Au-delà de l’angoisse qui étreint chacun de nous quant aux conséquences économiques de la crise sanitaire que nous traversons, un indiscutable malaise se faufile dans les interstices d’un corps social en apparence uni dans le dantesque combat contre le virus, mais qui se lézarde comme l’a montré publié le sondage publié par Le Temps le 2 mai dernier. Mais ce malaise est en réalité protéiforme : sans doute le débat du moment se condense-t-il sur le duel entre le sauvetage de l’économie et le primat de la santé publique, un antagonisme que nombreux sont celles et ceux souhaitent, à juste titre, dépasser. Mais des questions affleurent que nous refoulons malgré tout, car nous les savons indélicates. Elles macèrent pourtant dans un coin oublié de l’esprit du temps…
Comment s’est cristallisée cette quasi unanimité à l’égard des mesures qui ont été prises de par le monde ? Oui, s’est-on rapidement persuadé, il était impératif de faire une sorte d’ « arrêt sur image », de tout arrêter, de mettre l’économie-monde moderne sur « off »… Les alternatives tournaient autour d’éventuelles nuances dans les modalités d’application, entre le confinement total à l’italienne et le confinement relatif à la suédoise. Ou était-on à ce point convaincu que l’expérience de la décroissance devait être tentée qu’il devenait jouissif de se laisser happer sans résistance par une frénésie destructrice ?
Ou ces folles semaines illustrent-elles la vengeance des « boomers », cette catégorie d’individus, à laquelle appartient l’auteur de ces lignes, composée des natifs de la période allant de l’après-guerre au seuil des années 70 ? Cette catégorie qu’il est devenu commun de moquer par la chance qu’elle aurait eue de naître après la guerre et qui aurait tiré ses confortables retraites d’une croissance économique qu’elle n’aurait fait qu’accompagner … Mais elle est maculée d’une autre tare bien plus grave aux yeux des plus jeunes, nous dit-on : pour consolider sa prospérité, cette génération aurait irrémédiablement pillé les ressources naturelles et donc condamné l’avenir de ses propres rejetons.
Les « boomers » auraient-ils ainsi aperçu dans la pandémie pour le moyen de se forger un combat aussi titanesque que générationnel, transcendant les catégories historiques, au-delà de l’imaginable ? La pandémie hisserait ainsi ceux qui doivent y faire face au rang de héros… à l’instar de ceux qui ont porté le fardeau de la guerre et ceux qui devront porter la lutte contre la présumée inexorable dégradation des conditions de vie sur la planète. Bien sûr nullement explicite, cette jouissance herculéenne se calfeutrerait-elle néanmoins dans le subconscient de ces « boomers » ridiculisés à longueur de talk-shows ?
Ou alors, nourri par les angoisses face à l’avenir rappelées plus haut, notre monde se serait-il alangui dans l’espérance chère à l’anarchiste russe Michel Bakounine de tout détruire pour tout recommencer ? Il ne rêvait la société nouvelle que dans une reconstruction complète, à travers sa libre spontanéité, à l’abri de toute autorité… Le futur apparaissant définitivement bouché par une crise écologique insoluble, la tentation n’aurait-elle pas été grande d’oser un fantasmagorique nouveau départ sur des bases économiquement certes anéanties, mais épurées des miasmes d’une modernité mondialisée dont on pressentait la désastreuse issue mais sans savoir comment y échapper ? Alors on se console dans un chaos que l’on s’enivre de croire réparateur…
Les historiens de la seconde moitié du XXIe siècle apporteront peut-être des bribes de réponse à ces interrogations. Deux enseignements se détachent néanmoins, pour l’instant. D’abord, la pandémie peut en effet être assimilée à une maladie de la mondialisation : tout circule toujours plus vite, plus loin, plus longtemps ; les maladies aussi… On constate ensuite que l’être humain, façonné par un demi-siècle de liberté sur et pour lui-même, se retrouve plus que jamais face à ses irréfragables contradictions : santé publique et liberté individuelle, on l’a dit, mais aussi liberté et égalité, risque zéro et prospérité, sécurité et progrès technologique, exploitation immédiate des biens de ce monde et nécessité d’anticiper les périls. Voilà les questions dont l’ampleur va gonfler dans les mêmes proportions que la dette publique et que, comme d’habitude, on tentera d’évacuer. On stigmatisera naïvement le monde politique qui n’avait pas de réponse aux questions que l’on refuse pourtant de poser dans des formes vidées, pour une fois, de toute hypocrisie…