La fin de la pandémie n’est pas pour demain mais l’on pense déjà à l’après-coronavirus… L’esprit humain est ainsi fait, il ne peut s’empêcher de se projeter dans l’avenir, alors même que l’on nage encore en pleine catastrophe… Mais le monde qui sortira plus ou moins péniblement des événements que nous vivons hante déjà notre quotidien, chacun y apercevant ou l’espoir d’un renouveau post-apocalyptique, ou l’enfoncement fatal dans des abysses monstrueux…
Par le passé, les périodes ayant laissé un profond traumatisme ont été suivies d’une période d’intense soulagement, encline parfois à une certaine euphorie. Ainsi en alla-t-il de la République thermidorienne qui succéda à la Terreur en 1794. La peur avait disparu. Le retour à la vie se manifesta sous la forme d’une exubérance que symbolisèrent muscadins et élégantes, les visages d’une société qui se relâche, qui réapprend la légèreté, qui découvre la joie presque enfantine d’avoir survécu à la sanglante épuration orchestrée par Robespierre et ses sbires.
La fin de la Première Guerre mondiale, bien qu’obscurcie par la terrible grippe espagnole (déjà…), céda vite la place à un sentiment de résurrection, après l’angoisse quotidienne qui se matérialisait dans la liste toujours plus allongée des morts au front. A peine la crise économique, consécutive aux dérèglements profonds que provoqua le conflit, fut-elle épongée que débutèrent les Années folles… Délire collectif sur un fond de culture américaine amenée par les soldats venus du Nouveau monde pour colmater les brèches causées dans les effectifs anglo-français, et un objectif unique assiégeait les esprits : oublier !
Oublier les massacres, la famine en certains lieux, l’hydre révolutionnaire, une horreur de quatre années et qui ne devraient durer que six mois… Oublier peut-être des fissures déjà perceptible avant la guerre et qui, pourtant, se creusèrent encore plus après 1918. L’art, toujours à l’affût du ressenti qui, sous ses coloris d’avant-garde, traduit en réalité l’état de la psyché collective… Les surréalistes et les expressionnistes subvertissent la réalité dans sa démesure inconsciente, et tordent les modes d’expression habituels pour mieux en dénoncer l’absurdité. Cette absurdité qui a conduit au drame d’août 14… Ils labourent le cassures d’avant pour les recomposer dans le chaos d’après.
L’humain décharné de Schiele se moule dans l’obésité vulgaire de Grosz, en même temps que la chatoyante mais fantasmagorique volupté de Klimt bascule dans l’inconnu morbide et disloqué de Fritz Lang. Le rêve trituré par les surréalistes s’évertue à repenser l’univers agonisant que les armes éteintes ont oublié d’achever… mais ne fait que sublimer l’au-delà romantique comme pour conjurer la froide raison qui aurait présidé au déchiquètement permanent de l’humanité. En inventant mais sans réinventer, en recréant sans créer. On veut aller par-delà le réel, mais partout on butte sur des impasses, pendant que la société croit se réincarner en se déhanchant sous les susurrements de Josephine Baker ou dans les cabarets déjantés et faussement joyeux de Berlin. Parenthèse naïvement onirique que 1929, puis les années 30, clôtureront brutalement…
Le coronavirus va durablement marquer les esprits autant que les portemonnaies. Que sera l’immédiat après-coronavirus ? Une folle débauche consumériste, car il faut oublier, à tout prix, le monde en suspension duquel on sort et dans lequel on s’était pris à croire qu’il reflétait une société plus humaine… alors qu’il n’était que vide ? Ou une crise sociale majeure, qui, de fait, n’exclut même pas la frénésie noctambule que nous fera fuir un chez-soi devenu prison ? 1918, en Suisse, accoucha d’une grève traumatisante… 118 ans plus tard, d’aucuns voyaient dans le confinement un ressourcement obligatoire et salutaire pour un renouveau scellé dans une modération reconquise.
Que nenni : il faudra dépenser, pour oublier, pour réapprendre la vie, pour réactualiser la prééminence prométhéenne de l’Humain sur les abjectes bactéries qui vont se nicher sur les poignées de porte, dans nos bisous complices, dans nos éternuements libérateurs. Et nous le ferons avec joie, presque avec abnégation, car la bonne conscience sera pour nous : il faudra réanimer une économie sous respirations artificielle, comme les malades du convid-19… Il faudra consommer pour vivre car la consommation, c’est la vie, quoi qu’on en pense. Il faudra consommer car il faudra apurer les comptes, créer de la valeur marchande dans l’espoir d’esquiver le spectre de l’inflation. Le monde apprendra-t-il de ce printemps pourri ? Peut-être pas, car il faut oublier, s’offrir une « folie » que l’on a jamais tant aimée…
Les Années folles trébuchèrent sur une prospérité d’opérette. Le peuple finit par retrouver son unité, non sous les atours d’une solidarité factice mais pire, sous les vociférations des dictateurs… Ceux qui organisèrent l’après-Seconde Guerre mondiale ne tombèrent pas dans le piège, conçurent une parade brillante aux dérives totalitaires et posèrent très rapidement les fondements de l’Etat providence moderne. La pandémie nous obligera-t-elle à repenser nos structures libérale et providentielles actuelles ?
Monsieur Meuwly, il vous faut impérativement rencontrer Emmanuel Todd. vous partagez ce même tranchant dans l’analyse socio-économique de l’histoire et c’est ma foi très intéressant. m
Vous avez, malheureusement, très probablement raison. Tous les “opposants” au courant politique principal voient dans la crise actuelle le début d’une révolution qu’ils appellent de leurs vœux. Pour les uns c’est une auto-suffisance économique et le contrôle des frontières qui va avec. Pour les autres, une décroissance et un style de vie plus sobre.
Je crois comme vous que tout cela ne débouchera pas sur une révolution ou sur une modification profonde de notre mode de vie. Il y aura un effet de balancier et je suis certains que le jour où le confinement sera lever nous assisterons à une orgie de consommation.
L’historien que vous êtes le sait évidemment mais les grandes évolutions de l’histoire sont souvent cachées aux contemporains. Ce n’est qu’avec le recul que l’on discerne les évolutions dans le temps qui conduisent à des changements profonds. Parfois, il y a des éruptions (mai 68 par exemple) mais qui ne saurait cacher des évolutions beaucoup plus profondes.
Ceci dit, nous avons le nez dans le guidon et, peut-être, cette fois-ci sera différent. A voir.
Cher Olivier,
Merci pour cette brillante analyse et ses liens historiques et artistiques, c’est toujours un bonheur de vous lire. Le “jour d’après” est déjà très souvent évoqué dans nombre de médias ou par divers opportunistes qui comptent en tirer profit. Passé le soulagement immédiat et les retrouvailles entre proches et collègues, je ne suis de mon côté pas certain que l’époque sera vouée aux libations insouciantes. Notre société occidentale et libérale sera sans doute durablement marquée par l’organisation qu’il aura fallu mettre en place face à la crise, qui devrait donner un coup d’accélérateur à diverses évolutions déjà entamées mais non généralisées. Réévaluation de certains besoins, (ré)investissements et revalorisations de professions cruciales …; redéploiement et relocalisation de la production de certains biens agricoles et industriels …; révision partielle des modes de communication et de transport à l’échelle mondiale, sans doute suite à la disparition d’un certain nombre d’acteurs …; évolution du commerce, de l’éducation et d’un grand nombre de tâches professionnelles dans un meilleur équilibre entre le présentiel, le contact individuel et semi-collectif et le travail à distance …,; circuits et flux financiers …; etc, tout cela avec l’espoir que les sociétés locales sauront, d’une part, conserver les liens – nouveaux ou réinventés – de solidarité et de voisinage, ainsi que, d’autre part, compenser d’une manière très volontariste les inégalités et les exclusions qui se seront immanquablement creusées durant la crise sanitaire, et ce d’autant plus si celle-ci devait encore s’étendre dans le temps comme dans la population.
Mais tout ceci dans un contexte international qui replongera immédiatement dans la crise plus universelle, durable et complexe du réchauffement climatique et des pollutions et dérèglements massifs, qui ne laissera sans doute pas gagner autant d’insouciance que les exemples historiques que vous citez. Ou, dit autrement, si une multitude d’individus pourront se réjouir, les collectifs auront de quoi se faire quelques soucis. Ceci d’autant que les proches élections à la tête des Etats-Unis, de quelques autres grands pays et de tous nos voisins pourraient voir les cartes rebattues en fonction de la gestion et des dégâts de la crise, ou de l’interprétation qu’on voudra leur donner. Ira-t-on vers un retour au multilatéralisme et aux grandes organisations internationales, seuls à même de faire face aux problèmes non locaux, ou vers une envolée des communications politiques orientées et autres manipulations d’opinions au travers des réseaux sociaux, qui n’ont fait que gagner en puissance y compris du fait des mauvaises compréhensions et anticipations de la profondeur de la crise sanitaire par les leaders politiques des plus grands pays du monde ? Du pain sur la planche pour nos successeurs historiens !
Au plaisir de vous retrouver après le confinement. Portez vous bien !
Bonjour,
ce qui me gene dans plusieurs commentaires c’est que après cet episode , nous aurons “besoin” de consommer pour etre heureux ???
“nous assisterons à une orgie de consommation.”
on peut sans doute etre heureux après , déja grace à une liberté de circuler, retrouvée.
( et je ne parle pas à l’autre bout du monde, je suis contre) .
retrouver le plaisir des beaux paysages, des baignades, des reunions autour de bons plats et quelques verres, de pouvoir à nouveau flirter et s’embrasser , sortir t observer le ciel . nul besoin de consommer. au contraire, pour moi c’est culpabilisant !
J’ai bien aimé votre évocation des annees 20, l’époque où ma grand mère était jeune et a pris goût à fumer des cigarettes, se peindre les ongles et mettre du rouge à lèvres.
Cette époque avait aussi été marquée politiquement par une forte réaction anticommuniste et nationaliste. Je pense qu’on aura quelque chose d’un peu semblable et je m’en réjouis.
Les gens n’accepteront plus les balivernes mondialistes, sans-frontièristes et européistes, qui nous ont fait trop de mal. En Suisse on ne supportera plus du tout la servilité honteuse du Conseil fédéral envers les pantins de Bruxelles. Ca va se sentir dans les votations.
On va exiger un contrôle strict de l’immigration. On va se souvenir de la joie d’être Suisses, patriotes et conservateurs et on se prendra à nouveau à aimer l’armée, Guillaune Tell, Winkelried, le général Guisan. Les secundos seront intégrés. Mais on refermera la porte.
Une certaine sensibilité écolo va rester, mais la vague verte retombera comme un soufflé. Tout ce qui ressemble à du gauchisme sera suspect et rejeté avec mépris. L’égalité des femmes sera un acquis, mais on n’acceptera plus l’hystérie des féministes.
Mauvais temps pour la gauche.