Le scalpel de l'histoire

Démocratie et coronavirus: le dilemme des temps de guerre

Lors de chaque crise majeure revient invariablement la question rituelle : la conduite des opérations exigée par les circonstances est-elle compatible avec une vie démocratique normale et, si oui, jusqu’à quel point ? Que ce soit en France ou à Genève, à propos de leurs élections municipales respectives, la question est lancinante : doit-on suspendre le scrutin ou la démocratie doit-elle braver le péril ? En Suisse, la perspective de la votation cruciale du 17 mai agite les esprits. Il est beaucoup fait référence ces jours à une situation digne d’une période de guerre. Viola Amherd ou Emmanuel Macron n’ont cessé de le répéter, à juste titre. Et la pandémie actuelle renvoie inévitablement à la grippe espagnole de 1918. Mais quel sort fut réservé à la démocratie helvétique entre 1914 et 1918 ?

Lorsque sonne le tocsin de la mobilisation générale en août 1914, belligérants et neutres sont persuadés que la guerre sera courte. Il faudra attendre les désillusions des âpres batailles du printemps suivant pour réaliser que le confit durera longtemps. En Suisse, où l’ « union sacrée », pour reprendre le terme forgé en France, le « Burgfrieden » des germanophones, règne, des élections fédérales sont prévues en octobre 1914. Bien que la mauvaise humeur soit grande envers les radicaux qui monopolisent les centres du pouvoir fédéral, un accord est toutefois scellé : les élections auront lieu mais sans campagne, dans une sorte d’acceptation du statu quo.

Sauf dans trois cantons : Uri, Tessin et Genève, où les récentes querelles liées à la Convention du Gothard ont laissé des traces. Cette convention prévoyait des avantages non négligeables en faveur des Italiens et des Allemands, lésés par la nationalisation du tunnel, sur le réseau ferroviaire suisse. Le Conseil fédéral a fait pression sur les Chambres pour leur arracher leur accord. La pilule passe mal dans les cantons fédéralistes romands, même chez les radicaux, inféodés au gouvernement. A Genève, deux conseillers nationaux radicaux qui avaient suivi la décision du parti national seront sanctionnés et ne seront pas réélus…

Mais si les élections ont lieu, et il en sera de même pour celles de 1917 (les législatures duraient alors trois ans), qu’en est-il de la démocratie directe ? Depuis le début de la guerre, le Conseil fédéral a été nanti des pleins pouvoirs et peut légiférer dans une grande quiétude, intervenant à tour de bras dans la vie économique du pays. Il publiera plus des milliers d’ordonnances entre 1914 et 1921. Les Chambres ont vu leurs prérogatives fortement restreintes et n’exercent qu’un contrôle distant sur l’activité du gouvernement. De cette réalité découlera l’impression, très largement partagée en Suisse latine, que le pouvoir civil a de fait abdiqué devant le pouvoir militaire. Circonstance aggravante : le commandement militaire est connu pour sa germanophilie exacerbée. Romands et Tessinois sont inquiets. Le Suisse se retrouvera à plusieurs reprises au bord de l’implosion.

Mais le contexte guerrier du temps expulse-t-il l’acte démocratique dans les limbes de la poésie ? Le peuple est convoqué aux urnes 25 octobre 1914 pour donner son avis sur un sujet peu polémique : l’adoption d’une justice administrative, largement adoptée. La question surgit véritablement en décembre 1914, alors qu’arrive sur le pupitre des Chambres un projet de fixation des tarifs voyageurs des CFF. Le fait que le Parlement se soit volontairement amputé de ses pouvoirs de contrôle empêche-t-il le peuple de se prononcer sur les questions fondamentales ? Le rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne et conseiller national Edouard Secrétan ne cache pas sa colère : nos institutions ne peuvent-elles fonctionner qu’en temps de paix ? Au moindre danger, cet édifice s’effondrera-t-il « comme une façade sans consistance » ? Il ne sera pas écouté. Le Conseil national tenu par les radicaux valide le « passage en force » souhaité par les autorités.

La question rebondit l’année suivante alors que la guerre devient un gouffre financier. Comment renflouer les caisses publiques ? L’idée d’un impôt fédéral, à la fois direct et progressif mais provisoire, s’impose. Les socialistes y voient une première étape vers un impôt fédéral permanent et les autres y souscrivent par devoir patriotique. Le Conseil fédéral pourrait légalement esquiver le verdict populaire. Bien que certains chefs radicaux le poussent à faire preuve d’autorité, il rechigne pourtant à contourner les voies démocratiques. Le sujet est à ses yeux trop important pour ne puiser sa légitimité que dans les pleins pouvoirs. C’est bien joué de sa part. Sa foi dans la sagesse populaire sera récompensée et l’impôt sera accepté, le 6 juin 1915, par 94,3% des voix…

Le peuple aura encore l’occasion de s’exprimer à trois reprises. La guerre s’enlise, les finances s’enfoncent. En novembre 1916, les socialistes, qui réclament toujours une impôt fédéral permanent, lancent une initiative demandant son inscription dans la Constitution. Le Conseil fédéral, conscient qu’il a besoin de nouvelles sources de revenus, préfère opter pour un droit de timbre, qui sera accepté de peu par le peuple le 13 mai 1917. L’ambiance s’assombrit sur la Suisse, coincée entre des puissances en guerre et les récriminations envers le Conseil fédéral, toujours accusé de se laisser dicter sa politique par l’Etat-major de l’armée, s’accumulent. L’initiative socialiste sera refusée le 26 juin 1918, mais à une courte majorité et trois cantons l’ont acceptée. En 1918, la pauvreté et la disette sont à l’ordre du jour dans le pays. Néanmoins, son caractère définitif et antifédéraliste lui a été fatal.

Le peuple s’exprimera une dernière fois avant la fin des hostilités, le 13 octobre 1918, sur la représentation proportionnelle. Serpent de mer de la politique suisse depuis le début du siècle, elle est ardemment réclamée par les partis opposés aux radicaux, qui s’accrochent au système majoritaire, qui leur garantir leur prééminence au Conseil national. Deux fois déjà, il l’ont emporté. Un nouveau projet a pu être ajourné au début de la guerre, in extremis. Mais les radicaux, arrimés à un strict respect de pleins pouvoirs de plus en plus impopulaires, ne peuvent plus reculer. Comme prévu, la proportionnelle est acceptée. Les premières élections selon ce système auraient dû avoir lieu en octobre 1920. Mais la grève générale de 1918 bouscule les agendas. Parmi les concessions faites par le Conseil fédéral figure un avancement d’une année des premières élections à la proportionnelles. Et de nouveau comme prévu, en 1919, les radicaux seront les grands perdants de l’opération, leur hégémonie sur la vie politique suisse touche à son terme…

Nous sommes aujourd’hui dans une guerre sanitaire et non militaire. Les virus n’ont que faire de la neutralité… Le report de la votation du 17 mai au moins de juin, par exemple, n’apparaîtrait pas foncièrement scandaleux…

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