face aux loups tend à ressembler au reflet de l’âme d’une personne dans un miroir. Si un loup évoque de la haine, alors la haine était déjà présente chez cette personne. De la même manière, s’il évoque de l’amour.

 

Avez-vous des conseils concernant la problématique du loup en Europe ?

Oui. Les loups peuvent nous aider à apprendre à être de meilleurs intendants de la terre – aider à en prendre soin et à la restaurer. Ce sont d’excellents enseignants si nous leur permettons de nous aider. Les propriétaires de bétail qui travaillent avec des loups et d’autres grands prédateurs, ici, dans l’Ouest des États-Unis, ont découvert que ces nouvelles techniques, et certaines anciennes, contribuent à restaurer le sol en renforçant la diversité à tous les niveaux. Un sol sain produit un bétail plus sain, un bétail plus sain résiste davantage aux maladies et aux prédateurs. L’ensemble du système fonctionne mieux si nous travaillons avec la nature plutôt que contre elle.

*Photo: Christel Sagniez, Wolf.

Pourquoi ai-je arrêté de manger de la viande ?

« […] si le vent de la pensée, que je vais à présent éveiller en toi, te sort du sommeil et te rend parfaitement alerte et vivant, alors tu verras que tu n’as que des embarras, et ce que nous pouvons faire de mieux est de nous les partager. »

Hannah Arendt, Considérations morales, trad. Marc Ducassou, Editions Payot & Rivages, Paris, 1996, p. 52.
* Image : William Holman Hunt, The Scapegoat, 1852-1854.

1 – Préambule

 

Il y a quelques jours, je suis tombée par hasard sur un vieux documentaire ethnographique, filmant et commentant un rite très étrange, aussi fascinant que dérangeant. La sensation éprouvée en le visionnant m’a rappelé un voyage que j’avais doucement oublié, alors qu’il était loin d’être anodin. Il avait inauguré de nombreux changements dans ma vie, dont le végétarisme. Je préfère taire le nom du lieu où j’ai vécu l’expérience traumatisante que je vais raconter, car je ne veux heurter la sensibilité patriotique de personne. Pardonnez alors le peu de description. Je dirais qu’il faut au moins se figurer un lieu très éloigné de notre culture occidentale, des villes et de toute technologie ; un village au beau milieu de nulle part, hors du temps.

 

J’y ai été témoin d’une cérémonie impliquant de nombreux sacrifices d’animaux. Cet événement a suscité en moi un sérieux embarras et m’a invité à la réflexion. Par le récit qui suit, je partage un itinéraire de voyage et de pensées. Au pire cela ennuiera, au mieux cela interrogera.

 

2 – Une excursion inattendue

 

Un été, je suis partie visiter une très bonne amie, Livia, qui vit depuis plusieurs années dans la région en question. À peine arrivée chez elle, je demande à faire du change. Ce n’est pas tellement un endroit où cela se fait facilement mais Livia connaît quelqu’un qui pourra m’en faire à un taux, me dit-elle, correct. C’est comme ça que j’ai rencontré Robert.

Robert, c’est ce genre de type à facettes multiples qui connaît tout le monde et fait toute sorte de business. Il fait du change, de l’import-export et te propose toute sorte d’affaires aussi banales qu’improbables. Pas manqué, il nous propose de nous greffer à son plan du lendemain. Il s’agit de partir dans un village pour une fête avec des processions, des danses et, ce que je ne savais pas encore, des sacrifices d’animaux.

En fait, il accompagne un ethnologue documentariste qui part filmer l’événement et un ami à lui, marchand d’art madrilène, Javier. Bon vendeur, Robert nous explique que c’est une occasion assez rare, que les traditions dont il s’agit se perdent, que ce n’est pas du tout touristique et que c’est plutôt une belle opportunité. Je ne le crois pas vraiment, mais du fait qu’un ethnologue s’y rende, je me laisse plus volontiers convaincre. La proposition a du style. C’est vendu.

 

Un chemin pénible

La route est longue et plus l’on s’enfonce dans les terres, plus le paysage offre une nature sauvage, voire hostile. Les routes sont difficilement praticables. Elles se croisent et se recroisent sans cesse. J’ai l’impression que nous errons dans un immense labyrinthe, semé d’embûches. Ce n’était pas qu’une impression : l’une des trois voitures du convoi s’égare et Javier est oublié au milieu de la végétation, à l’occasion d’une pause pipi. Nous mettrons des heures à nous retrouver. D’ailleurs, l’une des voitures s’embourbe. Cela se poursuivra avec les pieds dans la boue, des éclaboussures à cause des roues qui tournent à vide et tout un petit panel de tentatives vaines et désespérées. J’en ai un peu marre. Mais finalement on s’en sort.

 

Un village peu accueillant

L’arrivée au village se passe comme dans un ralenti, celui-ci se laisse découvrir progressivement, il est caché. Il s’en dégage des odeurs que je trouve nauséabondes. Les habitants parlent une langue qui m’est parfaitement étrangère. J’ai la sensation que nous dérangeons. C’est le cas. Nous ne sommes pas les bienvenus.

Robert nous emmène saluer le chef du village et je devine qu’il le remercie pour son accueil, tout en lui glissant quelques billets. Le chef qui porte des lunettes de soleil chez lui, est à peine cordial. Les villageois se montrent indifférents à notre égard, une indifférence un tantinet hostile. Seuls les enfants manifestent de la curiosité et nous échangeons quelques sourires. Alors que mes compagnons de voyage se promènent dans le village, je m’installe dans une des pièces de la maison du chef. Il y a un va-et-vient incessant. On ne me regarde toujours pas ; même pas sans faire exprès. Le temps est long, je gribouille des insectes dans mon carnet et je tente de gérer mon malaise.

Soudain, une femme entre et me fixe aimablement. Elle dit en français (!) :

– « Salut, ça va ? »

Je suis tellement heureuse. Quelqu’un me parle et, en plus, dans ma langue. Je lui réponds vraiment pleine d’enthousiasme :

– « Merci, je vais bien, et vous ? ». Elle me sourit. Je continue : « Je suis contente que vous parliez français. Vous êtes de ce village ? Comment vous appelez-vous ? Pouvez-vous m’expliquez ce qu’on attend ? Comment cela va se passer ? »

Elle se tait, s’assoit à côté de moi sur le banc et m’indique par sa main de m’adresser à l’un des types assis par terre. Là, je comprends qu’en fait elle ne parle pas du tout français. Elle sait uniquement dire : « Salut, ça va ? ». Je trouve ça hyper mignon. J’interroge alors ensuite l’homme. Il feint de ne pas me voir et de ne pas m’entendre. Cette scène absurde en devient comique. Mais je suis bien forcée de me replonger dans le silence.

 

3 – Une fête ou un cauchemar ?

 

La fête commence par une procession. On marche, on tourne infiniment dans le village, je ne sais ni pourquoi on le fait, ni où l’on va. J’ai perdu de vue Livia, Robert et Javier. Je croise parfois l’ethnologue mais depuis le début du voyage il ne nous adresse pas la parole et ne veut pas qu’on la lui adresse. Je commence à oser m’avouer que je m’ennuie.

En ce que je crois être le milieu du village, nous nous arrêtons enfin. J’ai retrouvé Livia. L’ethnologue prépare sa caméra. Robert et Javier sont encore absents. Nous sommes nombreux, hommes, femmes et beaucoup d’enfants, à désormais stagner et attendre quelque chose.

 

La cérémonie

Un bœuf arrive. Il est gris, extrêmement maigre. Deux adolescents le tirent péniblement à l’aide d’une corde attachée à son museau. Mais, soudain, le bœuf s’arrête net. Il veut reculer. L’un des jeunes se place derrière lui et il se met à le frapper violemment avec un bâton pour qu’il avance. Le bœuf tremble, il refuse toujours d’avancer, il se fait alors battre.

On regarde tous, passifs, calmes et silencieux, ce qui contraste avec la violence qui se produit sous nos yeux. Mais croyez-moi, j’ai tellement de peine. Je n’ose rien dire. Livia à côté de moi s’exclame timidement : « Mais c’est horrible ! » Il n’y avait encore rien de cérémoniel qui pouvait justifier cette violence. Était-ce donc du sadisme ? J’en reste persuadée.

Cette scène atroce est interminable, mais heureusement l’ethnologue se décide d’intervenir et hurle sur le garçon pour qu’il s’arrête. Sa réaction confirme mon impression. Je doute qu’il serait intervenu si cela participait au rite.

Le bœuf est ensuite touché en quelques endroits de sorte qu’il s’évanouit. Il tombe à terre, comme mort, et on attache ses pattes ensemble pour qu’il ne se relève pas. Quelques minutes après il se réveille. Je le vois, regardant en face de lui avec ses grands yeux noirs, brillants comme des billes. Il les referme parfois, comme las. Je l’observe, lui, puis les enfants autour, et je me demande, si eux, comme moi, éprouvent autant de peine pour ce bœuf. Nous nous scrutons, toujours dans le silence.

Pour une raison qui m’échappe, je sors soudainement de la torpeur dans laquelle j’étais. Je prends conscience qu’autour de moi les gens s’affairent. Je me fais plusieurs fois bousculer. Puis, je commence à saisir qu’il n’y avait, en fait, pas seulement le bœuf qui était là, mais toute une série de chèvres qui défilent derrière moi. Elles étaient menées par des enfants. Toutes mignonnes, elles tiraient joyeusement la langue et béguetaient dans l’insouciance, jusqu’au moment où elles découvraient, comme moi, leurs congénères ensanglantées. C’est là que j’ai compris que le bœuf subirait le même sort.

L’odeur, le sang, la mort et quelques cadavres en train de brûler m’ont plongé brutalement en plein cauchemar. Javier, qui avait réapparu a vu mon désarroi. Il m’a alors raconté qu’il a déjà vu ce rituel et que le bœuf sera décapité, frappé et insulté. Ma curiosité avait atteint son extrême limite : je veux partir. Mes compagnons ne sont pas contre. Seul l’ethnologue reste.

 

L’embarras

Alors que j’avais étudié les religions, qu’on m’avait expliqué le phénomène du bouc émissaire et des sacrifices, que j’avais appris à ne pas juger les autres cultures, que j’estime que la mienne ne vaut pas mieux qu’une autre et que mon opinion et mon jugement est forcément biaisé, cette expérience, bien concrète, a eu raison de moi. J’étais incapable d’assumer ces postures apprises dans les livres. En fait, je désapprouvais totalement ce que je voyais.

 

4 – Le retour en Suisse


Le questionnement

En rentrant de ce voyage, j’ai raconté cette expérience à plusieurs amis. Aucun, ni aucune n’a porté de jugement sur ce rite, cette tradition, ces gens et leur façon de faire. En revanche, chacun et chacune avons interrogé nos propres coutumes. Nous, nous mangeons des animaux dont on veut ignorer la mort et la souffrance. Elles se passent loin des yeux, cachées dans des abattoirs.

Ce que j’ai ressenti lorsque j’ai vu ces animaux se faire tuer s’apparente à une intuition éthique, une intuition qui me faisait penser que c’est mal de tuer des animaux. J’ai franchement toujours été sensible à la question. Mais je l’ai fréquemment laissée en suspens, mettant en attente aussi le fait d’être conséquente : si tu penses que c’est mal de tuer les animaux alors il faut peut-être commencer par ne pas les manger.

Il arrive aussi que je déroule dans mon esprit tout ce qu’il faudrait changer dans ma manière de vivre pour être cohérente à ce sujet : ne pas porter de cuir, privilégier les produits cosmétiques qui n’ont pas été testés sur des animaux, se positionner sur l’expérimentation animal et j’en passe. Ensuite, si je pense que c’est mal de tuer les animaux, c’est peut-être aussi parce que je veux leur éviter de souffrir, et alors là, si je veux encore être en accord avec cette opinion, je ne consomme plus de produits laitiers, ni d’œufs, je ne porte pas de laine, pas de vestes rembourrées de plumes d’oie etc. En effet, tous ces produits peuvent être issus de l’exploitation animal, au sens où l’entend Peter Singer : sans donc considérer les intérêts de ceux utilisés.[1]

Cela fait beaucoup de chose à changer, alors la plupart du temps, moi, comme d’autres, on s’arrête à mi-chemin dans le raisonnement et on trouve le moyen à peine conscient de passer à autre chose. On se dit : « Bon, bref, je ne sais pas…c’est compliqué ces histoires. Reportons cette réflexion à plus tard. »

 

5 – Le début d’une réflexion

 

En philosophie, l’intuition éthique est loin d’être considérée comme un bon critère pour décider de ce qui est bien ou mal. Il arrive que ce qui fait l’objet d’une intuition soit motivé, en fait, par un préjugé bien tenace dans une société. Le sexisme, par exemple, et cette idée que les femmes sont inférieures aux hommes a longtemps été perçue par certains comme « intuitive ».[2] Par ailleurs, l’appel au critère émotionnel du type : cela fait de la peine de voir un animal souffrir, alors il faut faire en sorte que cette souffrance soit autant que possible évitée, est quelque peu relatif dans la mesure où nous n’éprouvons pas tous cette peine face aux souffrances animales et ceux qui n’en éprouvent pas n’en deviennent pas pour autant des psychopathes. Ce critère n’est donc pas suffisant pour être un principe régissant l’action d’une collectivité.

Néanmoins, l’intuition éthique reste probablement un bon point de départ pour se demander si nos actions, nos mœurs et nos coutumes sont bonnes ou pas. C’est une invitation à s’engager dans le processus d’une réflexion qui possiblement permettra d’aligner autant que possible nos actions avec des valeurs que l’on estime. Ma propre réflexion suit son cours, je navigue à travers différents arguments, mais une chose est sûre : je veux participer à un changement qui vise à ne pas mépriser les intérêts des animaux.

 

[1] Propos rapporté par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « L’éthique animale de Peter Singer », in Peter Singer, La libération animale, trad. Louise Rousselle, Editions Payot & Rivages, Paris 2012, p. 28.

[2] L’analogie est couramment utilisée. Cf. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « L’éthique animale de Peter Singer », in Peter Singer, La libération animale, trad. Louise Rousselle, Editions Payot & Rivages, Paris 2012, p. 35.

Pourquoi faire de la philosophie? Réponse d’un professeur du 14e siècle

« Consacre-toi à celle-ci […] si tu veux être sauf, impassible, heureux et enfin, ce qui est le plus élevé, libre » [1].

C’est par cette promesse séduisante (qui l’est au moins par les mots heureux et libre) que Raoul le Breton, citant Sénèque [2], introduit l’un de ses enseignements de philosophie. Un enseignement donné à la Faculté des arts de Paris autour de l’an 1300 et que l’on peut lire dans son intégralité dans deux manuscrits médiévaux.

Contrairement à ce que laisse entendre cette phrase d’accroche, ce n’est pas tellement un enseignement de philosophie pratique (i.e. dont le but est de savoir comment bien-vivre) qu’il va donner. Il raconte cela dans le prologue d’un enseignement de logique médiévale sur les arguments fallacieux [3] – garantie bien théorique. Mais avant de noyer ses étudiants dans des considérations excessivement techniques dont je n’ose pas même donner un avant-goût, il fait l’éloge de la philosophie en général. C’est le propos de ce prologue que je rapporte ici.

De toute évidence, même la philosophie théorique peut être utile à la pratique. Penser correctement, utiliser de manière adéquate sa raison, s’adonner à des réflexions abstraites nous permettrait d’atteindre les quatre états indiqués. Qu’on veuille être heureux et libre, est, je crois bien, assez parlant et naturellement plutôt désirable ; sauf et impassible, je dirais que ça l’est un peu moins, notamment parce que l’on se demande déjà de quoi il s’agit, avant de se demander : mais pourquoi donc souhaiterions-nous être ainsi ?

1 – Être sauf

Ce que Raoul entend par un état sauf est, dit-il, à l’image d’un navire qui atteint bon port après avoir traversé quelques intempéries. Ce « bon port » pour un être humain, ou le but d’une vie digne, c’est la connaissance – on n’en attend pas moins d’un professeur d’Université. Fais donc de la philosophie si tu veux atteindre bon port et être sauf – mais sauf de quoi au juste ?

J’ai alors été amusée de lire quelles sont ces intempéries ou obstacles qui nous empêcheraient de parvenir à la connaissance. Raoul en donne trois : les plaisirs sensuels, les mondanités et le désespoir.

1.1 Les plaisirs sensuels

Ces plaisirs sont « nombreux » et ne se cantonnent pas aux seuls plaisirs sexuels. Grosso modo tous les plaisirs des sens sont concernés. Ils nous détournent du but ultime qui est la connaissance et ceux qui poursuivent ces plaisirs sensuels, et bien, ils sont tout simplement « bestiaux » [4].

1.2 Les mondanités

Il ne faut pas se rêver comme un personnage de House of Cards. L’intérêt excessif que l’on peut porter aux mondanités et au pouvoir (i.e. se faire bien voir, connaître les personnes influentes, se donner pour seul but d’en être une) est une inclination qui nous détourne du vrai but ultime. Raoul tiendrait probablement en mépris Robert Green qui explique dans son best-seller The 48 Laws of Power que nous sommes mus par le dessein de satisfaire notre envie de puissance et nous indique la marche à suivre pour la satisfaire.

1.3 Le désespoir

C’est mon préféré. Le désespoir peut empêcher d’atteindre la connaissance. Il touche ceux qui croient qu’ils ne peuvent rien savoir. Pour Raoul, c’est une fausse croyance. La raison est toute trouvée : « une personne expérimentée en philosophie sait que la connaissance de la vérité n’est pas quelque chose d’impossible » [5]. Moi qui m’attendais à lire quelque chose de quasi socratique comme : « plus l’on avance dans le travail intellectuel plus l’on découvre que l’on ne sait rien ». Force est de constater que nous avons affaire avec Raoul à un philosophe optimiste.

Désespoir, mondanités et plaisirs sensuels sont donc pour Raoul les principaux obstacles à la connaissance de la vérité. Elle n’est donc pas un graal dont on pourrait encore dire cette phrase quelque peu agaçante : « ce n’est pas le but mais la quête qui au final est importante » ; non, cette vérité est bel et bien saisissable si l’on ne s’est pas laissé happer par les plaisirs sensuels, les mondanités ou le désespoir.

Voyons maintenant les trois autres états souhaitables dont Raoul parlait initialement.

2 – Être impassible

C’est la deuxième vertu que la philosophie peut apporter. Mais pour quoi faire ? Et bien pour avoir une âme en paix. Cette idée s’apparente à une notion issue de la pensée philosophique grecque, l’ataraxie. Elle signifie l’absence de trouble, la tranquillité de l’âme – et c’est de là aussi que tire son nom un fameux anxiolytique : l’Atarax. Bien pensé, non ? Cet état idéal consiste à maintenir son être de manière stable, de sorte à ne pas être perturbé par des événements extérieurs qui peuvent nous être « favorables » ou « défavorables ». On ne s’anéantit pas sous les coups du sort et on ne s’emballe pas trop quand la chance nous sourit.

Ainsi, ni nos sens, ni nos émotions sont à honorer. On s’en tient fermement à notre raison et on se met à distance du reste. Il faut être une tête dure et à nouveau être complètement désincarné. Les amicales et consolatrices recommandations de Thomas d’Aquin sont bien plus douces à lire. En effet, dans sa gigantesque Somme théologique il explique une chose qu’on ne s’attend pas du tout à lire dans une telle œuvre, à savoir que pour soulager la tristesse, il est utile de prendre un bon bain et de bien dormir [6]. Prendre soin du corps permet de soigner l’esprit. Merci Thomas.

3 – Être heureux

Quelles sont alors les réjouissances ? « La philosophie rend l’homme heureux » [7]. Ce n’est pas tellement manifeste et il faut dire que l’argument de Raoul sur ce point est très exotique pour un lecteur contemporain. D’abord, il rappelle ce que dit Aristote dans son Éthique à Nicomaque, à savoir que le bonheur humain consiste dans l’opération de l’intellect. On disait plus haut que le but de l’homme était d’atteindre la connaissance ; ici la variante c’est que faire fonctionner ses méninges, ça nous fait du bien. Jusque-là, c’est compréhensible. S’appuyant sur l’autorité de Sénèque et Boèce, Raoul poursuit et explique qu’en faisant de la philosophie nous nous rapprochons d’un statut divin. La dimension hautement élevée des réflexions philosophiques qui peuvent mener à la connaissance des vérités premières, telles que les principes fondamentaux qui expliquent la création du monde et son fonctionnement, nous fait flirter avec notre part divine. Rien que ça. C’est à ce stade que je trouve difficile de se sentir concrètement concernée mais cela ne tient sans doute qu’à moi.

Pour résumer ce point, l’exercice même de la philosophie peut nous rendre heureux et les connaissances auxquelles nous aboutissons grâce à elle devraient nous combler. Bien que tentée, je pense que je n’oserai jamais aller sur le lit de mort de ces enthousiastes comme Raoul pour les taquiner en leur demandant s’ils pensent encore ce qu’ils ont dit.

4 – Être libre

Finalement, venons-en à ce que Raoul dit être la chose la plus élevée : la liberté. Cette liberté, c’est ce que nous offre la connaissance par opposition à l’ignorance qui rend les êtres humains esclaves. L’idée est que la philosophie qui vise la connaissance pour la connaissance fait du philosophe un homme qui vit selon sa raison et ne s’enlise ni dans le désespoir, ni dans les plaisirs, ni dans les mondanités qui ne sont autres que des liens qui empêchent l’épanouissement de la raison. Or, dépendre exclusivement de sa raison, c’est pouvoir être maître de soi et être maître de soi, c’est ça la liberté.

 

Maintenant, pensez-vous être capable de répondre à la question : pourquoi ne pas faire de la philosophie ? Sarcastique, je le suis un peu : l’ascétisme qui sous-tend le propos de Raoul me paraît quelque peu rédhibitoire et me pose question. Je doute qu’un tel détachement puisse être satisfaisant tant pour soi que pour répondre à l’exigence de la sagesse (qui est la connaissance du vrai et du bien). Vivre et penser le monde depuis sa tour d’ivoire est une posture qui ne m’est pas vraiment étrangère mais elle ne cesse de me rendre perplexe. Quoiqu’il en soit, faire l’éloge de la raison reste nécessaire. On sait bien que de la bêtise aux arguments fallacieux si souvent usités, notamment en politique, on a affaire à un panel d’attitudes néfastes que la raison peut, voire doit tempérer (à noter qu’elle-même a son pendant pernicieux). Il est tout aussi nécessaire d’exercer autant que possible son libre arbitre – et j’ose le dire bien que j’entende déjà ricaner les déterministes que je connais. Tendre à la vérité, enfin, je le pense aussi, est une nécessité, bien que je concède que telle qu’elle a été posée ici, la notion reste vague. Il est passablement question de ce souci de la vérité dans les médias – crise de l’information et problématique des fake news obligent. Enfin et pour conclure, il y a du bon à magnifier la raison comme le fait Raoul mais s’enquérir uniquement d’elle court le risque malheureux de nous déshumaniser.

 

[1] « Ad hanc te confer – et loquitur de philosophia – si vis esse salvus, si securus, si beatus, et denique, quod maximum est, si vis esse liber. » Raoul Le Breton, Quaestiones super sophisticos elenchos, Manuscrits : Biblioteca de la Universidad de Salamanca,  BU 2350, folios 160ra-197rb et Bibliothèque Royal de Belgique, BU 3540-47, folios 480ra-543va.

[2] Sénèque, Lettre à Lucilius, XXXVII.

[3] Il s’agit de questions disputées sur les Réfutations sophistiques d’Aristote. Pour une brève explication sur le traité d’Aristote et sa réception au Moyen Âge voir : https://www.unige.ch/campus/campus133/dossier6/ .

[4] « […] tales enim homines qui istas delectationes sensuales prosequuntur sunt bestiales[…] », Biblioteca de la Universidad de Salamanca,  BU 2350, folio 160ra et Bibliothèque Royal de Belgique, BU 3540-47, folio 480ra.

[5] « […] aliquis expertus in philosophia scit quod cognitio veritatis non est alicui impossibilis » Biblioteca de la Universidad de Salamanca,  BU 2350, folio 160ra et Bibliothèque Royal de Belgique, BU 3540-47, folio 480rb.

[6] Thomas d’Aquin, Somme théologique I-II, q. 38, a. 5.

[7] « Etiam philosophia reddit hominem beatum […] » Biblioteca de la Universidad de Salamanca,  BU 2350, folio 160rb et Bibliothèque Royal de Belgique, BU 3540-47, folio 480va.