Les rappeurs restent-ils jeunes par manque d’opportunité de vieillir ?

Vieillir quand on évolue dans le monde du rap n’est pas simple. Pourquoi? Ce mouvement a toujours été associé à la jeunesse (l’idée d’être et rester jeune) et son jeu reste dominé par les nouvelles voix de la génération contemporaine. Non seulement le public qui écoute ce type de musique est jeune, mais les artistes les plus écoutés le sont aussi. Ajoutons le fait que la jeunesse se reflète très régulièrement dans la musicalité des chansons et des thèmes traités… Bref ce n’est pas simple…

Le rap est aussi une musique qui se réinvente constamment, avec des artistes qui s’accusent entre-eux d’avoir «tué» le vrai hip hop – historique – en faisant une musique qui ne serait désormais plus «authentique».

Vieillir dans ce genre de musique est donc un privilège, car il faut mener une véritable épreuve de survie pour rester en tête d’affiche.

 

«Les jeunes vieux»

Il y a plusieurs façons d’être «vieux» dans la musique. «Relativement vieux», par rapport à l’âge moyen des autres musiciens dans le genre. Ce qui fait que Booba prend par exemple déjà sa retraite avec la sortie de son dernier album le 9 mars 2021 ou bien alors être «old school» (autrement dit, pionniers) de ce genre de musique. Citons notamment IAM ou Suprême NTM qui portent sur leurs épaules le poids de leurs longues carrières et continuent d’incarner l’histoire à chaque fois qu’ils montent sur scène. Enfin, «poétiquement vieux», comme Bigflo et Oli, qui se déclarent comme des «jeunes vieux» à cause de leurs habitudes hors normes pour des rappeurs. Et enfin, «métaphoriquement vieux» comme le souligne Youssoupha:

«J’ai une pensée pour tous les gens que j’ai perdus pour tous les vôtres aussi / Le nombre de mesures de ce texte si t’y penses / Est juste égal à l’âge moyen de l’espérance de vie en France / Mais ce n’est pas une question d’âge, de chiffres et de stats / Moi je te parle surtout de rage, de kiff et d’espoir Espérance de vie.»

De plus, pour les rappeurs qui grandissent dans des quartiers défavorisés et sont plus enclins à être exposés à des violences, la réalité de leurs vies antérieures à leurs carrières musicales les poursuit et peuvent résulter, aussi, en décès prématurés. Comme quoi plusieurs artistes restent jeunes, non pas par choix, mais plutôt par manque d’opportunité de vieillir.

Il est aussi aisé d’imaginer pourquoi l’idée d’une longue espérance de vie, ou bien de l’immortalité, est si attirante, comme si c’était un moyen de pouvoir échapper à la vie réelle et rejoindre le Pays Imaginaire où il est impossible – pour certains – de vieillir.

Le Pays imaginaire

D’ailleurs, ce que Peter Pan représente est une réalité qu’on vit de plus en plus chaque jour dans nos sociétés. On ne recherche pas forcément l’idée d’être immortel, mais plutôt celle de rester immortellement jeune.

La culture populaire de nos temps a pris l’interprétation la plus évidente de ce Pays Imaginaire, peut-être parce qu’il symbolise, de façon très poignante, la peur dominante existante dans nos sociétés: notre propre mortalité.

Tant dans la culture que l’imaginaire populaire, le Pays Imaginaire est un endroit où l’on vit pour toujours. Le cinéma, la littérature, l’art, la musique, il existe de nombreux rapprochement à Peter Pan, avec ce Pays imaginaire comme des synonymes d’immortalité. Pourtant, c’est un reflet des envies de notre société plus qu’une interprétation nuancée de l’histoire d’enfance de J. M. Barrie.

Alors que le symbolisme dérivé de l’histoire originale a construit ce pouvoir de vivre pour toujours et l’a lié étroitement au personnage de Peter Pan, dans le contexte du Pays imaginaire, les autres protagonistes (Wendy, John, Michael et les enfants perdus) retournent à leurs vies et leurs réalités après leurs aventures. Effectivement, ce que Barrie essaie de nous décrire c’est qu’il n’est pas possible d’éviter la mort. Il faut au contraire vivre avec, dans tous les sens que pourrait livrer cette affirmation.

Le Crocodile nous poursuit tous

Alors que penser de l’innocence débridée de la jeunesse alors que l’infini n’est pas encore un concept mais bien une vérité? C’est le renversement de cette conception qui constitue le passage à l’âge adulte. Le crocodile qui fait tic-tac nous poursuit tous. Nous savons, au crépuscule de notre enfance, qu’il doit en être ainsi, et il n’y a pas de plus grande certitude que cela.

Le cas Peter Pan n’a jamais été une question d’éternité ou d’immortalité. Il s’agissait de préserver non seulement la vie, pour ainsi dire, mais aussi un moment: le seuil de l’âge adulte, la veille du dénouement de l’innocence. Dans l’histoire originale, l’importance du Pays imaginaire n’est pas seulement la conservation de la jeunesse de soi-même, mais l’empêchement de la mort des autres, et surtout de ceux qu’on aime. D’y aller n’est pas un acte pour vivre éternellement, c’est un acte pour se rassurer que les autres ne puissent pas mourir.

Éternel Insatisfait

La culture populaire a perdu cette vue d’ensemble en faveur d’une perspective individualiste. Néanmoins, le concept le plus difficile à accepter reste non pas notre propre mortalité, mais l’indéniable mort éventuelle de nos proches.

C’était bien cette idée fondamentale que J.M. Barrie, l’auteur de Peter Pan, a voulu mettre en avant et nous aider à digérer avec la création du Pays imaginaire, deuxième étoile à droite, et tout droit jusqu’au matin.

La (sur)vie des mots et de l’imagination

À la portée de notre humanité inhérente, le seul vaisseau que nous ne pouvons pas apprivoiser avec des limites est donc l’imagination. Et l’imagination existera aussi longtemps que nous pourrons laisser ses empreintes pour que d’autres les façonnent et les forment à leur tour. Tout comme J.M. Barrie nous a laissé le Pays imaginaire.

Les artistes laissent des traces d’eux-mêmes dans la culture populaire et publique, des traces de nos vies que nous aussi laissons derrière dans les souvenirs des autres. Ça représente une continuation de la vie au-delà de l’existence corporelle, soit à travers la mémoire, le patrimoine, ou bien la poésie.

“I heard you die twice, once when they bury you in the grave / And the second time is the last time that somebody mentions your name”.

Les artistes peuvent vivre toujours à travers leur musique et leurs paroles qui, de temps en temps, ont une vie et une importance complètement autre et séparées de la personne ou des personnes qui les ont créés.

Paroma Ghose

Paroma Ghose peut être décrite en trois mots: la littérature, le rythme et la politique. Elle est Suisse, Indienne, et Britannique (pas nécessairement dans cet ordre). Elle fait actuellement son doctorat sur le rap français et la notion de l’appartenance en France.