Ce que les chiffres des exportations horlogères ne nous disent pas

Les chiffres publiés aujourd’hui par la fédération horlogère suisse (FHS) FHS Exportations Horlogères Novembre 2017 * pourraient passer pour des bonnes nouvelles pour une industrie qui souffre depuis 2 ans (20 mois consécutifs de recul jusqu’à février 2017). L’augmentation mensuelle de 6,3% (+2,8 % en cumul annuel 2017) en valeur des exportations est en soi réjouissante.

Nous ne pouvons que saluer de cette inversion de tendance, mais est-ce que les nouvelles sont aussi bonnes qu’on veut nous le faire croire ?

Exportations horlogères suisses novembre 2017

Les 4 vérités que les chiffres de la Fédération Horlogère Suisse ne nous disent pas

 1. La dépendance aux marchés asiatiques va crescendo

Fait marquant : le redressement spectaculaire du marché chinois qui à lui seul tire la croissance des ventes horlogères (+19,6% en cumul annuel !). Le marché chinois (Hong Kong/Chine Continentale/Macao) est de fait le marché no. 1 pour nos exportations.

En effet après le coup de semonce tiré en 2013 par le gouvernement chinois pour endiguer une corruption devenue endémique et représentée par une consommation du luxe effrénée (notamment les montres), le marché avait connu une grosse baisse.

Les mesures décrétées en son temps pour refreiner la consommation des objets de luxe par les consommateurs chinois et leur utilisation à des fins de corruption avait mis un terme à 10 ans de croissance ininterrompue pour les horlogers suisses. Le marché local pour les marques de milieu de gamme (Longines, Tudor) et « Premium » (Omega, Rolex) a maintenant repris toutes ses couleurs Le Temps 27.09.2017 / Le recul de la lutte anti-corruption en Chine.

Le Swatch Group a entièrement raison de se réjouir de la reprise du marché local, car elle possède trois marques extrêmement bien positionnées en Chine, avec Longines (no. 1 du marché chinois dans l’absolu), Omega et TISSOT. Mais d’autres acteurs comme Rolex, Tudor ou encore certaines marques du groupe Richemont tirent très bien leur épingle du jeu.

Cependant on peut s’inquiéter de la dépendance croissante à cette clientèle, car si l’on prend les chiffres officiels, on arrive à une part de marché de 50% pour l’Asie, mais en ajoutant les achats des touristes chinois et asiatiques dans le monde on peut clairement estimer cette part à 70%, voire plus pour certaines marques.

 

Des clients chinois à Lucerne copyright magazine Bilan

2. Les exportations ne tiennent pas compte des retours de marché

Les chiffres publiés sont uniquement la somme des exportations et ne tiennent pas compte des retours de marché dus aux rachats de stocks et retours temporaires pour SAV. Un blogueur genevois s’est amusé à compiler ces chiffres et est arrivé à la conclusion que les exportations sont surévaluées d’un montant très conséquent de CHF 1 – 1,5 milliards ….. ce qui représente quand même 5-8% du total selon les années Patrick Wehrli – Blog Tribune de Genève . La tendance étant naturellement à la hausse lorsque les affaires vont mal et que les marques horlogères ont l’intelligence de racheter les stocks de leurs distributeurs et/ou détaillants. Ceci a pour conséquence positive de faire un « appel d’air » temporaire et donc des ventes de nouveaux produits, mais le point négatif étant que les chiffres publiés par la FHS gomment cette tendance baissière.

3. Les chiffres d’exportation ne sont pas les chiffres de vente réelles

La moyenne mobile des 12 derniers mois est révélatrice d’une tendance à la hausse. L’avantage étant que l’on “gomme” les variations saisonnières. Mais les chiffres sont toujours du sell-in et non le reflet à l’instant t du marché !

Les statistiques publiées par la FHS correspondent aux statistiques d’exportation brutes de l’administration fédérale des douanes. Donc les exportations du mois de novembre ne correspondent pas aux ventes réelles faites dans les magasins, mais aux exportations des marques horlogères vers les marchés étrangers. En jargon marketing, les ventes de la marque aux détaillants sont le sell-in, celles des détaillants sont le sell-out. Et le seul indicateur fiable sont les ventes faites dans les points de ventes.

  • 1ère constatation : le décalage temporel à la hausse ou à la baisse entre les exportations et les ventes réelles. Comment à la bourse les effets haussiers ou baissiers sont amplifiés par un effet de levier (bullwhip ou « effet coup de fouet ») Bullwhip dans le Journal de la FHH 02.2010

Ceci tient plus de la psychologie que de la réalité, mais fonctionne depuis des siècles.

  • Lorsque le détaillant, après avoir vendu 3 montres du même modèle le 1er mois, pense qu’il s’agit d’un nouveau trend il va l’extrapoler. En bon gestionnaire il va non pas recommander 3 pièces, mais 6, en se disant que d’une part ses confrères vont faire de même et que la marque ne lui livrera que 4 sur les 6 rapidement.
  • La marque va donc recevoir des commandes fortement augmentées (+100% par rapport à la demande réelle). Que fait-elle ? Elle augmente également ses commandes à ses sous-traitants d’un facteur multiplicateur. Ce mécanisme va fonctionner tout au long de la chaîne valeur et déclencher en amont une activité manufacturière démultipliée et surtout beaucoup plus importante que la demande réelle du marché. La conséquence immédiate sont des stocks et surtout le sentiment que tout va très bien vu la demande conjoncturelle démultipliée…. en apparence.
  • Ceci peut paraître anodin à l’échelle du détaillant, mais lorsqu’on met ceci au niveau de l’industrie dans son ensemble, on arrive aux conséquences suivantes :
    1. Un engorgement des capacités de production par une demande surévaluée.
    2. Des investissements surdimensionnés de la part des sous-traitants avec bien sûr le risque de devoir licencier et fermer des usines à la première baisse de demande.
    3. La création de stocks avec un risque d’obsolescence très marqué de par les cycles de vie réduits des produits. Il y a encore 20 ans un modèle de montre vivait quelques années, aujourd’hui les relookages et autres animations commerciales rendent certains modèles très vite obsolètes dans les vitrines des détaillants.

Le mécanisme décrit ci-dessus fonctionne bien sûr à l’inverse lors d’une baisse de la demande, mais avec des conséquences autrement plus néfastes dues à l’effet de levier :

  • Les moyens supplémentaires engagés deviennent vite inutiles et la conséquence la plus dramatique étant des licenciements qui ne correspondent en rien à la baisse réelle de la demande
  • Lorsque le marché baisse de 10% comme en 2016, les volumes de commandes chez les sous-traitants peuvent baisser du jour au lendemain de 30-40% voire plus !

Les vente sur internet contrôlées et maîtrisées par les marques rendront le marché plus transparent et donc plus réactif face aux variations de la demande.

4. Les baisses de volumes engendrent une désertification industrielle

Malgré une stabilisation bienvenue du volume des affaires en valeur, les volumes exportés et vendus sont en baisse constante. Ceci est d’autant plus alarmant qu’une base industrielle saine a besoin de volumes de production conséquents pour pouvoir continuer à investir dans la recherche, des moyens de production performants et surtout de la main d’œuvre !

En prenant les chiffres d’exportation depuis 2000, on se rend compte que les volumes exportés sont à la baisse : 4 millions d’unités en moins – soit 25 millions d’unités – seront exportées cette année par rapport à l’année 2000.

Pour rappel ceci est à mettre en face des 40 millions de smartwatches vendues cette année ce qui fait d’Apple – qui détient approximativement 35-50% de ce segment de marché – l’horloger no. 1 en volume. Pour autant et contrairement à d’autres experts je ne pense pas qu’Apple ait dépassé Rolex – la marque no. 1 – en termes de chiffre d’affaires.

Finalement la seule chose qui nous intéresse ici est le fait que la diminution des volumes de ventes (-1,1% en novembre) signifie une baisse des volumes de production qui est surproportionnelle.

La raison est toute simple : les quelques marques de volume (> 50’000 montres par année) Swiss made dans le milieu et haut de gamme sont rares. Je me permets de citer ici que quelques-unes qui jouent le jeu du Swiss made et font du “volume” : Rolex, Omega, Chopard, Patek Philippe. J’aurais aimé rajouter quelques noms, notamment une marque récemment reprise, mais qui a décidé – malheureusement et dans une optique court-termiste d’amélioration des marges – de délocaliser la majeure partie de ses achats de composants en Asie.

A l’inverse certaines marques dans l’entrée de gamme et le milieu de gamme (prix public moyen en-deçà de CHF 2’500) ne peuvent tout simplement pas produire la majorité de leur habillage (composants autres que le mouvement) en Suisse étant donné les coûts de production.

H. Moser & Cie la marque qui ose ne plus signer avec Swiss made, malgré une provenance revendiquée à 95% Suisse !

 

La nouvelle législation sur le Swiss made est paradoxalement aussi un facteur négatif, car malgré les 60% de valeur ajoutée requise pour obtenir ce label, il ouvre la porte au pseudo Swiss made qui s’approvisionne majoritairement en Asie. Ce label est uniquement économique et non une appellation d’origine contrôlée….. et le fruit d’un consensus typiquement helvétique où beaucoup d’intérêts fortement divergents ont dû être satisfaits.  REUTERS 06.12.2017 / Le Swiss made manque de précision

Nous constatons une pyramide inversée en comparant la répartition par gammes de prix et les volumes respectifs :

  • L’entrée et le milieu de gamme (prix public jusqu’à CHF 2’500) représentent 19% du chiffre d’affaires et 87% du volume
  • Si l’on rajoute à ceci les marques premium (prix public moyen entre CHF 2’500 et 5’000) on atteint respectivement 27% et 92% !

Ou autrement dit 8% des montres suisses exportées génèrent 73% de la valeur ajoutée !

Et facteur aggravant pour la sous-traitance indépendante, quasiment 100% de ce segment de marché sont contrôlés par des marques institutionnelles (groupes ou familiales) qui ont fortement verticalisé leur outil de production ces dernières années. Le Temps / 19.06.2017 “Les sous-traitants se rebiffent”

  • Et c’est là où le bât blesse : sans volumes, pas d’outil de production performant et par voie de conséquence perte de savoir-faire.

J’aimerais conclure sur une note positive en disant que nos exportations horlogères se stabilisent à un très haut niveau. En 15 ans nous avons doublé leurs valeurs à CHF 20 milliards. Mais il faut garder en tête qu’en jouant le jeu du court-terme en délocalisant des compétences essentielles vers l’Asie et ailleurs, nous prenons le risque d’infliger des dégâts irrémédiables pour le futur d’une industrie importante pour l’économie et l’image de notre pays.

Quant au débat sur le Swiss made, j’y reviendrai ultérieurement….

 

*annotation : par mesure de simplification toute l’analyse est basée sur les chiffres d’exportation sachant que les ventes destinées au marché local Suisse sont portion congrue sur la totalité des ventes. Les ventes aux touristes (ventes hors taxes/exportations) représentent une part très importante des ventes totales faites en Suisse.

 

 

 

 

 

 

 

 

Olivier R. Müller

Passionné de mécanique et de design, Olivier R. Müller évolue dans le monde de la haute horlogerie depuis 25 ans. Au fil de son parcours, il a acquis de solides compétences en management et en développement de produit auprès de prestigieuses maisons horlogères suisses en évoluant à des postes clés. Aujourd’hui il conseille dans le cadre de LuxeConsult des marques horlogères institutionnelles ou niches dans leur stratégie marketing.

2 réponses à “Ce que les chiffres des exportations horlogères ne nous disent pas

  1. Cher Monsieur, j’apprécie beaucoup votre article, le maintien des talents et du savoir faire de la manufacture Tissot a été ma préoccupation, je peux vous adresser une petite note à ce sujet si cela vous intéresse. J’ai repris récemment une maison horlogère en main chinoises par mon activité médicale et me revoilà dans mon activité première chez Tissot.

    1. Cher Monsieur,
      je vous remercie pour vos remarques et je me permettrai de vous envoyer un email séparément.
      En effet le maintien de nos savoir-faire dans l’horlogerie est un enjeu stratégique et culturel.

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