Le coronavirus et la métaphore du somnambule

A en croire certains commentaires, la crise que nous traversons posséderait quelque chose de fatal, de logique, d’inévitable, d’immatériellement programmé. Pour certains, la Terre-Mère se rebellerait contre les atteintes qu’elle subirait depuis trop longtemps ou rejetterait sous forme de virus les ondes qui l’agresseraient de par la multiplication des réseaux électriques autour du globe. D’autres, dans le registre de la collapsologie, décèlent dans la présente crise les inéluctables prolégomènes de la Chute finale. Les articles s’accumulent scrutant les symptômes de modernité celés derrière le virus. Partout flotte un parfum d’inexorable fuite en avant qui aurait en réalité démarré voici des décennies : nous payerions le prix de note inconscience. Dans Domaine public du 30 mars 2020 (DP 2279), plus modérée, Carole Lambelet évoque l’aboutissement d’une course devenue « incontrôlable ».

Nous peinons à partager ces avis empreints d’un déterminisme gênant. Après coup, il est aisé de reconstituer rationnellement le parcours terrible emprunté par les crises et d’y deviner une sorte de logique immanente. Et il est encore plus facile attribuer mécaniquement les désordres du moment à des constructions plus ou moins scientifiques comme chez ceux qui en profitent pour régler leurs comptes avec la 5G, le péril climatique ou à je ne sais quoi d’autre. Il n’empêche que l’on peut être frappé par la coïncidence de cette survenance « coronavirienne » avec une kyrielle d’autres crises de plus en plus aiguës. Un sentiment étrange se répand en effet, comme si on devait s’attendre à quelque chose… Avec la chroniqueuse de Domaine public cette fois, j’aurais plutôt vu le désastre se profiler derrière un virus informatique ou un black-out électrique… Mais ce fut une bactérie mal intentionnée…

Il est vrai que depuis quelques années, une effervescence un peu folle semble s’être emparée du monde. Avec ce sentiment diffus d’avancer mécaniquement, presque comme des somnambules dont le réveil subit pourrait rompre un équilibre toujours fragile. En 2014, l’historien Christopher Clark avait recouru à cette métaphore pour décrire l’état du monde à la veille de l’éclatement de la Grande Guerre, cent ans auparavant. L’image est frappante : pour lui, les Etats avançaient vers la guerre tels des « somnambules », qui se défiaient des lois de la pesanteur se persuadant qu’ils ne trébucheraient jamais … jusqu’au jour où ils tombèrent dans le vide ! Il prit d’ailleurs ce terme pour titre de son livre qui défraya la chronique, car il avait tendance à relativiser la responsabilité  allemande dans le déclenchement des opérations.

En réalité, depuis  plusieurs années planent sur nos têtes trois « mutations » que l’on sait majeures : le réchauffement climatique bien sûr, mais aussi l’expansion numérique, de par les changements profonds que les technologies de l’information vont imposer à nos modes de vie et de travailler, et la crise démographique, liée à un vieillissement de la population qui ne touche plus que l’Europe. Or, plus ou moins directement, les errements du covid-19 font écho à ces trois phénomènes : si le lien avec le réchauffement reste à prouver, il s’agit bien d’un événement naturel qui brise subitement tous nos processus coutumiers, alors que le numérique nous oblige à repenser nos fonctionnements quotidiens, en empêchant une paralysie absolue du monde, et que les aînés figurent parmi les cibles privilégiées de l’infernale grippe.

Et il est vrai que l’arrière-fond de ces mutations en cours ne lasse pas d’inquiéter, depuis pas mal de temps. Une sorte d’instabilité généralisée semble servir d’unique boussole à notre temps présent. Il est évidemment tentant d’incriminer l’évolution du capitalisme, et donc du néolibéralisme. Sans excuser leurs débordements, se focaliser sur leur évolution occulte malheureusement d’autres dysfonctionnements que la crise actuelle aura au moins eu le mérite de mettre en évidence. Car la crise joue plus le rôle d’un exhausteur de cette instabilité « funambulesque » que de point d’arrivée d’une suite de réactions en chaîne. Sans doute le capitalisme alimenté par une mobilité individuelle jusqu’ici sans limite a fini par tourné comme une toupie folle. Mais cette mobilité n’est pas inédite et prolonge l’accélération de la vie dont le sociologue allemand Hartmut Rosa a observée en détail le développement.

N’est-ce pas l’ensemble de nos sociétés qui était devenu fou ? On s’était bercé dans l’illusion que vivre à crédit, tant sur le plan financier qu’écologique, serait possible, éternellement. Grave erreur. Tandis que l’on voyait poindre les signes d’une récession angoissante, que dire de cette instabilité politique chronique dans nombre de démocraties ? Plus un pays qui n’est pas clivé, qui ne se distingue pas par sa quasi-ingouvernabilité, qui ne se voit pas dans l’impossibilité de faire sortir un dialogue constructif entre ses diverses composantes politiques. On peut accuser les populismes, certes. Mais il faut à nouveau élargir la focale. Que dire également de cette frénésie individualiste et égalitaire, qui lézarde les rapports sociaux autant que les délires capitalistes et consommateurs ou les pulsions populistes ? Se sentir obsessionnellement discriminé parce que quelqu’un, sur un réseau social, s’en est pris, sans même nous viser directement peut-être, à un aspect de notre « individualité » qui transcenderait tout ne renforce pas la cohésion sociale. Prendre du recul semble insultant, alors on continue de courir frénétiquement… Là, oui, la course est devenue incontrôlable.

Comprendre notre actualité, nos immenses fragilités que l’on avait de façon incompréhensible tant sous-estimées, pour tenter de préparer demain, demandera une analyse globale, qui ne choisisse pas ses portes d’entrée seulement en fonction des présupposés idéologiques des uns et des autres. Même si la libre expression de ce derniers fait naturellement, et heureusement, partie du jeu. Croire que l’arrêt sur image que vit le monde permettra une sorte de mise à plat, de point de départ pour repartir d’un pas nouveau est toutefois utopique. A la crise succédera probablement une phase euphorique, guidée par un besoin de rattrapage, puis arrivera le moment où il faudra réparer les dégâts. Car la question n’est plus de savoir si la récession est imminente ou non, elle est là et pour durer, même si l’économie se ressaisira… pour les entreprises qui auront survécu. Il y aura sans doute de grands changements, assurément, mais difficiles à déterminer, tant notre vulnérabilité est apparue au grand jour, presque par effraction… Les réponses aux question d’hier qu’aujourd’hui a « sublimées » seront peut-être surprenantes.

 

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).

Une réponse à “Le coronavirus et la métaphore du somnambule

  1. Cette crise a sans doute beaucoup de points de comparaison avec le changement climatique, sauf sa brutalité et sa vitesse.

    Il est intéressant de remarquer que tous les négationnistes du climat, minimisaient aussi le corona, de Boris à Bolsonaro, en passant par Trump et qu’ils ont tous fait marche arrière.

    Au-delà de leur manque évident de vision, on peut déjà souhaiter qu’ils ne seront pas réélus!

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