Le scalpel de l'histoire

Le coronavirus et la Chine. Le révélateur d’un système

Le coronavirus, Xi et Lyssenko

Bien que les circonstances d’émergence du coronavirus qui bouleverse notre quotidien soient encore floues, il semble qu’il ait pris naissance dans un marché de Wuhan. Il est en revanche maintenant établi que le régime chinois a tenté de cacher l’effroyable réalité à sa propre population d’abord, et au reste du monde ensuite. Avec les conséquences que l’on sait. Les médecins qui avaient deviné la dangerosité du nouveau bacille furent accusés de dispenser de sordides rumeurs à même de détruire la fameuse « harmonie » dont le gouvernement  nourrit sa propagande.

Non content d’avoir nié l’évidence, le régime communiste s’est ensuite empressé de manipuler les chiffres pour faire croire qu’il avait organisé avec héroïsme résistance à l’envahissant enzyme, alors que les recherches journalistiques tendent à démontrer que le nombre de victimes est bien plus élevé que celui qui a été annoncé. Bref, le mensonge règne en maître, qui nous renvoie à ce cher M. Lyssenko, vénéré par Staline et ses sbires et qui avait décrété que la génétique était une science « bourgeoise »… Xi a inventé la variante arithmétique de l’instrumentalisation des faits scientifiques à fins idéologiques.

Un système pétri de contradictions

Ces faits ne peuvent qu’inciter l’observateur à fouiller un peu les soubassements de ce régime chinois qui a subi, il est vrai, tant de modifications depuis la mort de Mao en 1976. Se plonger dans l’excellent guide qu’est Le système politique chinois. Un nouvel équilibre autoritaire de Jean-Pierre Cabestan permet de mieux de saisir la réalité d’un pouvoir chinois qui navigue entre immobilisme gouvernemental et sens de l’adaptation stupéfiant. Publiée par les Presses de SciencePo, il date certes de 2014. Il ne tient ainsi pas compte de l’évolution récente de la Chine de Xi. Il la qualifie encore d’autoritaire alors que la restauration du culte de la personnalité et l’instauration du fameux « crédit social » accréditent sa dérive totalitaire (il a davantage insisté sur son caractère dictatorial depuis lors).

Il n’empêche que le livre de Cabestan offre au lecteur une immersion fascinante dans un système en apparence monolithique et pourtant pétri de contradictions. Triant entre les influences extraites de la doxa léniniste, le modèle singapourien, un confucianisme réduit à sa vocation présumée à l’obéissance et une culture bureaucratique ancrée dans la tradition mandarinale, l’auteur rappelle, sans surprise, que le Parti communiste chinois (PCC) ne s’est jamais départi du pouvoir total qu’il exerce sur la société chinoise. Mais il ajoute que l’on ne saurait, pour saisir la réalité chinoise, se limiter à une sorte d’identification du pays à un parti au pouvoir certes unique, mais sculpté tout d’un bloc. Car le PCC revêt plusieurs visages qui épousent les multiples facettes du « chaos organisé » chinois, d’un système, paradoxalement, à la fois rigide, souple et globalement bien accepté par la population.

Une profonde opacité organisationnelle

La Constitution de 1982 n’a en rien changé la nature du pouvoir chinois. Malgré ses apparences légalistes, le pouvoir politique est entièrement subordonné aux volontés du PCC, que l’auteur qualifie à juste titre de Parti-Etat. La séparation des pouvoirs est bien entendu inconnue, le règlement prévaut sur la loi et l’administration, tentaculaire, n’est que le bras prolongé du parti. Il en ressort un système foncièrement opaque, car tout se décide dans les arcanes d’un parti qui ne divulgue rien de son fonctionnement réel ni de ses ressources, et complexe puisque, nominalement, on n’assiste pas à un dédoublement des bureaucraties mais à entassement des compétences administratives et partisanes.

Ce processus de sédimentation, selon Cabestan, se retrouve dans les statuts du Parti, qui intègrent les axes d’action impulsés par chaque nouveau secrétaire général-président sans pour autant éliminer ou reformuler les précédents. Il se dégage ainsi l’image d’un parti omnipotent toujours en train de réadapter sa doctrine, qui n’a d’ailleurs de communiste que le nom, sans attenter aux fondements du régime. Bâti sur la confusion entre le parti et gouvernement, le Parti-Etat s’offre ainsi un souplesse qui lui a permis de justifier les nombreuses réformes économiques sans ouvrir la porte à des réformes politiques dignes de ce nom. Il est voué, pragmatiquement et non sans d’évidents succès à la clé, à la gestion de la croissance économique mais sans contrepouvoir,

L’agilité du colosse

Soumis à une autorité qui concentre la présidence de l’Etat, la direction du Parti et le commandement suprême de l’armée dans les mêmes mains (bien que cela ne fût pas toujours le cas), le Parti-Etat fait ainsi preuve d’une étonnante plasticité, fonctionnant comme un parti « attrape-tout », selon une terminologie politologique classique pour désigner un parti concentré sur sa seule mission gouvernementale : il catalyse, sous la conduite de dirigeants de type patricien, carrières et prébendes, en tant qu’organisateur d’une société ayant substitué à la foi idéologique la passion nationaliste et consumériste. Et, hypercentralisé, l’Etat se découvre en réalité avec des provinces pouvant jouer leur partition, au gré des d’influences et d’intérêts, en fonction aussi d’une efficacité dépendant de l’intrication plus ou moins réussie entre organes administratifs et politiques du PCC. Un PCC qui tente de jouer avec son système compartimenté pour maintenir son équilibre. Faut-il ajouter les conflits entre clans ? En partie selon l’auteur car les frontières de groupes, au sein du pouvoir, sont très mobiles : les mouvements dans l’ombre sont constants…

Malgré les apparences, le Parti  se remet ainsi en cause continuellement. Actionnant d’importantes réformes, inventant un droit de propriété communiste, focalisé sur une harmonie que la réalité quotidienne dément, il cherche par tous les moyens à intégrer dans sa sphère d’influence les « nouvelles » couches sociales dont l’essor économique a favorisé l’expansion. Mais il est entraîné dans une course folle. Car tout élément susceptible de perturber l’équilibre qu’il sait nécessaire à sa légitimité doit est immédiatement réprimé, au risque de créer une appel d’air déstabilisateur. Le PCC parvient alors à justifier ce besoin de stabilité présumé dont aurait besoin la Chine entière pour assurer la sienne, et donc la pérennité de son pouvoir. Mais la gestion de cette stabilité exige prudence : il fustige la corruption, dont il connaît les effets catastrophiques, mais la poursuivra parfois en fonction de ses intérêts politiques du moment. Idem avec cette autonomie relative qu’il laisse aux provinces, mais qu’il matera avec force si elle « dérive »… D’où enfin les innombrables marchandages qui scandent la vie politique et administrative du pays.

La parole au peuple

Même s’il n’est pas dupe des ébauches de réformes politiques introduites dans la structure politique rigide du Parti-Etat, Cabestan montre néanmoins que le PCC, dans sa soif de ne pas perdre le contrôle sur le pays, est ainsi parvenu à dresser des écrans crypto-(ou pseudo)-démocratiques, derrière lesquels se joue une comédie démocratique certes verrouillée par le Parti, mais articulée sur une absorption par divers moyens des soubresauts en provenance du corps social. On ne peut ignorer totalement les sentiments des élites économiques, indispensables à abonne fortune du régime. Le PCC refuse toute idée de société « civile », qui laisserait croire qu’il n’incarne pas la société chinoise dans sa totalité. Mais si les autres partis politique ne font que de la figuration, des mécanismes d’élection plus ou moins ouverte (élections à « nombre inégal ») sont néanmoins, parfois, engagés, aux échelons inférieurs. Mais Cabestan le rappelle : la surveillance du PCC est telle que toute velléité d’ouverture est systématiquement suivie d’une réaction de fermeture, parfois violente.

Mais dans sa remarquable plasticité, dans son sens de l’adaptation à toutes épreuves, le PCC, réajustant ses modes de gouvernement en fonction de l’évolution économique inaugurée dans les années 90, a compris qu’il devait tendre l’oreille aux plaintes de plus en plus nombreuses. Il a introduit des processus de méditation et même des comités de propriétaires, innovation assez comique dans un pays qui se dit communiste… Il a même créé des assemblées consultatives appelées à faire remonter remontrances et suggestions, quand bien même il demeure de toute façon maître de leur traitement. Et, à côté d’ONG à la vie difficile si elles ne sont pas autorisées, internet offre un espace capable de former un espace public de substitution, car tout le réseau, selon Cabestan, ne peut être surveillé…

Le royaume des illusions

Ces interstices creusés dans l’armature solide du Parti-Etat ne peuvent leurrer, l’auteur le reconnaît. Tout tourne autour du PCC et tout est mis en œuvre pour que rien ne change. Le Parti-Etat se sait fragile et, dans sa bonne logique marxiste qu’il n’a sur ce point pas répudiée, est convaincu que tout espace de liberté est périlleux. Les médias le rappellent souvent à raison : le destin de Gorbatchev reste la hantise de dirigeants chinois. La corruption gangrenante, le népotisme, ces innombrables cercles rivaux au sein de la galaxie du pouvoir du Parti-Etat, le clientélisme, tous ces vices sont balayés par le régime, qui préfère « jongler » avec toute ces quilles dans une quête d’équilibre presque funambulesque !

Et l’avenir s’annonce sombre, en tout cas pour ceux qui aspirent à un peu de liberté pour la Chine. La « méthode » de Xi Jimping vise à combler tous les espaces qui subsisteraient et l’affaire du coronavirus ne va assurément pas l’inciter à appréhender les choses différemment, malgré les dégâts qu’elle a causés. Les crises sociales, comme Cabestan l’a exposé dans ses ouvrages plus récents, ne sont pas encore en mesure de lui nuire, lui qui s’échine apparemment à repolitiser un système qui avait adossé sa résilience à une forme de dépolitisation dédiée à la gestion. Et comme l’expliquait Frédéric Koller dans un récent éditorial du Temps, obsédé par ses ambitions hégémoniques, Xi ne cherchera qu’à matelasser son pouvoir. Le « crédit social » pourrait bien étrangler l’ébauche de « société civile » en voie de formation… On peut ajouter que le changement ne peut percer qu’à travers les luttes internes au régime, possiblement propices à une redistribution des cartes, même éphémère. Mais ce sera aux Chinois de jouer pour que cet éphémère dure…

 

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