Éric Guttierrez est éleveur de brebis, berger transhumant, et producteur de fromage bio. Il exerce depuis 2006 dans sa ferme à Saint-Christophe-de-Double, petite commune du Sud-Ouest de la France, au cœur de la forêt de la Double, région où l’on pressent depuis quelques mois la présence de loups.[1] Une possible présence qui fait ressortir bons nombres de débats et de problématiques qui ne concernent pas directement l’animal prédateur, mais l’avenir de la paysannerie, de l’élevage extensif[2] et de la qualité de notre alimentation. Éric Guttierrez nous parle ici de ses inquiétudes quant à l’avenir de sa profession – le loup, lui, ne vient finalement que remuer le couteau dans la plaie. Ce dont parle Éric n’est pas seulement une problématique française, elle peut faire écho aux enjeux de la paysannerie suisse et d’ailleurs.
D’abord citadin, Éric a travaillé pendant 15 ans comme sous-traitant pour le grand groupe de production d’électricité française, EDF. Mais ses heureux souvenirs d’enfance dans le Pays Basque, ses terres agricoles, ses fermes et ses bergeries, le pousseront lui, son épouse et leurs enfants à adopter un autre style de vie, les faisant vivre aux rythmes des saisons et des animaux depuis 22 ans. Aucun regret, Éric est un éleveur passionné et fédérateur. Président des CIVAM PPML (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural – Produire Partager et Manger Local en Gironde), il est soucieux de transmettre une manière de vivre respectueuse du vivant sans pour autant idéaliser et sacraliser la nature au point dirait-il de la sanctuariser. Il aime ses bêtes, il aime sa région, son environnement en plein air, mais il faut survivre, se nourrir et produire pour gagner sa vie, élever ses enfants et plus largement nourrir la société. Face aux nombreuses contradictions entre la mise en place d’une politique écologique et des exigences économiques de productivité, il s’indigne : « la société tue le paysan, alors que c’est lui qui nourrit le monde ! »[3]
Que dénonces-tu ?
L’attitude du plus grand nombre vis-à-vis des dispositions que l’on peut prendre pour la protection des espaces et des espèces, elle est comme un rachat. On n’arrête pas de nous rendre, nous les éleveurs, responsables de la situation environnementale dans laquelle on se trouve. On attend tout de nous, sans même nous aider à maintenir ou créer les conditions de possibilités de cette préservation.
Quel rapport avec le retour du loup ?
On cherche à le protéger au nom de la biodiversité, en le sacralisant et en le rendant intouchable. Idéalement, je veux bien, mais j’ai des brebis à protéger, une production fromagère à faire tourner, or on demande à des gens comme moi, de repousser le loup de chez soi sans le toucher. La majorité de la population est dans un esprit pro-loup, une position simple quand on n’est pas directement impacté par le loup, seule une minorité de gens l’est, celle qui vit dans des lieux où presque plus personne ne vit.
Tu veux parler de celles et ceux qui vivent dans des lieux aussi isolés que les campagnes, les zones agricoles et forestières ?
Oui et de ceux qui travaillent avec la terre et les animaux. Ce n’est pas aux personnes qui ne vivent pas dans la réalité du monde vivant de nous demander l’impossible en croisant les bras.
Que demandes-tu à la société ?
Plusieurs choses. Concernant le loup, déjà, je demande à la société une part de travail pour nous aider à gérer ce nouveau danger de prédation, en nous aidant à le repérer et à être accompagnés par des spécialistes pour savoir comment faire comprendre au loup qu’il n’a pas à venir se servir dans nos troupeaux.
Tu as déjà des chiens pour le dissuader…
Oui, mais ce n’est pas suffisant et il n’est pas si simple pour les éleveurs de trouver de bons chiens, de les dresser et de s’en occuper. Nous avons déjà des journées extrêmement chronophages : s’occuper des brebis, faire le fromage, le commercialiser etc. Si on nous ajoute la gestion d’un prédateur comme le loup, en nous demandant de changer de type de clôture, de dresser des chiens, de bouger les brebis dans différents pâturages et j’en passe, et bien, somme toute, cela fait beaucoup de temps à lui consacrer. Il est mignon et fascinant le loup, certes, mais je ne peux m’occuper de lui à plein temps.
Mais puisque dans ta région, il n’est pas encore pleinement avéré que le loup est présent, tu n’es pas obligé d’y penser, pourquoi une telle anticipation ?
Quand tu vois les dégâts qu’un chien errant peut faire, ou même un renard sur des poules, tu préfères anticiper les possibles attaques sur ton troupeau de brebis en cherchant à agir dès le départ le plus intelligemment possible. En plus d’une perte au niveau de ta production, une attaque génère de la déception et beaucoup de tristesse, car on a un lien particulier avec nos animaux. Nous et le troupeau subissons une violence après laquelle survient une série d’angoisses. Chaque matin, on craint de découvrir une autre attaque. Pour moi anticiper est une obligation.
En tant qu’éleveur bio tu es sensible à l’écologie et à la biodiversité, tout comme ceux qui protègent le loup. Comment te positionnes-tu par rapport à cela ?
Je trouve que le loup vient nous questionner sur notre vision du monde, comme s’il avait endossé le costume de porte-parole de la nature. Moi je veux penser au-delà du clivage pour ou contre le loup. On n’a pas besoin de l’aimer ou de le détester, mais on a besoin de trouver une manière de coexister ou mieux de cohabiter. Lui, comme nous, habitons un même espace. Mon propos est que ce n’est pas au seul paysan de trouver cette manière de cohabiter, toute la société est concernée, à elle de nous aider également.
Comment sensibiliser les membres de la société pour qu’ils se sentent directement concernés ?
Qu’ils pensent à ce qu’ils mangent et veulent manger. Je trouve intéressant de remarquer que le problème du retour du loup surgit au moment où l’on voit poindre une nouvelle manière de se nourrir. Une manière qui détache l’homme de sa dépendance vis-à-vis de la nature.
À quelle nouvelle pratique penses-tu ?
Je pense à la culture hors sol.[4] Tous ceux qui ne font que du business avec la viande ou les légumes ont bien compris que l’avenir de la production de nourriture n’était plus le sol mais le laboratoire. C’est une direction qui se dessine.
La culture hors sol t’inquiète-t-elle ?
Je trouve inquiétant que la façon dont on nous propose de nous nourrir dans le futur soit complètement déconnectée du sol, de la terre. C’est imaginer que l’on n’a plus besoin de la terre pour se nourrir. On se détache de la nature de plus en plus, augmentant le clivage nature et culture. Même certains militants de l’écologie participent à intensifier ce clivage en sanctuarisant la nature.
Pourquoi « sanctuariser la nature » serait un problème ?
La nature est sacralisée au point que certains ne veulent plus la toucher, créant ainsi une rupture entre la nature et les humains. Je trouve qu’une telle attitude revient à refuser qu’on appartienne à ce tout qu’est la nature et qu’on y est partie prenante. Entre cette attitude sacralisante et le basculement possible de la société vers la culture hors sol, je crains que les derniers paysans qui suivent une politique verte ne soient plus des producteurs mais deviennent des paysans-jardiniers, gardiens d’une histoire passée, comme dans un musée.
Selon toi le fait que le loup prolifère et que l’on ne fasse rien pour l’arrêter implique que l’on se précipite dans cette direction ?
C’est une possibilité. Si l’on ne fait rien, ce vers quoi l’on tend c’est la disparition de ceux qui ont encore un lien au sol, à travers les animaux ou les végétaux. On est à l’heure d’un changement profond de la société, on peut basculer véritablement vers une déconnexion de notre rapport au sol et à la terre. Comme si on s’expulsait nous-mêmes de la planète. Mais je trouve que cette planète est belle, n’y a-t-il donc pas d’alternative pour se reconnecter à elle sans l’exploiter à l’excès ou revenir à la lampe à huile ?
Que demandes-tu d’autre à la société, en plus d’aider les éleveurs à gérer la présence du loup ?
Je lui demande de fabriquer du paysan ! Si elle veut continuer à manger des produits de bonnes qualités et conserver les paysages que nous aimons, il faut avoir une visée politique qui tend à cela, à donner envie et à permettre aux gens de devenir paysan et de le rester. Il faut véritablement recréer l’ethnie paysanne qu’on a sacrifié au nom de la productivité.
Lecteur, voici quelques ouvrages qui nourrissent les réflexions d’Éric Guttierrez tout au long de ses transhumances :
- Bernard Charbonneau, Une seconde nature, Sang de la terre, Paris, 2012.
- Simon Charbonneau, Résister à la société qu’on veut nous imposer, Editions Libre & Solidaire, Paris, 2018.
- Jean-Paul Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Fayard, Paris, 2017.
- Gilles Luneau, Steak barbare, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2020.
- Nastassja Martin, Croire aux fauves, Verticales, Paris, 2019.
- Baptiste Morizot, Les diplomates, Wildproject, Marseille, 2016.
- Antoine Nochy, La bête qui mangeait le monde, Arthaud, Paris, 2018 ; réédition poche février 2021.
- André Pochon, Les sillons de la colère, La Découverte, Paris, 2006.
- Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes sud, Paris, 2013.
- Charles Stépanoff, L’animal et la mort, La Découverte, Paris, 2021.
Propos recueillis par Parwana Emamzadah-Roth
— Photographies de Julie Subiry
[1] La raison de notre rencontre tournait autour de cette question du retour du loup et de la manière dont les paysans peuvent déjà anticiper cette présence en mettant en place les outils et les attitudes appropriées. C’est Antoine Nochy, philosophe, écologue et pisteur qui avait été contacté par des membres du CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) pour les aider dans cette démarche d’anticipation. Proches d’Antoine et intéressées par cette problématique, la photographe Julie Subiry et moi-même, l’avons suivi, accompagnées d’autres membres de l’Association Houmbaba dont il est le fondateur. Nous lui devons notre rencontre avec Éric et d’autres habitants de la région, ainsi qu’une initiation à la problématique du retour du loup et plus généralement de ce qu’il appelait : « le retour du sauvage comme paradoxe de la modernité ». Cf. Antoine Nochy et Jacques Deschamps, « ‘‘Penser comme une montagne’’ : enjeux épistémologique et anthropologique du retour du sauvage », Astérion, 2012. Julie et moi-même tenons à remercier de tout cœur Antoine, généreux et pédagogue, malheureusement disparu. Il transmettait au cours de ses pérégrinations une pensée riche, vivante et mémorable. Nous remercions également les membres actifs de son Association, ainsi que les membres du CIVAM pour leur accueil, leur compagnie, et leurs témoignages.
[2] https://dicoagroecologie.fr/dictionnaire/elevage-extensif/
[3] Une expression clin d’œil au titre du livre de celui qui nous a mis en relation et introduit généreusement à la problématique du retour du loup, Antoine Nochy, auteur de La bête qui mangeait le monde, Paris : Arthaud, 2018 ; réédition poche février 2021.
[4] https://magazine.laruchequiditoui.fr/cultures-sans-sol-et-sans-reproches/