Démocratie et coronavirus: le dilemme des temps de guerre

Lors de chaque crise majeure revient invariablement la question rituelle : la conduite des opérations exigée par les circonstances est-elle compatible avec une vie démocratique normale et, si oui, jusqu’à quel point ? Que ce soit en France ou à Genève, à propos de leurs élections municipales respectives, la question est lancinante : doit-on suspendre le scrutin ou la démocratie doit-elle braver le péril ? En Suisse, la perspective de la votation cruciale du 17 mai agite les esprits. Il est beaucoup fait référence ces jours à une situation digne d’une période de guerre. Viola Amherd ou Emmanuel Macron n’ont cessé de le répéter, à juste titre. Et la pandémie actuelle renvoie inévitablement à la grippe espagnole de 1918. Mais quel sort fut réservé à la démocratie helvétique entre 1914 et 1918 ?

Lorsque sonne le tocsin de la mobilisation générale en août 1914, belligérants et neutres sont persuadés que la guerre sera courte. Il faudra attendre les désillusions des âpres batailles du printemps suivant pour réaliser que le confit durera longtemps. En Suisse, où l’ « union sacrée », pour reprendre le terme forgé en France, le « Burgfrieden » des germanophones, règne, des élections fédérales sont prévues en octobre 1914. Bien que la mauvaise humeur soit grande envers les radicaux qui monopolisent les centres du pouvoir fédéral, un accord est toutefois scellé : les élections auront lieu mais sans campagne, dans une sorte d’acceptation du statu quo.

Sauf dans trois cantons : Uri, Tessin et Genève, où les récentes querelles liées à la Convention du Gothard ont laissé des traces. Cette convention prévoyait des avantages non négligeables en faveur des Italiens et des Allemands, lésés par la nationalisation du tunnel, sur le réseau ferroviaire suisse. Le Conseil fédéral a fait pression sur les Chambres pour leur arracher leur accord. La pilule passe mal dans les cantons fédéralistes romands, même chez les radicaux, inféodés au gouvernement. A Genève, deux conseillers nationaux radicaux qui avaient suivi la décision du parti national seront sanctionnés et ne seront pas réélus…

Mais si les élections ont lieu, et il en sera de même pour celles de 1917 (les législatures duraient alors trois ans), qu’en est-il de la démocratie directe ? Depuis le début de la guerre, le Conseil fédéral a été nanti des pleins pouvoirs et peut légiférer dans une grande quiétude, intervenant à tour de bras dans la vie économique du pays. Il publiera plus des milliers d’ordonnances entre 1914 et 1921. Les Chambres ont vu leurs prérogatives fortement restreintes et n’exercent qu’un contrôle distant sur l’activité du gouvernement. De cette réalité découlera l’impression, très largement partagée en Suisse latine, que le pouvoir civil a de fait abdiqué devant le pouvoir militaire. Circonstance aggravante : le commandement militaire est connu pour sa germanophilie exacerbée. Romands et Tessinois sont inquiets. Le Suisse se retrouvera à plusieurs reprises au bord de l’implosion.

Mais le contexte guerrier du temps expulse-t-il l’acte démocratique dans les limbes de la poésie ? Le peuple est convoqué aux urnes 25 octobre 1914 pour donner son avis sur un sujet peu polémique : l’adoption d’une justice administrative, largement adoptée. La question surgit véritablement en décembre 1914, alors qu’arrive sur le pupitre des Chambres un projet de fixation des tarifs voyageurs des CFF. Le fait que le Parlement se soit volontairement amputé de ses pouvoirs de contrôle empêche-t-il le peuple de se prononcer sur les questions fondamentales ? Le rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne et conseiller national Edouard Secrétan ne cache pas sa colère : nos institutions ne peuvent-elles fonctionner qu’en temps de paix ? Au moindre danger, cet édifice s’effondrera-t-il « comme une façade sans consistance » ? Il ne sera pas écouté. Le Conseil national tenu par les radicaux valide le « passage en force » souhaité par les autorités.

La question rebondit l’année suivante alors que la guerre devient un gouffre financier. Comment renflouer les caisses publiques ? L’idée d’un impôt fédéral, à la fois direct et progressif mais provisoire, s’impose. Les socialistes y voient une première étape vers un impôt fédéral permanent et les autres y souscrivent par devoir patriotique. Le Conseil fédéral pourrait légalement esquiver le verdict populaire. Bien que certains chefs radicaux le poussent à faire preuve d’autorité, il rechigne pourtant à contourner les voies démocratiques. Le sujet est à ses yeux trop important pour ne puiser sa légitimité que dans les pleins pouvoirs. C’est bien joué de sa part. Sa foi dans la sagesse populaire sera récompensée et l’impôt sera accepté, le 6 juin 1915, par 94,3% des voix…

Le peuple aura encore l’occasion de s’exprimer à trois reprises. La guerre s’enlise, les finances s’enfoncent. En novembre 1916, les socialistes, qui réclament toujours une impôt fédéral permanent, lancent une initiative demandant son inscription dans la Constitution. Le Conseil fédéral, conscient qu’il a besoin de nouvelles sources de revenus, préfère opter pour un droit de timbre, qui sera accepté de peu par le peuple le 13 mai 1917. L’ambiance s’assombrit sur la Suisse, coincée entre des puissances en guerre et les récriminations envers le Conseil fédéral, toujours accusé de se laisser dicter sa politique par l’Etat-major de l’armée, s’accumulent. L’initiative socialiste sera refusée le 26 juin 1918, mais à une courte majorité et trois cantons l’ont acceptée. En 1918, la pauvreté et la disette sont à l’ordre du jour dans le pays. Néanmoins, son caractère définitif et antifédéraliste lui a été fatal.

Le peuple s’exprimera une dernière fois avant la fin des hostilités, le 13 octobre 1918, sur la représentation proportionnelle. Serpent de mer de la politique suisse depuis le début du siècle, elle est ardemment réclamée par les partis opposés aux radicaux, qui s’accrochent au système majoritaire, qui leur garantir leur prééminence au Conseil national. Deux fois déjà, il l’ont emporté. Un nouveau projet a pu être ajourné au début de la guerre, in extremis. Mais les radicaux, arrimés à un strict respect de pleins pouvoirs de plus en plus impopulaires, ne peuvent plus reculer. Comme prévu, la proportionnelle est acceptée. Les premières élections selon ce système auraient dû avoir lieu en octobre 1920. Mais la grève générale de 1918 bouscule les agendas. Parmi les concessions faites par le Conseil fédéral figure un avancement d’une année des premières élections à la proportionnelles. Et de nouveau comme prévu, en 1919, les radicaux seront les grands perdants de l’opération, leur hégémonie sur la vie politique suisse touche à son terme…

Nous sommes aujourd’hui dans une guerre sanitaire et non militaire. Les virus n’ont que faire de la neutralité… Le report de la votation du 17 mai au moins de juin, par exemple, n’apparaîtrait pas foncièrement scandaleux…

Fédéralisme et coronavirus: il faudra chercher un autre bouc émissaire

Il fallait s’y attendre… A peine le Conseil fédéral avait-il achevé sa conférence de presse du 13 mars que les commentaires ont fusé de toutes parts : si une certaine cacophonie a régné, et continue dans une certain mesure à régner, face aux mesures à prendre pour enrayer la propagation de la pandémie, c’est à cause du fédéralisme, qui empêcherait une conduite centralisée des opérations !

Non, Mesdames et Messieurs, le fédéralisme n’est pas coupable ! Je me porte en faux contre ce réflexe si courant sous nos latitudes et consistant à désigner le fédéralisme dès que l’on croit dépister un défaut dans l’organisation si fine de notre Etat fédéral. Au contraire, serais-je même tenté de dire ! C’est vrai qu’il offre tous les atours du bouc émissaire idéal : il impose la concertation avec un grand nombre d’acteurs politiques, oblige à écouter des sensibilités pas forcément audibles dans les bureaux d’une administration centrale… et ralentirait donc les processus décisionnels en entamant leur efficacité présumée. Voilà pour l’argumentaire classique psalmodié par les analystes biberonnés aux vertus souvent fantasmées du centralisme.

En réalité, accabler le fédéralisme dénote plutôt une certaine paresse. Certes le fédéralisme interdit au pouvoir central de décider dans son coin. Le gouvernement est en effet soumis à un certain nombre de contraintes. Il doit respecter les droits du Parlement, du peuple et des cantons. C’est beaucoup, mais c’est son lot quotidien. Et la question se pose bien sûr : cet étage « cantonal », vilipendé par les uns, loué par les autres, constitue-t-il un handicap alors que les circonstances exigent des décision fortes et parfois impopulaires ?

Et si le fédéralisme favorisait en réalité l’efficacité de la direction politique du pays ? En matière de fédéralisme, la comparaison avec l’étranger s’impose toujours. C’est peut-être banal de le rappeler mais nécessaire : les pays centralisés se sont-ils montrés plus percutants dans leurs décisions ? L’affirmer relèverait de la plus pure mauvaise foi. On peut estimer que le Conseil fédéral aurait dû (devrait ?) être plus directif, mais est-ce de la faute du fédéralisme ? La France, hypercentralisée, et l’Italie, malgré tout très centralisée, ne sont pas apparues sous leur meilleur visage, en tout cas au début de la crise…

Et l’Espagne direz-vous ? L’Espagne est un pays centralisé qui octroie, il est vrai, de larges prérogatives à ses provinces. Mais comme le mentionnait Le Temps du 16 mars, le « fédéralisme » local n’est qu’une arme politique entre les mains de l’irrédentisme qui caractérise certaines régions du pays. Basques et Catalans s’offusquent des compétences « scandaleuses » que s’arrogerait le pouvoir central au nom du droit d’urgence qu’il a proclamé. Dans ce pays, le fédéralisme devient une foire d’empoigne… au nom de luttes politiques inexpiables…

Rien de cela en Suisse. Le canton du Tessin, aux premières loges du désastre, a, nous a-t-on dit, exercé une intense pression sur le Conseil fédéral, pour l’accentuation de mesures. Il a été relayé dans ses revendications par d’autres cantons, que le gouvernement a dû finir par entendre. Les cantons avaient ainsi la possibilité de tester des mesures qui pouvaient inspirer leurs voisins. L’effet « laboratoire » du fédéralisme a bien fonctionné et le Conseil fédéral a pu prendre ses décisions selon le rythme qu’il estimait juste.

Oui, me rétorquera-t-on, mais le Conseil fédéral aurait dû agir avec plus de force. Il a dû procéder à une pesée d’intérêts, en tenant comptes de multiples considérations qu’il est inutile de rappeler ici. Comme n’importe quel gouvernement. Mais le fédéralisme donne une légitimité aux demandes des gouvernements cantonaux, dotés de larges pouvoirs, notamment dans la santé, et qui sont responsables devant la population. La cacophonie helvétique me réjouit plutôt et constitue aussi un bon moyen de préparer les gens à l’inévitable rehaussement des mesures de contrainte.

Le bilan de l’opération sera dressé après la crise, en Suisse et en Europe. Sans doute créera-t-on un système de gestion des crises épidémiologique nouveau, peut-être inspiré de ce qui a été mis en place à Taiwan ou en Corée du Sud. Ce qui est sûr pour la Suisse, à ce jour, c’est que le dysfonctionnement le plus gave, à jour, n’a pas eu lieu, à mon sens dans la coordination entre les cantons mais au sein de l’administration fédérale elle-même ! Est-ce normal que le patron des opérations dise une chose le 12 mars à 8 heures du matin… avant de se faire contredire quatre heures plus tard… par la direction de son propre office ? Heureusement le Conseil fédéral a remis bon ordre le lendemain de façon magistrale… Mais le cafouillage du 12 mars n’a rien à voir avec le fédéralisme !

Chine et Droits de l’homme: un grain de sable dans la machine

La Chine ne cesse de faire les grands titres de la presse. Quand ce n’est pas à propos de ses résultats économiques dont l’économie mondiale semble dépendre, il s’agit des fulgurantes inventions technologiques visant à resserrer la surveillance totalitaire que le gouvernement impose à sa population… ou des innombrables virus vicieux qui se succèdent à intervalles réguliers, en provenance qui d’un marché aux volailles, qui d’un laboratoire à vocation plus ou moins militaire. La Chine ne cesse d’interroger et interpelle l’Occident en l’attaquant sur ses valeurs libérales et démocratiques que notre monde tient pour universelles et dont le reste de la planète serait invité à s’inspirer… Lutte économique, mais idéologique aussi !

Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch, vient de publier un état des lieux très instructif sur les problèmes que pose aujourd’hui la Chine au monde et à l’Occident en particulier (« La menace globale de la Chine sur les droits humains », Rapport mondial 2020). Pointant l’ « Etat policier orwellien », reposant sur les techniques les plus sophistiquées et qu’a édifié le pouvoir chinois, Roth développe largement les pratiques répressives que ce même pouvoir exerce tant envers les Han que, surtout, envers les minorités ethniques, notamment ouïgoures. Conséquences logique pour le spécialiste des droits de l’homme, les libertés politiques sont systématiquement bafouées, le journalisme indépendant étouffé et la « peuple », dont le parti communiste a en réalité peur, étroitement contrôlé. Dans ce registre, le système dit du « crédit social », distribuant bons et mauvais points à tout un chacun, constitue en effet un sommet à ce jour inégalé.

Sachant que sa légitimité ne tient qu’aux performances économiques qu’il est capable d’exhiber, le parti communiste se répand en compliments à son propre endroit, louant sa capacité à ériger une dictature prospère, pour mieux conchier le système occidental, dont le pluralisme politique est continuellement méprisé dans sa propagande officielle. Et enivré par ses succès économiques, il ne cesse de répéter que son système pourrait guider tous les peuples vers la joie et l’ « harmonie », le leitmotiv du gouvernement ! Mais Roth relève à juste titre que « le parti communiste qui proclame aujourd’hui le miracle chinois est le même que celui qui, il n’y a pas si longtemps, a infligé les ravages de la Révolution culturelle et du Grand bond en avant ».

Alors que faire pour sauver les droits humains dans le plus grand pays du monde ? La Chine, déplore l’auteur, jouit d’un véritable statut d’immunité sur la scène internationale. A de rares exceptions près, personne n’ose dénoncer les méthodes du parti communiste. Pire, on assiste à une véritable compétition entre les Etats pour s’attirer ses bonnes grâces. C’est à celui qui pourra démontrer la plus grande obséquiosité envers lui afin de récolter les contrats les plus juteux… mais aussi les plus asservissants, comme en témoignent plusieurs accords signés dans le cadre de programme dit des Nouvelles routes de la soie. Certains pays, comme le Sri Lanka, mettront du temps à s’en relever.

Pour Roth, le drame réside dans la complaisance affichée par les Occidentaux à l’égard de la Chine et même dans l’autocensure, sinon la censure en bonne et due forme, imposée aux entreprises surprises en train d’oser émettre de critiques. Ces attitudes « facilitent la tâche de Pékin », suggère-t-il, et renforcent le gouvernement dans sa conviction qu’il est un modèle pour l’humanité de demain, alors que les problèmes en Chine sont colossaux, comme le montrent une pauvreté omniprésente et l’affaire du coronavirus. Le comportement du gouvernement dans les cénacles internationaux, où il se distingue par sa chasse à tout commentaire critique, prolonge ce sentiment de toute-puissance : tout dialogue est impossible. Et Roth de fustiger les bataillons d’étudiants qui hantent les universités occidentales et sont utilisés comme autant d’émissaires de la « bonne parole » chinoise. Et comme espions, ajouterons-nous, au vu des nombreux exemples révélées par la presse internationale.

Le plaidoyer de Ken Roth est assurément convaincant mais il faiblit lorsqu’il aborde la question de l’attitude que les Occidentaux devraient adopter. Les mesures qu’il propose ne vont pas très loin : geler les comptes en banque à l’étranger des responsables, mission d’information au Xinjiang, défendre l’ONU «  en tant que voix indépendante sur les droits humains », déjouer la rhétorique de XI Jinping et mettre en évidence son hypocrisie. Certes, ce sont des pistes. Mais l’Occident doit avant tout se poser des questions sur sa propre lecture de l’aventure chinoise. Et il n’est pas prêt à le faire, pour des raisons économiques et à cause du mythe romantique de la « pureté » de l’Orient, dont profitent aussi maints pays islamiques et qui depuis le XIXe siècle accompagne la montée en puissance du rationalisme occidental.

À sa façon, Roth ne déroge pas au discours ambiant lorsqu’il regrette, sans doute à raison, l’incapacité de l’Occident à brandir un discours cohérent sur la Chine, avec Trump tantôt ami de Xi tantôt père fouettard, avec une Union européenne enlisée dans ses contradictions et avec des populismes se moquant comme d’une guigne des droits humains… On ne peut nier les problèmes de l’Occident, mais il n’empêche : que cela plaise ou non, Trump est le seul à hausser le ton face à Xi et les pays occidentaux restent des Etats de droit que l’on peut aussi louer, au lieu de toujours débusquer ce qui ne fonctionne pas dans le relativisme « postmoderne » gangrénant qui nous hante. Et même s’il ne faut pas se lasser de critiquer les pays qui souhaiteraient jouer sur tous les tableaux, comme le Brésil ou la Hongrie…

D’autres questionnements doivent aussi être convoqués pour lancer une contre-propagande : le coronavirus n’est-il pas l’exemple de la réalité du régime chinois ? Le silence, l’insulte, les poursuites contre ceux qui se hasardent à dévoiler des dysfonctionnements graves. Le règne du mensonge en guise de doctrine officielle… Et d’autres questions doivent suivre. La réaction de l’OMS, par exemple doit nous interroger : lamentable génuflexion devant la générosité financière de Xi, pour ne pas heurter son « honneur », ou subtile manœuvre diplomatique ? Mais la question la plus douloureuse reste celle-ci : comment l’Occident parviendra-t-il à se soustraire de  sa dépendance économique envers la Chine ? La question est d’autant plus urgente que tous les comptes rendus internationaux soulignent la fragilité du colosse chinois, mais que l’on ne veut pas voir.

Dernière question : les droits humains. La Chine, avec d’autres, reprochent aux Occidentaux de mener un colonialisme doux à travers sa « religion » des droits de l’homme qu’il veut diffuser partout, au nom de valeurs universelles mais qui ne correspondraient, en réalité, qu’à des valeurs nées, et développées, entre l’Europe et les Etats-Unis. Il ne s’agit pas d’accepter trop vite cette critique ou, symétriquement, de la rejeter dans un refus outré de toute analyse. Au contraire, en l’interrogeant sérieusement, peut-être aussi en revoyant certains de nos principes, il serait peut-être possible de développer un argumentaire démontrant leur authentique puissance. Le brillant essai du juriste Alain Supiot Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, paru en 2005, ouvre des pistes de réflexion, notamment quand il évoque la charte africaine des droits de l’homme. Pourquoi ne pas réinsérer ces droits dans des réalités culturelles différentes, en les mariant avec les particularismes locaux au lieu de les nier ? Diviniser les droits de l’homme ne pourra que leur nuire… Taïwan et Hong-Kong montrent que culture orientale et droits de l’homme ne sont pas incompatibles.

La Chine, une dérive totalitaire?

Le génie de Deng

Depuis quelques temps, un qualificatif est à nouveau associé au régime chinois : celui de totalitaire. Cet adjectif était bien sûr couramment utilisé, en Occident, dès lors qu’il s’agissait de dénoncer le régime du Grand Timonier. Avec les réformes lancées par Deng Xiaoping, la Chine avait cependant désarçonné le monde entier en suggérant qu’il était possible d’imaginer un système organisé autour d’un parti unique, détenteur de tous les leviers de pouvoir, et en même temps rallié à une forme d’économie de marché. A condition toutefois qu’elle ne débouche sur aucune contestation du système politique. On oubliait assurément que le régime, même en ornant son vocabulaire politique de concepts tirés directement de lexique occidental, se plaisait à instiller en eux des contenus guère compatibles avec ceux en vigueur sous nos latitudes. Mais le résultat en fut pour le moins déconcertant : l’essor économique chinois a déjà fait couler beaucoup d’encre.

En réalité, la Chine politique demeurait totalement opaque. Autre « exploit » que les Occidentaux aiment saluer, presque admiratifs : comment un pays peut-il s’ouvrir aux mécanismes économiques occidentaux en acceptant en même temps la mainmise d’un Parti communiste qui n’avait à aucun moment eu l’intention de relâcher sa férule sur la société chinoise ? Les Occidentaux se consolaient en supposant que les classes moyennes qui émergeraient d’une économie désormais rivée sur la performance, et qui ont en effet émergé, exigeraient une démocratisation du système. Or il n’en fut rien. Tianmen s’est achevé dans le sang. Sans doute des phases de relative libéralisation politique ont-t-elles été observées mais elles furent très vite closes, souvent brutalement. Le Parti communiste restait omnipotent et Deng paracheva son coup de génie en se faisant l’ordonnateur d’une direction collégiale intégrant les clans qui se partageaient le pouvoir au sein du parti. Il consolida ainsi le pouvoir de ce dernier et, surtout, la stabilité, son objectif obsessionnel, était garantie pour de nombreuses années, grâce une planification des successions réglée comme du papier à musique.

L’avènement de Xi

Mais la machine, malgré l’organisation sans faille, et la vigilance, du Parti communiste, n’était pas infaillible. Adossée à une efficacité économique exceptionnelle, sous le regard complaisant et souvent naïf des Occidentaux, la Chine poursuivit son développement sous le règne du successeur de Deng, Jian Zeming. Mais le mal endémique de la Chine, la corruption, n’avait pas disparue, loin s’en faut. Stimulée par des taux de croissance superlatifs, la performance de l’économie était brandie par le Parti communiste pour exciper de sa suprématie sur toute autre forme de gouvernement. Mais la corruption continuait à empoisonner la société chinoise alors que les luttes de clan reprirent de plus belle. Jusqu’à la nomination de Xi Jinping à la tête du parti, puis de l’Etat. Choisi pour sa conformité à la ligne dictée par la direction du parti, une conformité presque transcendée par un esprit de revanche fouetté par les vexations subies par sa famille sous la révolution culturelle, Xi semblait personnifier la synthèse de Deng accoudée à une fidélité absolue au « socialisme à la chinoise ». En dépit de promesses non tenues notamment en matière de propriété intellectuelle, les Occidentaux applaudirent, en méconnaissance totale des jeux d’influence et de pouvoir à l’œuvre dans les coulisses du régime.

Les débats sur les droits de l’Homme ne pouvaient pas altérer la bonne entente économique, d’autant plus nécessaire qu’à partir de la crise de 2008-2009, l’économie occidentale allait manifester de dangereux signes de faiblesse. Plus que jamais l’ « usine du monde », transformée en un infini vivier de consommateurs pour les produits étrangers, était nécessaire aux équilibres mondiaux. Mais Xi avait de hautes ambitions. Il ne comptait pas se satisfaire de n’être que le visage du Bureau politique du comité central, le pâle arbitre des conflits entre les clans, le distributeur des richesses engendrées par la croissance économique que connaissait son pays. Sous couvert d’une lutte implacable, et qui lui garantira la reconnaissance de millions de Chinois, contre la corruption, Xi va procéder à une vaste purge à tous les niveaux de la hiérarchie. Triomphe totale : il parviendra à éliminer les seuls contrepouvoirs existant dans le système chinois. A défaut d’un Etat de droit basé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs, le seul contrepoids à un pouvoir autocratique ne peut-il pas être actionné que par des adversaires installés au cœur même du pouvoir ?

Un nouveau totalitarisme ?

L’instauration d’un pouvoir autocratique a marqué une inflexion des principes posés par Deng mais personne ne semble en mesure de freiner le président chinois dans ses projets. Mais parler d’un régime autoritaire, idée que plus personne ne conteste mais sans percevoir les effets que cette évolution peut avoir sur la solidité des relations économiques avec la Chine, est une chose ; lui accoler l’ « infâme » épithète de totalitaire en est une autre ! Cette notion a fait l’objet de nombreux débats savants au milieu desquels brillent les analyses de Hannah Arendt et de Raymond Aron. Pour notre part, nous allons essayer de soumettre le régime de Xi tel qu’il semble se dessiner à la grille de lecture proposée par George Orwell. A travers son célèbre 1984, le « tory anarchiste » selon la jolie expression de Jean-Claude Michéa, nous paraît livrer, à travers les malheurs de Winston Smith, l’une des définitions les plus subtiles de ce qu’est le totalitarisme. Si on le lit, cinq critères doivent être remplis pour que l’on puisse prétendre avoir à faire à un régime totalitaire : 1) manipuler l’histoire en procédant à sa constante réécriture ; 2) inventer une novlangue qui autorise une subversion complète du langage, où chaque mot perd le sens qui lui était attribué par la « tradition » ; 3) créer le culte du leader charismatique vers lequel tendent toutes les passions, toutes les adorations ; 4) établir une transparence absolue qui, via Big Brother, permettra de scruter chaque individu, dès lors dépouillé de toute individualité et, à la fin, de toute autonomie ; 5) maintenir la population dans une situation précaire et lui imposer un niveau de vie digne d’une sorte d’économie de guerre même en temps de paix car, ainsi, les préoccupation des gens seront tournées vers leur seule survie.

Le premier critère semble réalisé dans la Chine de Xi. Seul le Parti communiste peut conduire la Chine vers la prospérité et la gloire et ce discours asséné depuis Mao est constamment réactualisé. L’histoire doit se plier à cette mission quitte à effacer les désastres du communisme  ainsi que les crimes commis par Mao. Nul doute que le deuxième critère a obtenu son plein accomplissement lui aussi. Le Parti communiste se gargarise de l’ « harmonie » qu’il a été appelé à faire advenir dans un pays qui serait condamné, sans lui, au chaos. Or l’harmonie cache toutes les manipulations et les persécutions, toutes justifiées par ce mot magique. Or qui d’autre, pour atteindre cette harmonie idéale dont personne ne peut vouloir sérieusement rejeter, qu’un leader conscient par son « génie » des besoins de son peuple ? Voilà le troisième critère rempli à son tour. Xi a réussi ce tour de force : champion de la lutte contre la corruption, il s’est imposé comme le seul recours possible pour un peuple sinon, selon lui, voué à l’arbitraire… Quant au quatrième critère, inutile de détailler les « performances » de la reconnaissance faciale à la chinoise, source du crédit social dont tous les Chinois seront bientôt affublés La surveillance de chacun est parfaite ; plus personne ne peut échapper au regard bienveillant de Big Xi, nouvel empereur…

L’énigme économique

Reste la cinquième condition suggérée par Orwell et qui, dans notre cas, pose un problème particulier. Peut-on dire que le niveau de vie a été maintenu à un niveau très faible ? Dans certaines régions du pays, les Chinois parvenus à l’opulence se comptent par dizaines de millions, issu des classes moyennes. Mais en va-t-il de même partout ? Loin s’en faut en réalité, et même dans les régions privilégiées la pauvreté n’a pas été extirpée. Sans doute de nombreux Chinois semblent reconnaissants à l’égard de Xi et écoutent sans sourcilier ces attaques dirigées contre l’Occident. Mais il s’agit surtout de la deuxième génération Post-Deng qui reprend à son compte la fierté agitée par le Parti communiste comme horizon politique, derrière un voile consumériste asphyxiant et désidéologisé. A première vue, Xi semble donc pouvoir marier totalitarisme et pouvoir d’achat… Divers éléments plaident pur cette hypothèse. Assurément l’histoire chinoise est-elle différente de la nôtre. Nous-même avons pensé que les philosophies de référence de la Chine millénaire (confucianisme, taoïsme, bouddhisme) se réfèrent certes à la notion de liberté mais pourvue d’un sens différent que celui forgé dans notre Occident marqué par le christianisme : chez nous, la liberté a été transformée en arme politique et a dès lors alimenté une revendication démocratique unique dans l’histoire. Ce modèle ne se retrouve pas en Chine. On nous a certes  fait remarquer que le cas de Taïwan relativisait sérieusement notre explication. C’est indiscutable mais, à nos yeux, en partie seulement. Taïwan est en effet parvenue à s’approprier un système similaire à celui que nous connaissons mais, comme au Japon, en réponse à une volonté ferme des autorités. Son succès est réel mais ne cache pas le fait qu’il obéit à une histoire spécifique.

Si la démocratie n’est pas incompatible en soi avec l’ « âme » chinoise, ce que notre analyse aurait pu laisser croire, à tort, on pourrait donc estimer que les Chinois, en apparence heureux de la nouvelle puissance qu’a bâtie leur pays et de leur pouvoir d’achat, ne voient pas de raison de croire aux vertus de la démocratie à l’occidentale. Du moins tant que l’économie chinoise reste vigoureuse… Xi Jinping serait ainsi sur le point d’inaugurer un régime totalitaire d’un type nouveau, à savoir débarrassé de cette fameuse cinquième condition proposée par Orwell, et aurait réussi à faire croire que « son » peuple » était satisfait de son sort, en cachant la fragilité de son économie. Les épousailles entre marché et despotisme sont toutefois bancales et le travail de la censure, associée à une démultiplication des contrôles en tous genres, camoufle de plus en plus mal une insatisfaction que l’on ne peut sous-estimer. La cinquième condition d’Orwell, en définitive, n’est peut-être pas loin de se réaliser à son tour…  et c’est ce que révèle l’affaire de Hong Kong, qui a rendu le régime à sa réalité, oppressive.  La boucle totalitaire est bouclée. L’ « enclave » libérale de Hong Kong n’est pas tolérable dans un régime totalitaire, pas plus que discuter avec des « soi-disant » « terroristes.

Le drame de Hong Kong

Le Parti communiste chinois semble cependant encore hésiter sus a conduite ? Une absorption de l’île dans le glacis chinois risquerait-elle donc de compromettre les performances de l’économie chinoise, fragilisée, et ce péril justifierait-il une patience dont le Parti communiste n’est pas vraiment habitué ? Ou craint-il qu’une répression encore plus dure que celle en cours altérerait gravement la réputation d’une Chine, si sensible à cette question, elle qui avait permis un régime spécial pendant 50 ans ? Ou le prix, moins politique qu’économique, d’un écrasement des rebelles de Hong Kong, ajouté au coût déjà énorme de la répression ailleurs dans le pays et qu’ont relevé plusieurs analystes comme Nicolas Zufferey dans Le Temps, freinerait-il les despotes de Pékin ? Mais que ressortira-t-il donc du drame de Hong Kong ?  Plusieurs commentateurs ont expliqué que le jusqu’auboutisme des manifestants, héroïque pour les uns, terroriste pour le Parti communiste, était nourri par leur conviction que c’est le dernier moment pour tenter de faire pression sur le gouvernement chinois.

Ce « nouveau » Tiananmen peut-il triompher ? Quelle aide peuvent-ils recevoir des Occidentaux dont les valeurs sont les leurs ? Elle ne peut être que faible dans l’état actuel des choses. Pour deux raisons. Européens et Américains ne veulent évidemment pas brusquer le plus grand marché du monde… Certes certains élus américains planifient certes une législation hostile aux dirigeants chinois, mais quel effet aura-t-elle ? La raison de l’inaction occidentale réside peut-être ailleurs : le climat politique qui balaie l’Occident n’est pas propice aux grandes aventures démocratiques. A l’heure où le doute semble envahir les esprits sur les charmes de nos démocraties, où l’on ne cesse de répéter que les démocraties représentatives ne peuvent résoudre aucun des problèmes les plus urgents, de l’égalité au réchauffement climatique, où l’on croit dégager des perspectives dans de vagues mouvements plus ou moins spontanés et réclamant une « autre » démocratie, quel « narratif » offrir aux démocrates de Hong Kong ? L’Occident, critiqué de toutes parts, n’a jamais été autant piégé dans son immobilisme…

Chine et Occident: le grand malentendu

La Chine obsède les esprits. Elle les hante lorsqu’elle déploie sa puissance économique et politique, mais tout autant lorsque la récession menace d’enrayer la mécanique industrielle de ce pays devenu l’un des poumons économiques de la planète. Les yeux du monde sont braqués sur la Chine, manifestant alternativement fascination et effroi. Nous croyons la connaître depuis qu’elle s’est « réveillée », pour reprendre la fameuse prophétie lancée par l’ancien ministre français Alain Peyrefitte dans les années  70 déjà, et pourtant elle nous échappe, sa vraie nature se dérobe, et la perplexité finit toujours par envahir ses observateurs même les plus attentifs.

L’évolution de la Chine depuis les années 1980 semblait correspondre exactement au processus historique qui a caractérisé les Etats européens tout au long du XIXe siècle. Beaucoup en étaient convaincus : la Chine réaliserait en dix ans ce que l’Europe a mis un siècle et demi à construire, à savoir une démocratie de type libéral et social, après avoir survécu aux catastrophes militaires de 1914 et de 1939. Lorsque Deng Xiaoping décida de lancer son pays sur la voie du progrès économique, au nom de son célèbre « Enrichissez-vous », mais tout en maintenant ferme la férule du parti communiste garant d’un développement contrôlé, d’aucuns pensaient revivre ce qu’avaient connu les pays européens.

Dès le moment où un système économique intègre des mécanismes capitalistes dans des contextes politiques apparemment verrouillés, ne va-t-il inévitablement se former une classe moyenne entreprenante, industrieuse et instruite, qui ne pourra pas ne pas revendiquer, à un moment donné, sa part de pouvoir ? Ce moment semble sonner en 1989, date ô combien symbolique qui rime avec le bicentenaire de la Révolution française et la chute de l’empire soviétique. N’étais-ce pas le signe évident du virage de la Chine vers la fin programmée de son communisme, à plus ou moins long terme, et vers un système, sinon identique, du moins proche de ceux en vigueur en Occident ?

L’écrasement tragique de la révolte estudiantine, à Tianmen mais aussi dans d’autres villes chinoises, laissa le monde éberlué. Comment évoluerait donc la Chine si elle n’entendait pas les stridentes évidences susurrées par une immanente logique historique qui consacrait l’avènement de la démocratie comme l’aboutissement naturel d’une construction ayant la liberté comme horizon ultime ? Pourtant, la Chine a continué à croître, à renforcer sa position dans cette zone pacifique devenue l’axe du monde prédit par Barack Obama, au point de conquérir des zones d’influence dans l’océan indien, en Afrique et même dans une Europe paralysée.

Comment la Chine osait-elle ainsi se jouer des règles de l’évolution historique telles qu’elles avaient été dictées par l’Occident ? Peut-être parce que la Chine n’a jamais eu l’intention d’imiter l’Occident mais a tout simplement suivi sa propre voie, qui ne se moule pas dans les trajectoires historiques que l’on rencontre sous nos latitudes. Mais il est vrai que tenter de comprendre la Chine exige de la part de l’observateur occidental un effort particulier. Il doit remiser ses schémas d’analyse dans les tiroirs de son bureau et accepter de chausser des lunettes auxquelles ses yeux ne sont pas forcément habitués. Le récent essai de Léon Vandermeersch, Ce que la Chine nous apprend sur le langage, la société, l’existence (Gallimard en 2019), peut nous aider à voir plus clair.

La Chine est différente : ce n’est pas un scoop. Et on aura fait un pas en avant décisif dans la prise de conscience de cette réalité, si on admet que la Chine, avec ou sans un parti communiste à sa tête, a non seulement une histoire différente, mais une définition particulière de la liberté et de l’ordre politique. Non que la liberté soit absente de ses références, mais elle s’insère dans un tout autre langage que celui choisi par l’Occident. En Europe et en Amérique, la liberté n’est pas seulement une valeur morale supérieure, mais doit posséder une composante politique. Qu’il jouisse de libertés spécifiques, octroyées par le souverain comme au Moyen Age, ou qu’il ait un rayonnement abstrait et universel, comme le prescrivent les droits de l’homme, l’individu entend user de sa liberté dans le but de participer, à plus ou moins brève échéance, au pouvoir. La démocratie s’inscrit ainsi dans le prolongement logique d’une liberté pleinement réalisée : les régimes adossés à la liberté économique, et même parfois à un Etat de droit comme l’empire allemand de 1870, mais qui n’ont pas su assimiler les principes démocratiques, n’ont pu se révéler viables à long terme.

La Chine « vit » la liberté sur un tout autre mode. L’ordre social ne peut être régi par les ambitions libertaires des individus. Pour Confucius, qui écrit dans un période de lourds désordres, l’organisation politique doit obéir à un ritualisme strict, fondé sur le culte des ancêtres et où l’empereur apparaît comme le « père » de son peuple, dans sa fonction à la fois terrestre et spirituelle d’intermédiaire entre le Ciel et la Terre. Sans doute le confucianisme, antiétatiste dans son esprit, a été abusivement transformé en garantie d’un ordre hiérarchique immobile par les empereurs suivants, mais il n’en demeure pas moins que la place de la liberté individuelle reste restreinte. Ce n’est certainement pas à une Constitution de définir les droits de chacun.

L’autre référence intellectuelle fondamentale de la Chine millénaire, le taoïsme, propose une approche de la liberté qui ne peut être taxée de politique. Même mâtinée de bouddhisme zen, le taoïsme, composé sans doute par plusieurs auteurs rassemblés sous le nom de Lao Tseu, propose une liberté dans le « retrait », gage d’une sérénité enfin advenue. Bien qu’associé à la pensée anarchiste, comme le suggère l’historien de cette philosophie Max Nettlau, le taoïsme, datant du VIe siècle av. J.-C. et contemporain du confucianisme, n’inspire aucune pensée de l’action, ne forge aucun moyen de mettre en œuvre la réalisation d’une société gouvernée au nom de la liberté.

Il découle de cette généalogie intellectuelle que la Chine va se doter d’une doctrine du pouvoir qui se distingue par son extrême verticalité et vise une concentration de tous les leviers d’action entre les mains de l’empereur. Cette méthode de gouvernement ne ressemble toutefois en rien à la féodalité occidentale. La structure du pouvoir impérial chinois repose sur deux piliers, sans équivalent ailleurs : l’ « agrocratie », autour de laquelle s’organise la propriété foncière, et la « littérocratie », la classe des mandarins titulaire du pouvoir effectif. Cette structure bipartite, qui marginalise les classes guerrière et marchande, ne se retrouve pas dans l’Occident médiéval, articulé autour de trois groupes sociaux : les militaires, les religieux et les paysans, longtemps soumis au servage.

Malgré la forte poussée « occidentaliste » que la Chine connaît au début du XXe siècle, sous l’influence du Japon qui avait arrimé sa révolution « interne » et son développement économique à l’Occident sous l’ère Meiji déjà, l’Empire du Milieu, même après avoir glissé dans l’orbite communiste à partir de 1949, calque en réalité sa nouvelle organisation sur l’ancienne structure sociale et politique de la Chine traditionnelle, le secrétaire général du parti communiste se substituant à l’empereur des temps jadis. La Chine dévoile ainsi une extraordinaire continuité historique, comme l’a bien montré Bernard Brizay qui, dans Les trente « empereurs » qui ont fait la Chine (Perrin, 2018), fait démarrer son récit avec l’empereur mythique Qin Shi Hunagdi (aux alentours de 2600 av. J.-C.) et l’achève avec… Xi Jinping, dont le portrait orne la couverture du livre.

En reproduisant une organisation politique en vigueur depuis des siècles, sinon des millénaires, le parti communiste a ainsi réussi à « siniser » sa vision du monde en créant une caste dirigeante ancrée dans la tradition mandarinale avec son cortège d’ « officiers d’Etat » hautement lettrés, une classe dirigeante éduquée à exécuter les ordres venant du pouvoir suprême. Le fait que le système mandarinal ait traversé de nombreuses crises durant son histoire n’a pas d’importance ici. Quoi qu’il en soit, les mouvements réformistes, inspirés peu ou prou de pensées occidentales, demeurent incompréhensibles pour l’élite au pouvoir, engoncée dans la conviction d’incarner la Chine authentique. La révolution maoïste apparaît ainsi plus comme une « révolution de palais », de même que l’après-Mao, que comme une révolution sociale, que Tiananmen aurait sans doute été… si elle avait triomphé. La Chine postcommuniste… et post-Tiananmen, inaugurée par Deng, à son tour, n’a pas été autre chose qu’une tentative réussie de renouer avec l’histoire politique chinoise ancestrale.

La question posée à l’époque de Tiananmen demeure néanmoins : la Chine peut-elle poursuivre sa marche en avant dans le carcan gestionnaire que lui impose un parti communiste moins ouvert que jamais à toute réforme du régime ? Dans son ouvrage Demain la Chine : démocratie ou dictature ? (Gallimard, 2018), Jean-Pierre Cabestan estime que, pour longtemps encore, aucun changement n’est à attendre mais il perçoit quelques risques à plus long terme (un « terme » qu’il ne peut, ni ne veut définir), liés à la crise sociale, qui menace d’éclater si la croissance économique n’est plus au rendez-vous, et à la crise écologique, liée d’une certaine manière à la précédente. Ces deux périls sont susceptibles de saper l’autorité du pouvoir en place. Des journalistes anglais ont aussi pointé le problème de Hong Kong : sans doute la Chine est-elle maîtresse des destinées de l’ancienne colonie britannique, mais osera-t-elle contrevenir aux engagements qu’elle a signés ? C’est la fiabilité, et donc la respectabilité, de la Chine qui en jeu…

Le problème de la Chine est toutefois, et peut-être avant tout, institutionnel : l’absence de contrepouvoirs, une réalité qui s’est encore aggravée avec le statut particulier que Xi Jinping s’est arrogé en balayant à son profit les subtils équilibres qui régissaient le sommet du pouvoir chinois depuis le retrait de Deng, sous le prétexte de la lutte acharnée qu’il entend mener contre la corruption. Mais attention ! Par sa synthèse entre le communisme noyé dans la tradition chinoise et une économie capitaliste organisée d’en-haut, la Chine a déjà bluffé le monde entier. Peut-être réussira-t-elle à inventer le moyen d’imiter l’efficacité supérieure des démocraties libérales (toujours vérifiée sur la longue durée)… sans le moindre contrepouvoir ? Il faudra pour cela que les entrepreneurs restent fidèles à la lecture de la « liberté » à la chinoise…

Si, comme le pense Jean-Pierre Cabestan, la Chine va consolider le « régime autoritaire, élitiste, paternaliste et impérial » qui est le sien, que cela signifie-t-il pour l’Occident ? L’Occident a évidemment intérêt à coopérer avec la Chine là où nos intérêts convergent, comme le rappelle l’auteur, mais il doit cesser de projeter sur ce pays ses fantasmes d’une Chine de carton-pâte. Il doit appréhender cette nouvelle puissance qui ne cache plus ses ambitions hégémoniques dans réalité idéologique, faite d’influences occidentales mélangées dans une vision proprement chinoise du monde. La vigilance à laquelle d’aucuns appellent doit être intellectuelle et culturelle : la Chine ne partage pas, et n’a jamais partagé les valeurs occidentales « modernes » !

Quelques enseignements iconoclastes d’une élection controversée: le cas de Félix Tshisekedi

Les élections se suivent dans le monde comme un rituel immuable auquel de moins en moins de gens semblent croire. Même en Occident, le berceau de ces démocraties représentatives que l’histoire a érigées en viatique de la stabilité des Etats libéraux et sociaux nés après la Guerre mondiale. Pourtant, c’est, heureusement, toujours des urnes que l’on espère un salut aux problèmes du moment, dans des processus démocratiques plus ou moins bien assimilée selon les régions du globe. La République du Congo, qui n’a jamais connu de changement de gouvernement par la voie pacifique des élections, n’échappe à la règle.

Un scrutin essentiel vient justement de s’y dérouler, dans un clame très relatif et, comme on pouvait s’y attendre, les résultats, à peine proclamés, ont fait l’objet d’une importante contestation. Le vainqueur ne serait pas celui que les citoyens congolais auraient voulu voir débarquer dans le palais présidentiel. Déclaré élu, Félix Tshisekedi aurait profité de son alliance, de dernière minute mais aussi entourée de non-dits suspects, avec le président sortant Joseph Kabila, qui avait fini par comprendre qu’une énième manœuvre pour tenter de de s’accrocher au pouvoir risquait de livrer son pays aux démons de la guerre civile.

C’est possible. Après avoir abandonné la coalition qu’il avait créée avec les autres opposants à Kabila, Tshisekedi s’était empressé de donner des gages au pouvoir en place, gages qu’il a réitérés une fois sa victoire enregistrée, à défaut d’être validée vu le recours pendant devant la cour constitutionnelle. Ainsi n’a-t-il pas hésité à rassurer l’ancien président sur son avenir au Congo et, mieux encore, a déjà fait savoir qu’il se verrait bien lui confier des missions diplomatiques au nom du futur gouvernement. Se concrétisait ainsi la délétère impression que Kabila, comme l’ont relevé maints spécialistes, était sur le point de conserver les leviers centraux du pays.

Une autre analyse, plus iconoclaste sans doute, peut cependant être proposée, même si elle n’invalide pas les observations communément admises. On a souligné qu’il s’agissait de la première transition démocratique que vivait le Congo. Peut-on légitiment imaginer que, dans un cas pareil, un régime déchu va regagner paisiblement les bancs de l’opposition en attendant la prochaine session parlementaire pour asséner tout le mal qu’il pense de son successeur ? C’est illusoire : l’histoire regorge d’exemples de transitions ratées au nom de vains espoirs nourris par les mécanismes occidentaux polis par la longue durée… et par l’évidence de ces alternances qui font le quotidien politique dans nos contrées.

Benjamin Constant avait compris le premier, dès le début du XIXème siècle, la nécessité de prévoir une place pour les représentants du régime monarchique, afin de les rassurer quant à leur sécurité… et de les empêcher de nuire. Rêver d’une transition efficace au Congo sans un arrangement entre ancien et nouveau régime (et sans entrer en matière ici sur la légalité du dépouillement) relève du pur fantasme. Dans tous les cas de figure, la démocratie a besoin de stabilité et l’Afrique, hélas, n’est pas avare d’exemples où derrière la façade électorale, les luttes claniques continuent de se jouer, sans égard pour le bien commun.

Le Chili et l’Afrique du Sud ont, en revanche, montré le chemin à suivre. Le premier est devenu une démocratie modèle et prospère en Amérique du Sud parce qu’un compromis, moralement peu glorieux peut-être mais judicieux sur le plan pratique, avait été conclu avec les partisans de Pinochet au moment où il a quitté le pouvoir. De même, c’est l’accord historique entre Mandela et le régime de l’apartheid qui a évité à son pays de sombrer ans le chaos. Alors assurément les courbettes dont de fend le vainqueur des élections devant l’ancien président n’annoncent-elles rien de bon. Mais il sera intéressant de scruter l’évolution de la situation au Congo aussi à travers le prisme d’une intégration de l’ancien dans le nouveau au nom d’une transition démocratique stable, et dans une coopération inédite entre camps opposés.

Un destin au service des destins de son pays – à propos du dernier livre de Bertil Galland

« Il a fallu reconnaître que les mythes avaient plus de pouvoir sur les peuples que les résultats de nos travaux d’historien », avoue Jean-Rodolphe de Salis, le grand historien, spécialiste de Sismondi, l’une des grandes voix de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, à l’homme qui l’interviewe dans les années 90 pour le journal qui l’emploie et qui a aujourd’hui disparu : Le Nouveau Quotidien. C’est homme, c’est Bertil Galland, aujourd’hui âgé de 87 ans et qui vient d’achever l’édition de ses œuvres complètes aux Editions Slatkine. Et cette citation qui ouvre le présent article accompagne le dernier opus de sa saga comme une sorte de fil rouge de la méditation que l’auteur propose sur son pays et ses compatriotes*.

Une méditation kaléidoscopique, oui, à la fois éloignée et en communion avec le titre qu’il arbore : Destins d’ici. Mémoires d’un journaliste sur la Suisse du XXe siècle. Car jamais, ou si peu, l’auteur ne s’égaille dans une simple narration de faits dont il serait le héros. Il préfère se retrancher derrière sa modestie qui n’a d’égales que son érudition et sa soif de découvrir et comprendre les autres, l’autre, peuples et individus qui composent la mosaïque humaine… ou celle de son pays ; une soif que l’âge n’édulcore en rien, au contraire.

Son livre ne s’adonne pas plus à une évocation organisée du dernier demi-siècle helvétique qu’il a pourtant contemplé de façon si aiguë comme journaliste bien sûr, mais aussi comme éditeur et comme passeur entre le monde des arts et de l’intelligence et la société, toujours à l’affût des talents que la Suisse francophone produit à foison : artistes et politiciens, entrepreneurs et simples gens, tous porteurs d’une histoire, d’une langue, d’une façon de voir le monde que Bertil Galland aura toujours su magnifier et rendre intemporelle. L’encyclopédisme au service du grand nombre : l’Encyclopédie vaudoise et la collection Le savoir suisse, ses formidables « créatures », symbolisent à elles seules le rôle fondamental que celui qui est aussi un grand écrivain a joué dans la diffusion de la science élaborée dans nos contrées…

Symptomatiquement, c’est par trois portraits de gens qui n’occupent pas le devant de la scène que débute son livre, comme pour montrer une réalité qu’on oublie souvent. Sans misérabilisme, mais avec un regard journalistique aussi curieux que tendre, cependant. S’ensuit non une histoire de la Suisse observée du promontoire de son « moi », mais une succession de portraits de grands journalistes qu’il admirés ou admire, comme Benjamin Romieux, Franck Jotterrand ou Jacques Pilet. Son récit des débuts du Nouveau Quotidien dont il fut l’une des chevilles ouvrières durant sa courte existence livre une contribution importante à notre connaissance de l’histoire de la presse en Suisse romande…

Mais aussi de politiciens qui l’ont marqué, avec ce sens de la distance qui caractérise son œuvre entière autant que ses engagements, au-delà des dogmes, des a priori, de tout sectarisme. Bien qu’il n’éprouve aucune amitié particulière pour le radicalisme vaudoise, c’est à deux éminents représentants de ce courant politique qu’il réserve une place de choix dans ses « Mémoires » : Jean-Pierre Pradervand, l’homme qui depuis son bureau de chef de l’Instruction publique vaudoise a transformé l’Ecole d’ingénieurs de Lausanne en EPFL, et Georges-André Chevallaz, ce radical ancien conseiller fédéral si anticonformiste dans un parti qui avait la réputation d’incarner le conformisme vaudois.

Avec Chevallaz, dont la sœur fut l’une de ses collègues à 24 Heures, Bertil Galland invite le lecteur à entrer dans cette période qui, on le constate vite, a laissé des plaies ouvertes dans son âme à la fois si vaudoise et si cosmopolite : le non de la Suisse à l’Espace économique européen. Impliqué dans le combat pour l’Europe dont le journal dont il était l’une des plumes majeures avait été l’un des porte-étendard, Galland cache mal la douleur que lui a infligé le verdict du peuple. C’est dans ce contexte que la citation de Jean-Rodolphe de Salis prend tout son sens : le journaliste a lui aussi voulu se battre contre les mythes qui oppressent parfois l’image que les Helvètes se font de leur pays, mais sans s’apercevoir peut-être que ces mythes contre lesquels il ferraillait avec verve se heurtaient en réalité à d’autres mythes que l’air du temps d’alors revêtait d’un voile teinté d’une fausse évidence…

Mais aussi cher que ce combat lui fut, jamais Bertil Galland ne tombe dans la caricature et toujours il a donné la parole à tous les protagonistes, pour autant qu’ils fussent de beaux esprits. L’interview croisée qu’il a menée pour le NQ entre l’eurosceptique Chevallaz et l’historien et pro-européen Jean-François Bergier, et qu’il eu la bonne idée de reproduire dans son ouvrage, constitue un grand moment de ces Mémoires qui plongent lecteur dans un temps qui résonne avec le nôtre, plus que jamais hanté par la question européenne ; un temps où comme jamais l’histoire est redevenue un « champ de bataille » où se construit le et la politique. Son livre offre une découverte vagabonde et enamourée d’un pays qui est le nôtre, mais qui ne doit jamais oublier de se penser dans ses relations avec le vaste monde.

 

*Bertil Galland, Destins d’ici. Mémoires d’un journaliste sur la Suisse du XXe siècle, Slatkine, 2018.

 

LE MUSEE COMME MEDIATEUR DU SAVOIR HISTORIQUE

La Suisse est, dit-on, le pays qui connaît la plus forte concentration de musées en Europe. Il est vrai que rares sont les communes à ne pas posséder au moins une institution chargée de dévoiler ses trésors, artistiques ou historiques, à un public que l’on souhaite toujours le plus nombreux possible… mais qui peine parfois à se mobiliser tant l’offre est vaste.

On peut dès lors, et jusqu’à un certain point, comprendre celles et ceux tentés de déplorer cette abondance, les uns prétextant que l’argent dépensé pour ces musées serait mieux investi ailleurs, les autres se plaignant de la « muséification » de la Suisse qu’entraînerait cette pléthore de musées. Cet amas de musées figerait ainsi les esprits dans un passé bloqué, pétrifié, en les maintenant dans l’illusion que l’on peut se complaire dans la contemplation de notre « grandeur » alors que le monde, autour de nos, ne cesse de bouger.

Ces reproches, que l’on se doit d’entendre, passent cependant à côté du rôle du musée, surtout lorsqu’il a une vocation historique. Le musée n’a jamais eu pour mission de célébrer un passé révolu en magnifiant un conservatisme, de droite ou de gauche d’ailleurs, qui s’opposerait à un présent que d’aucuns jugeraient trop mouvementé, trop inquiétant. Non, un musée ne fait sens que dans sa capacité à illustrer le cheminement emprunté par nos prédécesseurs pour en identifier, à travers objets et témoignages visuels, les moments clés, pour « raconter » les étapes structurantes de la construction, sociale, politique, économique, d’une ville, d’un pays, d’une collectivité.

Si, heureusement, ce passé ainsi ressuscité pour le plaisir de l’œil ne détermine pas notre présent, à tout le moins il le marque d’un tatouage indélébile. Lui seul peut contribuer à éclairer les enjeux qui obstruent les routes de l’information continue qui forment notre quotidien. Mais loin de n’être que le miroir d’une société en train de s’observer dans son évolution, le musée fonctionne aussi comme un acteur de la recherche historique.

Il montre donc, et aide à comprendre. Il explique le passé par d’autres moyens : le « récit » qui se tisse au gré de salles d’exposition n’est pas le même que celui qui surgit d’un livre, il s’édifie sur un autre rythme, le compose par le truchement d’autres outils. Mais la tâche du musée historique va encore au-delà, souvent à l’insu du grand public. L’importance d’un musée ne se mesure pas seulement à travers les objets qu’il exhibe, mais aussi par les collections qu’il possède mais que, faute de place souvent, il ne peut installer dans ses vitrines.

Moins connu, ce travail muséologique de l’ombre n’en est pas moins primordial pour la recherche. Comment imaginer un récit historique sans une iconographie judicieusement choisie ? Or, les musées possèdent d’innombrables trésors qui, s’ils ne trouvent pas à se loger dans le parcours « officiel » des musées, sont largement utilisés pour des expositions temporaires ou pour illustrer des ouvrages soucieux de s’appuyer sur une base documentaire originale et fiable.

Pour le canton de Vaud par exemple, à côté du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAH) et d’autres belles institutions régionales, le Musée historique de Lausanne (MHL) joue un rôle fondamental. L’ Histoire vaudoise, publiée en 2015 (Infolio et Bibliothèque historique vaudoise) et que j’ai eu l’honneur de diriger, a puisé la plus grande partie de son iconographie dans les réserves du MHL.

Il en va de même pour les deux « balades révolutionnaires » de 1830 et 1845, organisées à l’occasion du 175ème anniversaire du Cercle démocratique de Lausanne en juin et septembre dernier. Ces deux visites originales de Lausanne au gré des lieux principaux empruntés par les révolutionnaires libéraux (1830) puis radicaux (1845) n’auraient pu être mises en ligne de façon aussi attrayante (elles sont bien accessibles dès aujourd’hui sur le site cette association – www.cercle.democratique.org) sans un recours intensif à la formidable mémoire imagée renfermée dans les caves de ce même MHL !

Olivier Meuwly

Catherine Labouchère: une grande dame de la politique se dévoile

Des élus PLR en activité qui publient des livres, on en connaît : Olivier Feller apôtre de l’ « écolomie », Pascal Broulis grand collectionneur d’anecdotes. Mais qu’une élue – en l’occurrence – ose parler d’elle, de son engagement personnel, voilà une sympathique nouveauté !

Que grâce soit dès lors rendue à Catherine Labouchère, députée et l’un des piliers du groupe PLR, d’avoir accepté la proposition de Michel Moret, des éditions de L’Aire : raconter son parcours, sans fioritures. Le résultat est à l’image de l’auteur : pudique, son témoignage, sous une naïveté feinte, laisse percer l’intensité de ses combats, de son travail, de ses convictions.

Ses voyages, où elle aime se ressourcer, et son amour de l’art révèlent l’insatiable curiosité de Catherine Labouchère. Mais sa vraie nature, on la découvrira plutôt au gré des innombrables « mercis » qui parsèment son récit. Elle sait rendre hommage à celles et ceux qui l’ont fait avancer, dans la « vie », plus importante que la « carrière ». Au point parfois, à force de décentrer son propos, de s’oublier elle-même !

Peut-être aurait-on aimé qu’elle se hasarde à des commentaires moins consensuels sur les événements qu’elle a vécus. Mais ce serait faire injure à la finesse de Catherine qui ne cesse de répéter qu’elle a eu de la chance mais que les épreuves n’ont pas épargnée, comme le décès de ce père aimé et disparu prématurément : le conseiller national Pierre Freymond.

Il n’est pas étonnant que l’un des passages les plus intenses du livre porte sur la création du PLR, alors qu’elle présidait le PLV, et que l’un de ses compliments les plus appuyés soit adressé à sa comparse, sa « fille politique » ont dit certains : Christelle Luisier, alors présidente du PRDV. Pour avoir accompagné les premiers pas du processus de fusion, je peux confirmer que le travail accompli par ces deux dames a été prodigieux.

Son livre a connu un vif succès au dernier Livre sur les quais. Son livre… ou son auteur, l’une des grandes dames de la politique vaudoise ?

Catherine Labouchère, Au cœur de l’engagement, Aire, 2018.

football et théorie politique. Le cas du Lausanne-Sport

Je le confesse d’entrée de cause : j’aime le football. N’est-il pas une métaphore de la vie, comme de grands écrivains l’ont si bien montré ? Par les passions qu’il déclenche, par son organisation propre, sur et en dehors du terrain, mais aussi par la multiplicité des talents qu’il convoque, le football s’ancre au plus profond de la vie sociale, en en reflétant les joies et les tristesses. Le génie côtoie le hasard, l’un et l’autre étant indispensables pour couronner le travail en amont même le plus sérieux. L’individu n’est rien sans la force du collectif, et vice et versa… La vie en somme… et seule la politique, peut-être, parvient à condenser dans ses innombrables facettes autant d’éléments qui renvoient aux contraintes, beautés et aléas de l’existence !

Aussi, Lausannois depuis presque toujours, suis-je un supporter du Lausanne-Sport même si, je l’avoue aussi, penaud, je fréquente très irrégulièrement le stade de la Pontaise. Néanmoins, je m’enthousiasme dès que les performances du LS sont à la hausse et me désole lorsqu’elles déclinent. Autant dire que l’actualité lausannoise, en matière de football, me fait transiter par tous les états d’âme, sans crier gare….

Le jeu prêché par Fabio Celestini est stimulant, flatte l’esthétique par son appétence pour une construction élégante. Le ballon doit circuler, verticalité et horizontalité se combinent avec finesse, les joueurs sont mobiles, la récupération est centrale. Hélas, pourquoi ces belles intentions, fondées sur un jeu à risque, débouchent-elles sur une efficacité dans les seize mètres adverses franchement défectueuse, mettant l’équipe à la merci de la première maladresse venue, qu’il sera impossible de corriger au cours du match ?

A ce stade de mes interrogations désabusées, je me souviens d’un long entretien avec l’entraîneur lausannois que 24 Heures a publié voici deux ou trois ans. De cette interview il ressortait la grande passion que voue Fabio Celestini au « Che », à Enesto Guevara, le héros de la révolution cubaine, l’homme qui voulait répandre la foi marxiste à travers toute l’Amérique du Sud avant de trouver la mort dans la jungle bolivienne. Le football rappelle, disais-je, la politique par sa faculté à restituer le réel… Ne serait pas également vrai au niveau de la pensée politique ?

Homme à la forte personnalité, Celestini a donné un style à son équipe, qui adhère à la philosophie du jeu qu’il propose, bien qu’elle peine souvent à en dévoiler les finalités dès qu’il s’agit d’alerter un tant soit peu le gardien de l’autre équipe. Il n’empêche : tous les commentateurs s’accordent à reconnaître à la méthode Celestini un indiscutable panache. Or, au-delà du bien-fondé de ses motivations, n’est-ce pas aussi ce que l’on peut apercevoir dans la geste guevarienne ? Un panache qui s’arrêtait souvent au seuil d’une réalité que le guérillero d’origine argentine s’intéressait peu à dompter…

Imprégné de son modèle, le coach du LS, un révolutionnaire du football dans son genre, ne serait-il pas enclin à reproduire certains travers de son modèle dès lors qu’il doit rendre concret les plans stratégiques qu’il a dessinés pour son équipe ? N’aurait-il pas tendance à privilégier, inconsciemment, le panache au détriment de sa matérialisation dans ce qui fait tout de même l’essence du football : les buts qu’il faut marquer… L’intention pure, le dogme dont on ne peut dévier (un reproche que certains spécialistes lui ont adressé) n’auraient-ils pas pris le dessus, reléguant l’efficacité au rang d’une vague idéologie, éculée, un peu « réac » sur les bords ?

Du haut de notre incompétence, nous nous permettrons un conseil à Fabio Celestini. Si sa source d’inspiration première doit rester le panache, choix qui nous est fort sympathique, pourquoi ne se tournerait-il pas vers d’autres modèles qui ont su allier cette qualité avec cette malheureusement nécessaire efficacité ? Pensons à de Gaulle organisant la résistance en juin 1940 avant de s’emparer du pouvoir tel un condottiere démocratique… Ou à Churchill qui, après avoir rejoint les tranchées belges au lendemain désastre de Gallipoli dont il avait été en partie responsable, revient au 10 de Downing Street en 1939 pour prendre la tête du combat contre Hitler… Et si  l’ambiance révolutionnaire des Caraïbes lui chaut davantage, on lui recommandera Fidel Castro : on ne peut lui dénier un savoir-faire certain en matière d’efficacité… Le football et la politique ont plus de liens qu’on ne le pense…