Le scalpel de l'histoire

Égalité et égalitarisme: gare à la confusion!

Intéressant débat que celui qu’a déclenché ma chronique parue dans Le Temps du 16 janvier dernier et intitulée « les effets pervers de l’égalitarisme ».

Dans Le Courrier du 26 janvier, Romain Felli s’insurgeait contre l’idée de hisser Tocqueville comme une référence en ce début de XXIème siècle, alors que les inégalités battent de nombreux records. Et l’auteur de dénoncer dans l’aristocrate normand un simple porte-parole des classes possédantes de son époque, obtuses à toute ouverture à l’endroit des défavorisés. Il repère surtout dans le théoricien de la jeune démocratie américaine, et dans le sillage du pas toujours très nuancé Domenico Losurdo,  le représentant d’un libéralisme confiné dans un vision inexorablement raciste du monde. Pour lui, Tocqueville n’est qu’ « un inégalitaire conséquent ».

Dans Le Temps du 22 février, avec Thomas Piketty et Jean-Jacques Rousseau en appui, Guillaume Chenevière se révolte à son tour contre l’idée que l’on puisse étiqueter le XXIème siècle d’ « égalitariste ». Pour lui, comme pour Romain Felli, l’océan d’inégalités dans lequel baignerait notre société empêche résolument toute accusation contre une égalité qui, comme l’actualité le démontrerait à l’envi, loin d’être conquérante, subirait de nombreuses attaques . Pire à ses yeux, le discours égalitaire d’aujourd’hui, pour être bienvenu, nous « ferait perdre de vue l’égalité générale, celle qui nous concerne tous ».

Je prends note de ces deux critiques. Je crois cependant qu’elles reposent sur un confusion entre « égalité » et « égalitarisme ». La question de l’égalité économique fait l’objet de vives discussions, que Piketty au su hisser à un très haut niveau de sophistication mathématique et statistique, non sans s’attirer un certain nombre d’adversaires, peu convaincus par sa méthodologie. On ne peut nier que la concentration de fortunes exorbitantes dans les mains de magnats du numérique ou de quelques managers aux compétences pas toujours avérées pose des problèmes non négligeables.

Mais il convient aussi de se poser une question. Comme l’a rappelé récemment, et après bien d’autres, le philosophe conservateur anglais Roger Scruton dans son De l’urgence d’être conservateur (L’Artilleur, 2016 pour la version française), cette critique de l’inégalité économique ne tomberait-elle pas dans le piège de considéer le jeu économique comme un jeu à somme nulle ? Or, dans le mouvement constant que le capitalisme imprime à la vie économique, l’enrichissement des uns ne se déduit pas automatiquement de l’appauvrissement des autres.

Scruton, qui n’est pas un ultralibéral déjanté mais se montre au contraire très critique à l’égard des dysfonctionnements du libéralisme, souligne une réalité que l’on a tendance à oublier : l’égalité sociale se nourrit des dividendes que seule peut produire une liberté qui n’a de sens qu’arrimée à son volet économique. L’inégalité peut être ainsi perçue comme un facteur de concurrence visant à l’amélioration des conditions générales de la société, avec l’aide éventuelle  de l’Etat, appelé à intervenir sous des conditions précises pour atténuer certains effets de la liberté, comme l’estiment les libéraux… qui ne sont pas tous libertariens.

Mais le principal problème que dévoile l’argumentaire de mes contradicteurs est ailleurs. Car l’égalité que je redoute ne se loge pas seulement dans les légitimes corrections qu’il sied d’imposer à une liberté économique dont on a appris, depuis la fin du XIXème siècle, à canaliser plus ou moins bien les potentiels débordements. Il s’agit plutôt de fustiger celle qui, sous le nom d’égalitarisme, se réinvente continuellement dans un volonté de débusquer tout ce qui pourait susciter une inégalité, de quelque nature qu’elle soit. C’est cette quête de l’inégalité comme moteur de la vie politique et sociale qui me semble porter en elle un danger pour la liberté, à commencer par celle d’expression.

Cet égalitarisme s’apparente à la quête de l’ égalité comme fin en soi, et en lui risque de germer ce fameux « politiquement correct » dont on perçoit enfin les possibles dérives, malgré la définiton floue qui l’enrobe souvent. Il ne vise plus à corriger les injustices économiques ou celles issues de préjugés inadmissibles fondés sur la race ou le sexe par exemple, mais comme un relativisme fixé comme un indépassable « horizon d’attente », pour reprendre une formule popularisée par l’historien Reinhart Koselleck. En se braquant sur la seule inégalité économique, MM. Felli et Chenevière me semblent faire bon marché de l’égalitarisme comme finalité politique. Gates ou Zuckerberg, symboles de la puissance du capitalisme moderne, se sont toujours revendiqués comme les agents d’une humanité plus juste, plus égale… dans le droit fil de l’esprit des années 60 dont ils sont issus. Cette ironie de l’histoire peut faire sourire mais elle devrait à tout le moins faire réfléchir… Sociaux-démocrates et libéraux sont interpellés : l’égalitarisme peut nuire aux deux…

 

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