2020 une année à oublier pour l’horlogerie Suisse

La polarisation du marché horloger se confirme avec des chiffres d’exportations globalement en baisse et des volumes en chute libre

La fédération de l’industrie horlogère suisse annonce ce matin des chiffes pour 2020 qui sont mauvais, voire catastrophiques concernant le nombre de montres exportées. Avec 13,7 millions de montres exportées (- 33%) et 2,8 millions de mouvements, nous sommes descendus à un volume inégalé depuis 1939 ! Le chiffre d’affaires est certes en forte baisse à CHF 16,9 milliards ( – 21,8%), mais à mettre en perspective avec les CHF 10,2 milliards de 2000.

Personne ne s’attendait à un miracle, mais 2020 a été une rude épreuve pour les économies avec des fermetures de magasins, des arrêts d’activités complets et une remise en question de certains modèles économiques. L’horlogerie suisse a souffert avec une dégringolade des chiffres des ventes dans le premier semestre avec son marché le plus important – la Chine – confiné et des ventes quasiment inexistantes. Dès mi-mars les ventes sur le marché chinois ont inversé la tendance, mais ce sont les autres marchés qui ont commencé à plonger.Le fond a été atteint en avril avec – 81% par rapport à l’année précédente.

Moyenne mobile 12 mois.
Copyright Fédération de l’industrie horlogère Suisse FH, 01.2021

 

Des inégalités géographiques….

 Tout le monde sait que le marché du luxe dans sa globalité dépend de façon sur proportionnelle des marchés asiatiques et en premier lieu de la Chine. L’horlogerie ne fait pas exception dans ce tableau et dépend même plus du marché chinois que les autres segments du luxe avec 14%, voire 24% en incluant Hong-Kong. Un quart de nos ventes d’horlogerie sont faites à des clients chinois et 54% au total à des clients asiatiques. A ce titre l’année 2020 est un bon indicateur avec des ventes quasi inexistantes à des touristes asiatiques – qui Covid oblige – restent dans leur pays. Le marché chinois a été quasiment le seul marché de croissance pour l’horlogerie suisse* avec un plus de 20% par rapport à 2019 et même de + 39% comparativement à 2018.

La société de conseil Bain & Co. prédit que 90% de la croissance de l’industrie du luxe viendront de la Chine dans les 5 à 10 ans à venir ! On peut donc comprendre que les marques horlogères suisses soient particulièrement actives et présentes sur ce marché. Les deux marques les plus importantes du Swatch Group – Omega et Longines – sont d’ailleurs leaders sur ce marché depuis bientôt 25 ans. A l’inverse Patek Philippe – 5ème marque horlogère Suisse selon le classement annuel publié par Morgan Stanley** et surtout la plus prestigieuse – ne possède que deux points de ventes en Chine continentale. Ceci peut paraître curieux, mais dénote d’une grande prudence dans la pondération du risque face à des marchés qui peuvent parfois se montrer volatils.

Copyright Fédération de l’industrie horlogère Suisse FH, 01.2021

 

 … et des fortes inégalités entre marques

 Le luxe en général, mais l’horlogerie suisse de façon extrême, est un marché fortement polarisé. Peu de marques occupent une place prépondérante dans l’industrie horlogère et elles sont caractérisées par les paramètres suivants** :

  • Les marques à forte notoriété bénéficient d’une croissance exponentielle dans un marché haussier due à leur capacité d’investissement dans leur communication, le développement de nouveaux produits et de nouveaux marchés. Mais également dans un marché baissier où elles profitent d’un repli des marchés sur des marques institutionnelles, considérées comme moins risquées par les détaillants et les clients finaux. Quand l’avenir est incertain on préfère les valeurs sûres.
  • Les marques fortes possèdent une position dominante avec 5 marques (sur approx. 300 marques Swiss made actives) qui trustent 50% du marché horlogers et seulement 28 marques pour 90% du marché.
  • Les leaders génèrent une rentabilité avec un taux de croissance plus important que celui de leur chiffre d’affaires : non seulement elles grandissent plus vite, mais elles deviennent de plus en plus rentables.
  • Et fait unique dans l’industrie du luxe, les marques horlogères en mains privées sont plus rentables que celles détenues par des groupes cotés en bourse ! Quatre marques : Rolex (fondation Wilsdorf), Patek Philippe (famille Stern), Audemars Piguet (3 familles détiennent la majorité) et Richard Mille (Audemars Piguet et deux associés, dont M. Mille) détiennent 35% des ventes, mais surtout 59% des bénéfices réalisés par l’industrie!

 Les marques fortes ont probablement mieux résisté à la baisse généralisée du marché l’année passée avec le CEO d’Audemars Piguet qui annonçait une baisse pour 2020 contenue entre 8 et 9%. Et ce comparé avec une année 2019 record à CHF 1,235 milliards. Par ailleurs le mois d’octobre 2020 – en pleine pandémie, mais aidé par un effet de rattrapage a été le meilleur mois de l’histoire de la marque !

On peut supposer que Rolex (malgré une réduction substantielle de sa production), Patek Philippe, Omega, Tudor et Richard Mille ont mieux performé que la moyenne du marché.

 

L’exception des marques de niches

Les grands « clusters « de marques fortes créent aussi des appels d’air pour des marques avec des positionnements de niches dans tous les segments de prix. Ceci sont les exceptions à la règle édictée ci-dessus qui dit que les champions ramassent tout (« the winner takes it all ! »). Les artisans horlogers tels que Kari Voutilainen, Philippe Dufour, le duo Petermann Bédat et les marques de niche comme De Béthune, H. Moser ou MB&F ont de belles perspectives dans un marché de collectionneurs et de passionnés d’horlogerie.

 

Décrochage de l’entrée de gamme

 Et au risque de me répéter : l’industrie horlogère suisse a raté le marché des montres connectées dominé par Apple (55% de parts de marché estimées), Samsung et quelques fabricants chinois. Ceci a conduit à une forte baisse des volumes de montres vendues dans l’entrée de gamme jusqu’au milieu de gamme inférieur (de CHF 50 à CHF 1’000 prix publics). On peut voir sur le graphique ci-dessous que les gammes de prix allant de CHF 50 à CHF 1’000 francs (prix exports à multiplier par un facteur de 2,5 x pour arriver au prix publics) ont largement plus souffert que les gammes de prix entre CHF 4’000 et CHF 20’000 et entre CHF 40’000 et CHF 100’000.

La suisse est non seulement en train de perdre la guerre des poignets de l’entrée de gamme, mais en plus sa sous-traitance horlogère est mise à rude épreuve avec une dégringolade des volumes de composants fabriqués. 30 millions de montre exportées en 2000, 20 millions en 2019  ( – 3,1 millions vs. 2018) et 13,7 millions l’année passée.

 

*les deux autre marchés ayant connu une croissance sont l’Irlande (+611%) pour des raisons fiscales qui n’ont rien à voir avec une croissance réelle du marché local et Oman (+73%) pour d’autres raisons.

** Rapport Morgan Stanley (Edouard Aubin, equity analyst, Luxury industry) x Luxeconsult 12.03.2020 basé sur les chiffres d’exportations 2019 « Swiss watches : Polarisation accelerates further »

 

Hereunder for the English version :

State of the Industry: A Year to Forget for Swiss Watchmaking

Qui ont été les champions de l’horlogerie Suisse en 2019 et qui seront les survivants en 2020 ?

Morgan Stanley a publié  sa liste du Top 50 des marques horlogères suisses1 en collaboration avec LuxeConsult. Le rapport est très attendu par la communauté financière et horlogère pour diverses raisons. Les CEO des marques sont bien sûr intéressés par leur position dans la liste et surtout celles de leurs concurrents supposés.

Pour évacuer tout malentendu et en liminaire, le but principal de ce rapport est d’identifier les parts de marché et la dynamique de celles-ci. C’est-à-dire de savoir qui gagne et qui perd.

La deuxième remarque est que les chiffres sont basés sur 2019 et nous avons tenu compte de l’effet dévastateur du Coronavirus pour les projections 2020 qui seront forcément très mauvaises pour tout le monde.

A lire également : Le Temps 13.03.2020 “Horlogerie, les méga-marques milliardaires se renforcent encore”

Leçon #1 : la polarisation de l’industrie s’est accélérée

 Le premier rapport publié avec Morgan Stanley en 2018 avait déjà mis en évidence que seulement 7 marques étaient milliardaires en chiffres d’affaires. Cette situation n’a pas changé en 2019 à la difference qu’Audemars Piguet est passée à la 6ème place de ce club très exclusif. La polarisation entre très peu de marques qui surperforment et une immense majorité de maisons horlogères qui sont au mieux en stagnation et au pire en perte de chiffres d’affaires année après année.

Il y a une seule marque qui rejoindra probablement en 2020 – sauf si la conjoncture actuelle l’en empêche – ce club très exclusif des Milliardaires, Richard Mille. Cette remontée au classement de la 19ème à la 8ème place n’est pas seulement le fruit d’une stratégie marketing implacable, mais surtout l’intégration du chiffre d’affaires dans ses propres boutiques mono marque. La marque a fait une croissance organique de 20% en passant de CHF 300m à CHF 360m de chiffres d’affaires, mais le reste de l’augmentation à CHF 900 millions provient du fait que le chiffre d’affaires de ses boutiques (42 dans le monde) est dorénavant consolidé dans les comptes de la marque.

Le classement est mené par les sept champions qui ont – à une exception près, Tissot – progressé au niveau de leurs ventes. Sur l’ensemble des marques analysées, 50% ont progressé, mais 30% ont reculé et parfois de façon significative.

Copyright : LuxeConsult, Morgan Stanley Research estimates, 12.03.2020

Le graphique ci-dessous (basé sur les chiffres d’affaires détaillants) démontre de façon impressionnante la suprématie de la marque à la couronne qui détient à elle seule presque un quart du marché de la montre suisse ! Rolex (23,4%) et sa marque sœur Tudor (1,4%) que l’on retrouve à la 20ème place du classement avec CHF 310m de ventes.

 

Leçon #2 : les marques indépendantes performent le mieux ou “the winner takes it all”

L’industrie horlogère suisse est probablement le seul segment du luxe dans lequel les marques indépendantes performent mieux que celles détenues par des groupes cotés en bourse. Le top 4 du classement des indépendants est composé de Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet et Richard Mille qui ont généré un chiffre d’affaires cumulé de CHF 8,7 milliards ce qui représente 35% du marché ! Et ces marques ont réalisé chacune leur meilleur exercice de leur histoire en termes de ventes et de profitabilité.

Ceci est à comparer avec les 55% détenus par les quatre groupes – Swatch Group (17 marques), Richemont (11),  LVMH (6) et Kering (3) – et leurs 37 marques.

Leçon #3: les profits sont encore plus concentrés sur un nombre très réduit de marques

L’estimation faite par Morgan Stanley x Luxeconsult est de CHF 5,3 milliards d’EBIT2 générés par l’ensemble de l’industrie, dont 59% sont le fruit des 4 marques indépendantes citées plus haut ! Pour faire court et résumer ces quatre marques :

  • Croissent plus vite que le reste de l’industrie et gagnent des parts de marché
  • Et elles sont plus profitables, car nous estimons leur marge EBIT en moyenne à 35% avec Richard Mille au-delà des 40%

Les quatres groupes cotés en bourse (Swatch Group, Richemont, LVMH et Kering) doivent se contenter de 39% de la marge générée pour l’ensemble de l’industrie. En prenant leurs part de marchés cumulées à 55% des ventes totales leur profitabilité au niveau de chaque marque est nettement inférieure à celle des quatre marques susmentionnées.

Alors que reste-t-il pour les autres ? Pas grand-chose à vrai dire…. 90% des ventes et surtout 98% des profits sont contrôlés par 41 marques (4 indépendants + 37 marques de groups).

 

Quelques hypothèses sur le futur de l’horlogerie Suisse

Nous estimons le marché de la montre Suisse à un peu plus de CHF 50 milliards (valeur des ventes au détail) avec une croissance en 2019 de 2,6% des exportations (statistiques des exportations de la fédération horlogère suisse). En constatant la hausse constante du prix moyen des montres vendues et surtout la chute abyssale du nombre de montres suisses vendues l’année passée (-3,1 millions d’unités), on peut aisément conclure à un repli d’un grand nombre de marques suisses dans une niche très haut de gamme.

L’horlogerie Suisse est toujours maître du jeu sur le marché mondial de l’horlogerie et détient encore 53% en valeur, mais que 2% du volume. La baisse de 13% (3,1 millions de montres) des volumes l’année passée est concentrée sur tous les segments de prix inférieurs à CHF 2’000 prix d’exportation correspondant à CHF 5’000 prix public. Les montres de cette categories ont perdu des parts de marché en valeur et en quantités.

La baisse reflète une décroissance ininterrompue depuis 20 ans (2000, 29 millions d’unités vendues), mais fortement accélérée en 2019 (20,6 millions).

Lire également : Blog Le Sablier / “L’industrie horlogère suisse ne doit pas devenir une réserve d’indiens”

Hypothèse #1:

L’industrie horlogère Suisse devrait se focaliser sur le fait qu’elle perd continuellement des parts de marché dans l’entrée de gamme jusqu’au milieu de gamme. La retraite vers le haut ne peut pas être la solution pour toutes les marques. Il faut affronter la concurrence dans l’entrée de gamme et notamment les montres connectées, dont Apple est le leader incontesté avec une croissance de 36% l’année passée et plus de 30 millions d’Apple watches vendues3 !

Quelque va se réveiller et devenir la nouvelle Swatch !

Hypothèse #2:

Les marques fortes génèrent une dynamique vertueuse. Le milieu de gamme (Longines, Tudor et Tissot), le premium (Rolex, Omega, Cartier, IWC, TAG Heuer, Breitling) et le haut de gamme (Patek Philippe, Audemars Piguet, Richard Mille) sont chacun dominés par des fortes à forte notoriété. Ces maisons horlogères sont capables d’investir dans leur communication, l’innovation produits et l’intégration de leur réseau de distribution (pour ce dernier point avec les exceptions de Rolex et Patek Philippe).

Hypothèse #3:

Les agglomérations de marques fortes créent des appels d’air pour des niches. A côté des marques citées plus haut à titre d’exemples des sous-segments de marchés vont devenir suffisamment intéressants pour des concepts plus pointus.

  • Les artisans horlogers ou signatures de créateurs (ex. un designer qui signe ses montres) : ils produisent des quantités extrêmement faibles de montres, parfois moins que 50 pièces par année. Ils vendent en grande partie directement au client final (le fameux DTC « direct-to-consumer ») et engrangent la totalité de la marge tout en ayant un dialogue direct avec leurs clients. On peut citer Kari Voutilainen, Rexhep Rexhepi ou De Bethune comme les meilleurs exemples et Philippe Dufour comme l’horloger ayant ressuscité “l’horlogerie soignée” dans les années 1990.
  • Les micro-marques avec un « story-telling » cohérent avec leur territoire de marque. MB&F et son fondateur Max Büsser ont su créer ce genre de concept avec chaque année une nouvelle montre éditée en série limitée et développée en partenariat avec l’un des horlogers susmentionnés. Le but n’étant pas de créer une collection permanente, mais de faire comme dans la haute joaillerie des pièces uniques ou fortement limitées en quantité. Le design des montres ne suit pas une identité de marque, mais un fil rouge qui dans ce cas est la création d’un instrument du temps tri-dimensionnel avec une interprétation unique et innovante de l’affichage du temps.
  • Les initiatives de crowdfunding4 et crowdsourcing5. Le meilleur exemple récent et suisse étant Code41 qui a démarré son projet avec comme leitmotiv la transparence sur les origines de ses composants (TTO / Transparence totale sur l’origine). L’équipe de projet a décidé de communiquer dès le début en toute transparence sur l’origine des composants, même s’ils sont par exemple chinois. Leur initiative produit la plus intéressante à mes yeux à été de lancer une montre avec un mouvement fait 100% en Suisse et dont le coût compte pour 87% dans le prix de revient total. Ils ont fait le choix – payant vu les ventes phénoménales à leur taille – de prendre un mouvement fabriqué par une manufacture de mouvements totalement indépendante – Timeless, plutôt que de banaliser le produit en prenant un mouvement ETA ou Sellita qui aurait certes coûté beaucoup moins cher, mais qui aurait été aussi beaucoup moins unique.
  • Un autre exemple de l’utilisation intelligente des réseaux sociaux et du big data récoltés sur les clients potentiels (comme chez Code 41) est Daniel Wellington. Car ce n’est certainement pas le produit qui a fait la différence… mais le dialogue avec un public cible sur Instagram notamment. Un succès phénoménal pour une marque lancée en 2011 et qui a vendu en 2018, 2,5 millions de montres. Le succès est déjà en diminution, mais le fait est que toutes ces montres ont été vendues au détriment de montres Swiss made, notamment de Swatch qui propose des montres nettement plus intéressantes. Le facteur critique ici n’est pas le produit, mais la façon d’engager un consommateur sur les codes d’une marque.
  • Et finalement les marques de modes qui étendent leur proposition horizontalement avec des montres dont le positionnement prix correspond à leur clientèle. La montre est vue comme un accessoire au même titre que le parfum que l’on vend à la caisse. De bons exemples de cette stratégie sont Ck Watches (licence anciennement exploitée par Swatch Group), Guess ou Diesel.
Dépendance des principaux groupes de luxe au marché chinois

 

Cette année va extrêmement compliquée pour toute l’économie et l’ensemble des marques de luxe. Au risque de me répéter, le deuxième semester ne permettra pas de compenser les chutes abyssales sur l’ensemble des marchés et de la Chine en premier lieu. Beaucoup de marques avec une assise financière déjà fragile avant le Coronavirus vont disparaître et mon estimation est que d’ici fin 2020, 30 à 60 marques horlogères Swiss made auront définitivement « tiré la prise ». Avec tout le respect dû aux victimes de cette pandémie, je pense que cette crise aura deux effets positifs majeurs sur notre industrie :

  • De remettre en question notre dépendance à un seul marché, la Chine et ses marchés connexes (les achats de touristes chinois).
  • Et de chercher des alternatives aux fournisseurs chinois pour la fabrication de composants horlogers, dont certaines marques – dites Swiss made – abusent en toute impunité. Il ne s’agit pas de passer d’un extrême à l’autre du jour au lendemain, mais de repenser les fondamentaux d’une industrie en incluant les fournisseurs suisses qui sont les « faiseurs » !

 

  1. Ce rapport est réservé aux clients de la banque Morgan Stanley
  2. EBIT : Earnings Before Interests and Taxes; bénéfice de l’entreprise avant soustraction des intérêts dus aux créanciers et aux actionnaires (dividende) et les taxes et impôts.
  3. Estimations de Strategy Analytics Strategy Analytics
  4. Crowdfunding : financement participatif
  5. Crowdsourcing : création participative par une communauté digitale. Les internautes peuvent participer p.ex. au design d’une montre.

 

The english version of this article has been published here : watchesbysjx

 

 

L’industrie horlogère suisse ne doit pas devenir une réserve d’indiens

Je suis rassuré de voir que les médias en Suisse et ailleurs mesurent enfin l’ampleur du désastre provoqué par la montée en puissance des  montres connectées. Beaucoup d’observateurs commencent à comprendre qu’Apple, Samsung et d’autres ont pris le dessus sur l’entrée de gamme des montres. Le consensus des observateurs est qu’en somme nous perdons la bataille des volumes, mais que nous gagnons celle du haut de gamme, plus profitable en marges (…).

Lire également : https://labs.letemps.ch/interactive/2019/apple-depasse-horlogerie-suisse/

Pour mieux comprendre le constat et l’ampleur du désastre je vous conseille vivement de lire l’article de Valère Gogniat paru dans Le Temps ce matin. Le journaliste y détaille très bien l’érosion des volumes provoquée par l’arrivée des montres connectées et en premier lieu par Apple, mais cite la convention patronale et  la fédération horlogère avec des déclarations qui m’inquiètent tant elles sont déconnectées de la réalité. La convention patronale parle notamment d’une augmentation des effectifs en 2019 et je me demande si ces fonctionnaires vont parfois sur le terrain pour se rendre compte qu’à l’évidence beaucoup d’entreprises actives dans la sous-traitance horlogère en Suisse et en France voisine sont dans des situations très compliquées. Malheureusement pour eux ils sembleraient qu’ils ne soient pas au courant de licenciements qui font parfois l’objet d’un plan de licenciement négocié, mais qui sont souvent insidieux (on procède à des licenciements par petits groupes pour éviter les plans et qui restent de fait sous la ligne flottaison et hors des radars). Et le journaliste omet dans son édito de parler des sous-traitants qui se trouvent ailleurs que “dans les montagnes neuchâteloises” , notamment dans la région genevoise et qui subissent les mêmes affres que leur confrères neuchâtelois.

Autre constat : les personnes citées n’ont pas compris que malgré une croissance en valeur pour 2019, nous serons toujours sur les mêmes niveaux qu’en 2013. Le constat est que nous avons 0% de croissance en valeur sur 7 années consécutives avec une décroissance des volumes de l’ordre de 27% ! Non seulement le gâteau ne grandit pas, mais les “gros convives” (les marques qui génèrent une croissance supérieure au marché comme par exemple Rolex ou Patek Philippe) se servent des parts (de marché) de plus en plus grosses.

Lire et voir également : https://www.rts.ch/info/economie/10756358-les-volumes-d-exportation-des-montres-suisses-s-effondrent.html

Plutôt que de m’attarder sur une des causes de la chute des volumes dans l’industrie horlogère suisse qui faisait déjà l’objet d’un de mes articles en 2017, j’aimerais plutôt braquer les projecteurs sur les conséquences de ce changement disruptif et irréversible.

 

Les montres connectées sont le poison de l’horlogerie suisse, mais malheureusement pas le seul

(Je précise tout de suite que mon analyse n’est pas basée sur la jeunesse suisse qui vit dans un cocon de richesse relative, mais sur le reste du monde qui achète l’immense majorité des montres Swiss made)

Beaucoup de gens pensent que le niveau de vie helvétique constitue la norme ailleurs dans le monde et que le fait de pouvoir porter une Apple watch sur le poignet droit et une montre mécanique sur l’autre est accessible à tout le monde. La mauvaise nouvelle pour ces gens est que le choix entre montre connectée et montre traditionnelle est éliminatoire et non pas complémentaire. D’une part la cible de consommateurs visés par les montres connectées dispose d’un budget aux alentours de CHF 500 et non pas de CHF 500 + 3’000 ! Au-delà du choix de l’objet à porter, il faut prendre en compte les changements de comportements des clients du futur. Les jeunes de la génération X des milléniaux (entre 23 et 38 ans en 2019) et encore plus ceux de la génération suivante Z ne portent soit plus de montres (l’écrasante majorité), soit ils portent des montres connectées (plutôt les X que les Z) ou des montres “fashion” à un prix très accessible.

Les jeunes clients se laissent tenter par une image de marque qui colle à leurs valeurs (ex. Daniel Wellington, dont toute la communication repose sur des campagnes de réseaux sociaux) ou par un prix qui les désinhibe dans l’acte d’achat. Pour bien situer le débat sur les volumes, on peut estimer les ventes mondiales annuelles de produits horlogers à 1 milliard d’unités, dont seulement 20 millions (2% du total !) seront produits en Suisse cette année. Le prix moyen d’une montre chinoise vendue dans le monde peut être estimé à CHF 7 (statistique de la Fédération de l’Industrie Horlogère Suisse, FHS), soit 300 fois moins qu’une montre Swiss made.

Premier constat : une montre connectée prend la place d’une montre traditionnelle et les clients du futur se désintéressent dans leur immense majorité pour un objet qu’ils considèrent au mieux comme ringard et au pire comme étant inutile !

Lire également : https://blogs.letemps.ch/olivier-muller/2017/09/28/la-montre-connectee-nest-pas-lavenir-de-lhorlogerie-suisse/

Les incidences des pertes de volumes pour les fondements de l’horlogerie Swiss made

Le constat est simple et souvent simpliste quand on survole le sujet, l’industrie horlogère suisse a délaissé le champ de bataille des montres d’entrée de gamme et de milieu de gamme inférieur. Les exceptions à ce constat sont rares et incarnées par le Swatch Group avec des marques comme Swatch, Hamilton et Tissot ou encore Frédérique Constant et Alpina (propriété du japonais Citizen). Au risque de me répéter je cite toujours un des rares entrepreneurs visionnaires à avoir gérer des marques horlogères et surtout un outil industriel, M. Nicolas Hayek qui en 1993 déclarait “…. à chaque fois que nous abandonnons un segment de prix, les Japonais montent d’un étage. Et nous enchaînons la prochaine retraite de terrain. ” A l’époque la menace était principalement japonaise, aujourd’hui elle est principalement californienne (Apple et dans un proche futur Google avec Fitbit) et coréenne (Samsung).

ROLEX pourrait très bien se dire que sa marque lui rapport suffisamment d’argent et qu’elle n’a pas à se préoccuper des gammes de prix inférieures. Elle le fait quand même avec beaucoup de succès avec TUDOR qui lui permet d’occuper le terrain avec une offre de produits qui parle au client aspirationnel de ROLEX, celui qui ne peut pas encore s’offrir sa Submariner. De  même que la pyramide de marques du Swatch Group sert à protéger les marques par échelonnement de prix : Tissot protège Longines et Longines sert de bouclier à OMEGA.

Deuxième constat : la perte d’un segment de marché à la concurrence lui permet de gravir les échelons des segments dégageant des marges proportionnellement plus élevées. 

Aucune industrie ne peut vivre que sur des segments de niches

Les horlogers suisses feraient bien d’étudier l’industrie automobile et leurs structures de marques. Lorsque Rolls Royce peut se permettre de lancer un SUV ce n’est que grâce à l’argent que la maison mère – BMW – a gagné avec des X2, X3 ou X5. Rolls Royce “racheté” (sauvé de la faillite) en 1998 par BMW profite aujourd’hui de la technologie, des compétences et des flux financiers de sa maison mère. Elle n’aurait jamais pu développer des nouveaux moteurs et donc des nouveaux modèles en restant indépendante.

Ce cycle vertueux du financement par le bas vers le haut est exactement ce qui a permis au Swatch Group de remettre sur les rails une marque comme OMEGA qui est aujourd’hui le challenger de ROLEX dans son segment de marché. Les flux financiers dégagés par SWATCH ont en effet permis de relancer une marque totalement moribonde à la fin des années 1980. Une marque comme OMEGA ne peut s’offrir des développements comme l’échappement co-axial qu’avec l’aide financière, technologique et logistique du Swatch Group. Non seulement elle a accès aux dernières technologies, mais en plus elle profite d’un avantage prix concurrentiel qui la démarque de la plupart de ses concurrentes. Avec la croissance des volumes de ventes OMEGA dégage plus de marges qui vont venir alimenter les comptes du groupe qui pourra ré-investir dans son outil industriel. Et c’est ainsi qu’un cycle vertueux se met en place qui in fine profite au groupe dans son entier !

Les volumes aident à financer l’outil de production, la recherche et développement de produits et préserve le savoir-faire.

Troisième constat : les segments de prix supérieurs dégagent des marges plus importantes, mais les positionnements de niches ne peuvent que fonctionner dans un éco-système où tous les segments de marché fonctionnent. 

Quand une appellation fait plus de tort que de bien à une industrie….Le Swiss made et ses travers

Mon parti pris est que l’industrie horlogère doit repenser son label, le fameux “Swiss made”. Quand nos parlementaires – guidés par certains lobbyistes – ont retravaillé la nouvelle mouture du Swiss made horloger qui s’inscrivait dans une démarche de certification Swissness ils ont voulu bien faire sans trop en comprendre les conséquences. Lorsque le critère décisif pour qu’une montre obtienne le label Swiss made est le 60% de valeur ajoutée sur la montre dans sa globalité et les 60% de valeur ajoutée pour le mouvement, on ouvre la porte à tous les abus possibles et imaginables. Lorsque les coûts de développement sont inclus dans un calcul de prix de revient, on peut aisément comprendre qu’en-dehors du mouvement la quasi-totalité des composants peuvent être fabriqués ailleurs qu’en Suisse, par exemple en …. Asie. Le fait qu’aujourd’hui des sous-traitants sont soumis à des offres comparatives avec des fabricants asiatiques et qu’ils ne peuvent – pour des raisons évidentes de structures de coûts, notamment des salaires – pas s’aligner sur ces prix.

Arrêtons l’hypocrisie de vendre sous le label Swiss made des montres qui sont fabriquées dans des usines à l’étranger et réservons ce précieux label – porteur d’une image de qualité et de précision helvétiques – aux marques qui ont la volonté de payer le juste prix à leurs fournisseurs ! Mais nous ne sommes pas pour autant forcés à abandonner ces segments de prix comme le prouve la marque Swatch qui fabrique ses montres en Suisse en automatisant et robotisant sa production.

Une marque 100% genevoise et haut de gamme comme FP Journe renonce à l’indication Swiss made sur ses produits quant bien même elle remplit aisément les critères en produisant la quasi-totalité de ses composants en Suisse ! Pourquoi ? Parce qu’à juste titre elle considère que ce label n’a aucune crédibilité.

Quatrième constat : l’abus du label Swiss made est dommageable, car on induit en erreur un consommateur qui pense naïvement que sa montre a été produite en grande partie en Suisse. De fait on a affaibli un avantage concurrentiel que représente une appellation d’origine comme le Swiss made en rendant son accès trop facile !

Lire également https://www.letemps.ch/economie/francoishenry-bennahmias-ne-suis-inquiet-suis-fache

Inspirons nous de nos concurrents pour mieux les battre

Apple ne produit rien et possède probablement la chaîne logistique la plus compliquée au monde pour l’approvisionnement des composants nécessaires. Apple ne revendique pas le Made in USA, car tout le monde sait que tout ou presque (certains processeurs sont fabriqués aux USA) est fabriqué en Chine, en Corée ou au Japon. Malgré tout ces éléments “à charge”, Apple est une marque de luxe qui réussit à vendre ses produits nettement plus chers que la concurrence asiatique et engrange des marges substantielles. Par contre ce qu’Apple a réussit à faire – au même titre que Google et d’autres – a été de créer un éco-système dans lequel le client est devenu complètement captif d’une marque ! A l’inverse Apple – malgré son génie marketing – a mis beaucoup de temps (4 ans) entre le lancement de sa première montre et la version 4 pour comprendre où se trouvait sa clientèle cible (lire ci-dessous l’article du New York Times). Ma prédiction est que si Apple s’est focalisée sur le domaine de la santé avec le tracking de votre activité physique, sa cible est clairement une clientèle au-delà de 30 ans qui se soucie de ses pulsations cardiaques c’est une bonne nouvelle pour les horlogers suisses qui veulent conquérir les poignets des jeunes qui ne font pas de triathlon !

Lire également : https://www.nytimes.com/2018/10/03/magazine/apple-watch-data-industry.html

Ce que les horlogers suisses n’ont apparemment toujours pas compris est que l’objet porté au poignet est “seulement” le sésame pour l’univers contrôlé aujourd’hui par les GAFA* et quelques fabricants chinois comme Huawei.

Continuons à faire des objets d’exception en revendiquant un savoir-faire, un terroir et une tradition, mais ne tombons pas dans le piège de vouloir nous battre sur un champ de bataille que nous avons délaissé. Plutôt que de vouloir imprimer sur les cadrans un label qui a toujours été à géométrie variable, rendons le crédible et utilisons le à bon escient. Et allons parler aux géants comme Apple qui savent vendre des montres à USD 500 mais pas à USD 5’000 !

Et finalement même si les montres connectées connaissent un engouement spectaculaire et si on part du constat qu’un milliard de montres sont vendues chaque année à travers le monde, et que l’on déduit de ce chiffre les 20 millions Swiss made et les 66 millions de montres connectées on arrive à 93% de montres “conventionnelles” à quartz ou mécaniques. Donc la marge de progression pour notre industrie est phénoménale, car nous détenons tout juste 2% en volume, mais 53% en valeur.

 

 

*GAFA : acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft