Le scalpel de l'histoire

« Plus jamais ça ! » … mais comment : mieux vaut-il prévenir ou guérir ? Ou de la permanence du débat gauche-droite…

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’unanimité ne règne guère dès qu’il s’agit d’estimer, de soupeser, d’évaluer les conséquences plus ou moins immédiates de l’après-crise. Les experts s’entredéchirent, quelle que soit leur discipline. Inflation ou déflation ? Deuxième vague ou pas ? Faut-il déconfiner plus généreusement ou non ? Un point semble toutefois unir observateurs et citoyens : il est nécessaire de tout entreprendre pour que « cela » ne se reproduise pas, que l’on ne soit plus obligé de mettre la planète à l’arrêt parce que circule dans la nature un sournois voyageur. Certes… mais comment faire ?

Les injonctions prospèrent : il faut mieux anticiper, prévenir, savoir actionner le principe de précaution au bon moment, dans un souci louable de mieux planifier contraintes économiques et engagements sanitaires. Mais tout le monde comprend-il la même chose lorsque jaillissent ces termes ? Que cachent-ils en réalité ? Sous le choc de l’émotion intense provoquée par la crise tout le monde semble d’accord pour dénoncer les manquements des Etats, si imprévoyants, apparemment si inconscients au moment d’effectuer certains choix budgétaires qui se paient cash aujourd’hui. Mais sonne l’heure des remèdes et le consensus s’effrite. Car que signifient dans la pratique démocratique « anticiper », « prévenir », « précaution », « planification » ?

Il faut cesser de se voiler la face, avec ou sans un masque FF2… Nos esprits « postmodernes » paraissent fondamentalement allergiques à toute mesure en apparence liberticide. Même un dépistage de nature technologique est dénoncé comme intrinsèquement attentatoire aux libertés fondamentales. Mais jusqu’à quel point l’anticipation et la prévention ne recèlent pas des périls similaires ! Loin de moi l’intention de vouloir minimiser de telles opérations, qui relèvent de l’action anticipatoire et préventive normale de la part des autorités et des services publics, au contraire. Mais il faut aussi se demander ce que ces actes impliquent lorsqu’il semble judicieux de les psalmodier mécaniquement.

Est-il réellement possible d’anticiper ou prévenir sans engager des investissements colossaux dans tes intubateurs ou des masques de protection qui ne serviront peut-être pas ? C’est la redoutable tâche du politique de faire le départ entre les demandes et les attentes des uns et des autres. Mais surtout, sans contourne la souveraine autonomie individuelle ? Faut-il dès lors mieux accepter le risque, par nature omniprésent dans nos sociétés sophistiquées, où la mobilité individuelle, motorisée ou non, peut en effet devenir parfois frénétique ? En d’autres termes, s’il est préférable en soi de « prévenir », il vaut peut-être mieux se contenter de « guérir », au nom d’une rationnelle allocation des ressources et d’un respect de la liberté individuelle, que l’on sait en danger dès qu’une planification de la vie publique se fait trop intense.

Les questions que la crise du covid-19 fait ressurgir atteste ainsi l’immanence de l’antagonisme gauche-droite, quoi qu’en disent celles et ceux qui prophétisent à intervalles réguliers la mort de ce clivage, jugé obsolète. Certes l’opposition classique gauche-droite tourne surtout, de nos jours et après avoir souvent muté dans l’histoire, autour du dilemme liberté-égalité, qui hante le débat politique au quotidien. Mais elle s’adosse aussi à un autre conflit, qui en est dérivé et que l’on peut résumer dans le binôme prévention/répression. La droite, dans sa dimension libérale, affirme un primat de la liberté qui incite au « laisser faire », quitte à intervenir, voire sanctionner, dans un second temps, au cas où un accident surviendrait, où des débordements seraient constatés.

La gauche cultive un autre rapport à la liberté, qu’elle subordonne volontiers à l’organisation sociale voire à une plus ou moins forte planification principielle, au nom d’une égalité prioritaire. Dans ce sens, la prévention joue un rôle central, dans la mesure où elle permet de scruter les besoins sociaux, de les anticiper peut-être, d’empêcher qu’un problème n’apparaisse, même s’il faut écorner la liberté pure et dure de chacun. Cette dualité prévention/répression peut paraître caricaturale sous cet énoncé sommaire. Mais je crois qu’elle a un fond de vérité, qui illustrent les approches différentes du phénomène « liberté » existant dans nos sociétés démocratiques.

Il n’y a pas le lieu de décréter ici si la prévention doit primer la répression ou le contraire. Le travail démocratique doit en fait s’évertuer à dénicher le bon équilibre entre les deux, dans la pleine conscience que chacun d’eux entraînera un certain type de conséquences qu’il siéra d’avoir à l’esprit, au risque de se heurter à de douloureuses déconvenues. La prévention a tout prix va sans doute recevoir un carburant nouveau dans l’ambiance du moment ; c’est sans doute légitime. Mais il serait erroné de croire qu’elle a réponse à tout, qu’elle n’a pas aussi des inconvénients : la société moderne n’aime pas le risque, mais sans lui elle s’arrête. La nature y trouve sans doute son profit ; pour l’humanité, c’est encore à prouver.

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