Quand la montre la plus désirée du marché devient une icône inaccessible

Lorsque le patron de Patek Philippe – Thierry Stern – évoquait pour la première fois dans une interview – la sortie de collection de sa meilleure vente j’ai cru à une intox. Même si la marque ne l’a pas encore officiellement confirmé, le modèle mythique Nautilus 5711/1A-10 (les collectionneurs raffolent de références qu’ils vous récitent comme un mantra) va disparaître de la collection malgré des listes d’attente longues de … 12 ans !

Ceci dit M. Stern ne prend pas un risque hors normes, car cette référence sera très probablement remplacée rapidement par une nouvelle qui gommera les quelques « désavantages » du modèle existant.  Un bracelet et une boucle perfectibles pour une montre de ce prix avec peut-être aussi un stop-secondes que l’on trouve sur des montres de marques plus accessibles. Et une taille éventuellement légèrement agrandie serait plus dans l’air du temps.

 

La naissance d’une icône à contre-courant de la tendance

 La Nautilus a été dessinée par le designer de légende – Gerald Genta – qui est également le père d’une autre montre mythique, la Royal Oak d’Audemars Piguet. Ce qui est très intéressant à relever est le fait que ces deux références étaient totalement à contre-courant d’une horlogerie plutôt portée sur des canons esthétiques très classiques et qui privilégiait l’or pour légitimer le produit. Or en 1972 quand la Royak Oak est lancée c’est un pari esthétique et commercial, car elle censée conquérir un nouveau marché dans le haut de gamme : une montre sportive en acier au design reconnaissable à dix mètres avec une lunette octogonale avec des vis apparentes. Chez Patek Philippe on comprend très vite que malgré le démarrage commercial plutôt lent de la Royal Oak, ce segment prend rapidement de l’importance et en 1976 Patek lance sa Nautilus.

Un design tranchant avec également une lunette octogonale et un bracelet acier intégré, mais un peu plus de rondeur pour la Nautilus. Le design qui reprend tous les codes des années 1970 avec notamment un magnifique cadran texturé de lignes horizontales qui permet à la couleur bleue de prendre des reflets dégradés selon la prise de lumière au gré de la position du poignet du porteur.

Pour faire court, les deux montres concurrentes sont devenues des objets mythiques et inspirent encore aujourd’hui les grandes tendances esthétiques. Nous avons pu voir ces deux dernières années un florilège de montres fortement inspirées des deux produits leaders avec un bracelet métal intégré, un cadran bleu et une esthétique de boîtier assez tranchante.

Une prise de valeur impressionnante….

 Le prix de vente officielle d’une Nautilus en acier est de CHF 28’500, alors que son prix de revente sur le marché secondaire était de CHF 70’000 soit 2,5 fois ! Depuis la confirmation officieuse de la sortie de collection de cette Nautilus les prix se sont envolés à plus de CHF 100’000 soit 50% d’augmentation ou une plus-value de 250% par rapport au « prix de vente officiellement recommandé (SRP) » !

Les experts s’accordent sur une estimation d’une fourchette de prix entre CHF 130’000 à 150’000 (+425% vs. SRP) à court et moyen terme ! Ce n’est pas encore le bitcoin, mais admettez qu’il est plus probable que vous trouviez un acheteur pour votre Patek Philippe Nautilus 5711-A dans 5 ans que pour vos bitcoins … à la valorisation actuelle !

Pour rebondir sur l’exemple de mon article en référence ci-dessous et datant de 2019, la double signature Tiffany sur une Patek Philippe est devenue encore plus désiré avec des prix qui s’envolent. Une montre qui se vendait encore USD 75’000 sur le marché secondaire (SRP USD 30’000) vaut désormais plus de USD 250’000 soit plus de 8 x le prix public recommandé.

Lire également : https://blogs.letemps.ch/olivier-muller/2019/10/28/11-ans-pour-obtenir-sa-montre-de-reve-est-ce-bien-raisonnable/

 

Source site www.chrono24.com données du 25.01.2021; évolution du prix de revente Patek Philippe Nautilus en acier réf. 5711/1A-010. Période mai 2013 – janvier 2021

 

Evolution du prix période 25 décembre 2020 au 25 janvier 2021

 

…. et beaucoup d’acheteurs potentiels frustrés

 

Je me suis posé la question pour ces milliers d’acheteurs potentiels d’une Nautilus qui garnissent les carnets de commandes de la marque pour les prochains 12 ans et à qui on a dit, après par exemple 6 ans d’attente, « Circulez, il n’y a rien à voir ! » …. Comment vont-ils réagir ? Se fâcher avec une marque qu’ils considèrent – à juste titre comme la Rolls de l’horlogerie – et se tourner vers une marque concurrente, à toute hasard, Audemars Piguet ? Ou attendre la nouvelle Nautilus qui portera très probablement la référence 6711 ?

 

Ce qui m’a le plus intrigué dans cette histoire n’est pas le fait que Patek Philippe décide de sortir son produit phare (elle en a certes d’autres !) de sa collection, mais le fait que la communication autour de cette décision assez téméraire soit entièrement assurée par les réseaux sociaux et non par la marque elle-même. Certes les premières rumeurs datent d’une interview donnée par M. Stern en décembre 2019 au magazine GQ dans laquelle il constatait – à juste titre – que le succès d’une marque ne pouvait pas reposer sur un seul modèle et que la Nautilus avait été suffisamment vendue pour pouvoir passer à autre chose. En répondant à la question si la marque ne perdait pas des clients en limitant la quantité de montres produites, le CEO de Patek répond avec franchise. « Je ne pourrai jamais être Rolex, en produisant de plus grandes quantités, et je ne le veux pas. Nous aurions du succès, mais nous ne serions pas Patek Philippe. »

Mais de là à entretenir une complète opacité sur la suite il y a une marge d’amélioration de la communication de la marque qui est substantielle et potentiellement bénéfique. Je pense qu’à l’époque des réseaux sociaux et de leur capacité à lancer des rumeurs infondées (ex. le rachat maintes fois annoncé de Patek Philippe), il vaut mieux qu’une maison de luxe reste maître des messages qu’elle souhaite faire passer.

Un nouveau « case study » pour les écoles de marketing

 J’ai le privilège d’enseigner ponctuellement quelques règles de marketing à de jeunes étudiants et je suis ravi de pouvoir ajouter ce cas de « phase-out » sans annoncer le lancement (phase-in) du modèle de substitution. Non seulement la marque réussit à créer le buzz chez tous les collectionneurs de montres, mais elle garde le statut d’une marque de luxe absolu qui peut se permettre de choisir ses clients.

 

Remarque : l’augmentation phénoménale des prix de vente sur la Nautilus ne profite aucunement – en termes de chiffre d’affaires – à Patek Philippe qui continue de vendre au prix public de CHF 28’500 ce qui permet déjà de générer une marge très confortable. Mais l’augmentation phénoménale de la demande profite bien sûr de l’augmentation de la « brand equity » : « la capacité future d’une marque à générer un surplus de bénéfices du seul fait de son nom… dans l’esprit du client »*

*Les marques « Capital de l’entreprise » par Jean-Noël Kapferer, Ed. Eyrolles, 2007, p. 276 et ss.

 

Hereunder for the English version :

Editorial: When the Most Desirable Watch Become an Inaccessible Icon

 

 

Olivier R. Müller

Passionné de mécanique et de design, Olivier R. Müller évolue dans le monde de la haute horlogerie depuis 25 ans. Au fil de son parcours, il a acquis de solides compétences en management et en développement de produit auprès de prestigieuses maisons horlogères suisses en évoluant à des postes clés. Aujourd’hui il conseille dans le cadre de LuxeConsult des marques horlogères institutionnelles ou niches dans leur stratégie marketing.

3 réponses à “Quand la montre la plus désirée du marché devient une icône inaccessible

  1. Merci pour cette perspective. Je suis fondamentalement en désaccord avec les pratiques du grey market en horlogerie haut de gamme. Une montre s’achète comme un pur objet de plaisir, sans compter sur une potentielle plus ou moins value à la revente car tout simplement un object comme ça ne doit pas se revendre mais se transmettre de génération en génération (n’est ce pas le slogan de PP ?). Le vrai problème avant tout c’est l’irrationalité des acheteurs mais surtout des acteurs du grey market à la recherche d’une plus-value qui a fait qu’on atteint cette bulle car acheter une nautilus de base au prix avoisinant celui d’une répétition minute (chez d’autres maisons) relève simplement de l’absurdité. On ne peut pas dire que PP n’y est pour rien car la maison a vu cette pratique évoluer sans intervenir. PP n’a pas besoin d’améliorer sa brand equity mais je pense qu’il était temps pour cette montre (qui comme vous le dites n’est plus dans l’ère du temps) de faire son phase out. En revanche des clients frustrés ne se rattrapent plus, donc je ne vois pas forcément de gagnants dans cette affaire sauf les acteurs du grey market qui se font des marges sur ce type de montres. Il est temps que l’horlogerie haut de gamme se réinvente et d’apprendre à cibler ses différents segments par les bons produits et de mettre en place les outils pour que les gens n’aient plus à se tourner vers le grey market pour s’en procurer. L’année 2020 et très probablement les deux prochaines années seront catastrophiques pour l’horlogerie en Suisse et la ruée de vers les montres connectées et l’IA surtout en cette ère Covid ne feront que compliquer l’affaire. Tout en restant dans le haut de gamme, il est temps pour ces maisons de se réinventer afin de cibler plus de clients potentiels plutôt que de restreindre leur marché à une poignée d’acheteurs irrationnels, car s’ils trouveront plusieurs personnes qui seraient prêts dès demain d’acheter la Nautilus à son prix juste sans problème, sur le grey market ils limitent cette cible, je dirais à moins de 1% de son potentiel, et ces 99% qui comme vous le dites seront nécessairement frustrés, ne retourneront probablement plus chez PP ni pour leur montre de rêve à la sortie de sa nouvelle version car ils sauront d’emblée que les listes d’attente se mettront en place dès j1, ni pour une autre montre PP par frustration de ne pas avoir acquis l’objet tant convoités, et se retourneront probablement vers d’autres marques de la vallée de Joux ou d’ailleurs qui ne sont pas dans cette pratique. Franchement, non PP n’est pas gagnant : si sur le court-terme un engouement profiterait peut-être à leur image, je ne vois pas comment cela pourrait leur être favorable sur le long-terme.

  2. cela dévoile le côté irrationnel de l’être humain prêt à dépenser une fortune pour un objet banal …
    comme un dessin où on ne verrait que la signature de Picasso !

  3. Les horlogers sont en train de perdre leur art, face aux spéculateurs.
    Vous citez une montre valant plus que son prix neuf, mais les vintages sont encore pire.

    Là, je crois que c’est un danger imminent que les horlogers n’ont pas mesuré?

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