Le scalpel de l'histoire

La Chine, une dérive totalitaire?

Le génie de Deng

Depuis quelques temps, un qualificatif est à nouveau associé au régime chinois : celui de totalitaire. Cet adjectif était bien sûr couramment utilisé, en Occident, dès lors qu’il s’agissait de dénoncer le régime du Grand Timonier. Avec les réformes lancées par Deng Xiaoping, la Chine avait cependant désarçonné le monde entier en suggérant qu’il était possible d’imaginer un système organisé autour d’un parti unique, détenteur de tous les leviers de pouvoir, et en même temps rallié à une forme d’économie de marché. A condition toutefois qu’elle ne débouche sur aucune contestation du système politique. On oubliait assurément que le régime, même en ornant son vocabulaire politique de concepts tirés directement de lexique occidental, se plaisait à instiller en eux des contenus guère compatibles avec ceux en vigueur sous nos latitudes. Mais le résultat en fut pour le moins déconcertant : l’essor économique chinois a déjà fait couler beaucoup d’encre.

En réalité, la Chine politique demeurait totalement opaque. Autre « exploit » que les Occidentaux aiment saluer, presque admiratifs : comment un pays peut-il s’ouvrir aux mécanismes économiques occidentaux en acceptant en même temps la mainmise d’un Parti communiste qui n’avait à aucun moment eu l’intention de relâcher sa férule sur la société chinoise ? Les Occidentaux se consolaient en supposant que les classes moyennes qui émergeraient d’une économie désormais rivée sur la performance, et qui ont en effet émergé, exigeraient une démocratisation du système. Or il n’en fut rien. Tianmen s’est achevé dans le sang. Sans doute des phases de relative libéralisation politique ont-t-elles été observées mais elles furent très vite closes, souvent brutalement. Le Parti communiste restait omnipotent et Deng paracheva son coup de génie en se faisant l’ordonnateur d’une direction collégiale intégrant les clans qui se partageaient le pouvoir au sein du parti. Il consolida ainsi le pouvoir de ce dernier et, surtout, la stabilité, son objectif obsessionnel, était garantie pour de nombreuses années, grâce une planification des successions réglée comme du papier à musique.

L’avènement de Xi

Mais la machine, malgré l’organisation sans faille, et la vigilance, du Parti communiste, n’était pas infaillible. Adossée à une efficacité économique exceptionnelle, sous le regard complaisant et souvent naïf des Occidentaux, la Chine poursuivit son développement sous le règne du successeur de Deng, Jian Zeming. Mais le mal endémique de la Chine, la corruption, n’avait pas disparue, loin s’en faut. Stimulée par des taux de croissance superlatifs, la performance de l’économie était brandie par le Parti communiste pour exciper de sa suprématie sur toute autre forme de gouvernement. Mais la corruption continuait à empoisonner la société chinoise alors que les luttes de clan reprirent de plus belle. Jusqu’à la nomination de Xi Jinping à la tête du parti, puis de l’Etat. Choisi pour sa conformité à la ligne dictée par la direction du parti, une conformité presque transcendée par un esprit de revanche fouetté par les vexations subies par sa famille sous la révolution culturelle, Xi semblait personnifier la synthèse de Deng accoudée à une fidélité absolue au « socialisme à la chinoise ». En dépit de promesses non tenues notamment en matière de propriété intellectuelle, les Occidentaux applaudirent, en méconnaissance totale des jeux d’influence et de pouvoir à l’œuvre dans les coulisses du régime.

Les débats sur les droits de l’Homme ne pouvaient pas altérer la bonne entente économique, d’autant plus nécessaire qu’à partir de la crise de 2008-2009, l’économie occidentale allait manifester de dangereux signes de faiblesse. Plus que jamais l’ « usine du monde », transformée en un infini vivier de consommateurs pour les produits étrangers, était nécessaire aux équilibres mondiaux. Mais Xi avait de hautes ambitions. Il ne comptait pas se satisfaire de n’être que le visage du Bureau politique du comité central, le pâle arbitre des conflits entre les clans, le distributeur des richesses engendrées par la croissance économique que connaissait son pays. Sous couvert d’une lutte implacable, et qui lui garantira la reconnaissance de millions de Chinois, contre la corruption, Xi va procéder à une vaste purge à tous les niveaux de la hiérarchie. Triomphe totale : il parviendra à éliminer les seuls contrepouvoirs existant dans le système chinois. A défaut d’un Etat de droit basé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs, le seul contrepoids à un pouvoir autocratique ne peut-il pas être actionné que par des adversaires installés au cœur même du pouvoir ?

Un nouveau totalitarisme ?

L’instauration d’un pouvoir autocratique a marqué une inflexion des principes posés par Deng mais personne ne semble en mesure de freiner le président chinois dans ses projets. Mais parler d’un régime autoritaire, idée que plus personne ne conteste mais sans percevoir les effets que cette évolution peut avoir sur la solidité des relations économiques avec la Chine, est une chose ; lui accoler l’ « infâme » épithète de totalitaire en est une autre ! Cette notion a fait l’objet de nombreux débats savants au milieu desquels brillent les analyses de Hannah Arendt et de Raymond Aron. Pour notre part, nous allons essayer de soumettre le régime de Xi tel qu’il semble se dessiner à la grille de lecture proposée par George Orwell. A travers son célèbre 1984, le « tory anarchiste » selon la jolie expression de Jean-Claude Michéa, nous paraît livrer, à travers les malheurs de Winston Smith, l’une des définitions les plus subtiles de ce qu’est le totalitarisme. Si on le lit, cinq critères doivent être remplis pour que l’on puisse prétendre avoir à faire à un régime totalitaire : 1) manipuler l’histoire en procédant à sa constante réécriture ; 2) inventer une novlangue qui autorise une subversion complète du langage, où chaque mot perd le sens qui lui était attribué par la « tradition » ; 3) créer le culte du leader charismatique vers lequel tendent toutes les passions, toutes les adorations ; 4) établir une transparence absolue qui, via Big Brother, permettra de scruter chaque individu, dès lors dépouillé de toute individualité et, à la fin, de toute autonomie ; 5) maintenir la population dans une situation précaire et lui imposer un niveau de vie digne d’une sorte d’économie de guerre même en temps de paix car, ainsi, les préoccupation des gens seront tournées vers leur seule survie.

Le premier critère semble réalisé dans la Chine de Xi. Seul le Parti communiste peut conduire la Chine vers la prospérité et la gloire et ce discours asséné depuis Mao est constamment réactualisé. L’histoire doit se plier à cette mission quitte à effacer les désastres du communisme  ainsi que les crimes commis par Mao. Nul doute que le deuxième critère a obtenu son plein accomplissement lui aussi. Le Parti communiste se gargarise de l’ « harmonie » qu’il a été appelé à faire advenir dans un pays qui serait condamné, sans lui, au chaos. Or l’harmonie cache toutes les manipulations et les persécutions, toutes justifiées par ce mot magique. Or qui d’autre, pour atteindre cette harmonie idéale dont personne ne peut vouloir sérieusement rejeter, qu’un leader conscient par son « génie » des besoins de son peuple ? Voilà le troisième critère rempli à son tour. Xi a réussi ce tour de force : champion de la lutte contre la corruption, il s’est imposé comme le seul recours possible pour un peuple sinon, selon lui, voué à l’arbitraire… Quant au quatrième critère, inutile de détailler les « performances » de la reconnaissance faciale à la chinoise, source du crédit social dont tous les Chinois seront bientôt affublés La surveillance de chacun est parfaite ; plus personne ne peut échapper au regard bienveillant de Big Xi, nouvel empereur…

L’énigme économique

Reste la cinquième condition suggérée par Orwell et qui, dans notre cas, pose un problème particulier. Peut-on dire que le niveau de vie a été maintenu à un niveau très faible ? Dans certaines régions du pays, les Chinois parvenus à l’opulence se comptent par dizaines de millions, issu des classes moyennes. Mais en va-t-il de même partout ? Loin s’en faut en réalité, et même dans les régions privilégiées la pauvreté n’a pas été extirpée. Sans doute de nombreux Chinois semblent reconnaissants à l’égard de Xi et écoutent sans sourcilier ces attaques dirigées contre l’Occident. Mais il s’agit surtout de la deuxième génération Post-Deng qui reprend à son compte la fierté agitée par le Parti communiste comme horizon politique, derrière un voile consumériste asphyxiant et désidéologisé. A première vue, Xi semble donc pouvoir marier totalitarisme et pouvoir d’achat… Divers éléments plaident pur cette hypothèse. Assurément l’histoire chinoise est-elle différente de la nôtre. Nous-même avons pensé que les philosophies de référence de la Chine millénaire (confucianisme, taoïsme, bouddhisme) se réfèrent certes à la notion de liberté mais pourvue d’un sens différent que celui forgé dans notre Occident marqué par le christianisme : chez nous, la liberté a été transformée en arme politique et a dès lors alimenté une revendication démocratique unique dans l’histoire. Ce modèle ne se retrouve pas en Chine. On nous a certes  fait remarquer que le cas de Taïwan relativisait sérieusement notre explication. C’est indiscutable mais, à nos yeux, en partie seulement. Taïwan est en effet parvenue à s’approprier un système similaire à celui que nous connaissons mais, comme au Japon, en réponse à une volonté ferme des autorités. Son succès est réel mais ne cache pas le fait qu’il obéit à une histoire spécifique.

Si la démocratie n’est pas incompatible en soi avec l’ « âme » chinoise, ce que notre analyse aurait pu laisser croire, à tort, on pourrait donc estimer que les Chinois, en apparence heureux de la nouvelle puissance qu’a bâtie leur pays et de leur pouvoir d’achat, ne voient pas de raison de croire aux vertus de la démocratie à l’occidentale. Du moins tant que l’économie chinoise reste vigoureuse… Xi Jinping serait ainsi sur le point d’inaugurer un régime totalitaire d’un type nouveau, à savoir débarrassé de cette fameuse cinquième condition proposée par Orwell, et aurait réussi à faire croire que « son » peuple » était satisfait de son sort, en cachant la fragilité de son économie. Les épousailles entre marché et despotisme sont toutefois bancales et le travail de la censure, associée à une démultiplication des contrôles en tous genres, camoufle de plus en plus mal une insatisfaction que l’on ne peut sous-estimer. La cinquième condition d’Orwell, en définitive, n’est peut-être pas loin de se réaliser à son tour…  et c’est ce que révèle l’affaire de Hong Kong, qui a rendu le régime à sa réalité, oppressive.  La boucle totalitaire est bouclée. L’ « enclave » libérale de Hong Kong n’est pas tolérable dans un régime totalitaire, pas plus que discuter avec des « soi-disant » « terroristes.

Le drame de Hong Kong

Le Parti communiste chinois semble cependant encore hésiter sus a conduite ? Une absorption de l’île dans le glacis chinois risquerait-elle donc de compromettre les performances de l’économie chinoise, fragilisée, et ce péril justifierait-il une patience dont le Parti communiste n’est pas vraiment habitué ? Ou craint-il qu’une répression encore plus dure que celle en cours altérerait gravement la réputation d’une Chine, si sensible à cette question, elle qui avait permis un régime spécial pendant 50 ans ? Ou le prix, moins politique qu’économique, d’un écrasement des rebelles de Hong Kong, ajouté au coût déjà énorme de la répression ailleurs dans le pays et qu’ont relevé plusieurs analystes comme Nicolas Zufferey dans Le Temps, freinerait-il les despotes de Pékin ? Mais que ressortira-t-il donc du drame de Hong Kong ?  Plusieurs commentateurs ont expliqué que le jusqu’auboutisme des manifestants, héroïque pour les uns, terroriste pour le Parti communiste, était nourri par leur conviction que c’est le dernier moment pour tenter de faire pression sur le gouvernement chinois.

Ce « nouveau » Tiananmen peut-il triompher ? Quelle aide peuvent-ils recevoir des Occidentaux dont les valeurs sont les leurs ? Elle ne peut être que faible dans l’état actuel des choses. Pour deux raisons. Européens et Américains ne veulent évidemment pas brusquer le plus grand marché du monde… Certes certains élus américains planifient certes une législation hostile aux dirigeants chinois, mais quel effet aura-t-elle ? La raison de l’inaction occidentale réside peut-être ailleurs : le climat politique qui balaie l’Occident n’est pas propice aux grandes aventures démocratiques. A l’heure où le doute semble envahir les esprits sur les charmes de nos démocraties, où l’on ne cesse de répéter que les démocraties représentatives ne peuvent résoudre aucun des problèmes les plus urgents, de l’égalité au réchauffement climatique, où l’on croit dégager des perspectives dans de vagues mouvements plus ou moins spontanés et réclamant une « autre » démocratie, quel « narratif » offrir aux démocrates de Hong Kong ? L’Occident, critiqué de toutes parts, n’a jamais été autant piégé dans son immobilisme…

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