Si l’anarchisme m’était conté…

Le documentaire « Ni Dieu, ni maître. Une histoire de l’anarchisme », dû à Tancrède Ramonet, ne manque pas de qualités. Diffusé sur la RTS dans le cadre de l’émission Histoire vivante, il retrace le long combat de cette branche du mouvement ouvrier que la tradition enferme parfois hâtivement dans l’imagerie de la Belle Epoque, celle d’avant 1914… Une ère en effet endeuillée par une série d’attentats commis par de jeunes anarchistes enflammés par la doctrine de la propagande par le fait.

De Ravachol à la bande à Bonnot en passant par l’assassinat de Sissi à Genève, les « exploits » des anarchistes furent légion, jetant un ombre délétère sur les expériences sociales que les théoriciens du mouvement esquissaient au nom d’un individualisme facteur d’une nouvelle cohésion sociale, à l’abri des intrusions autoritaires de toute forme étatique.

Entre l’école repensée par l’Espagnol Francisco Ferrer, l’anarcho-syndicalisme, l’émergence d’un souci inédit pour la nature avec Elisée Reclus et la quête d’une liberté absolue tant de l’esprit que du corps, c’est l’épure d’une société réconciliée avec elle-même qui se dessine. Ses composantes nourriront la grande remise en question de la démocratie libérale et sociale dans les années 60 du XXe siècle.

Méprisé par Marx et ses épigones, l’anarchisme a abondamment fécondé le mouvement ouvrier tout en entrant en conflit direct avec le socialisme et, surtout, avec les tenants de la dictature du prolétariat. Alors que Proudhon et Bakounine fustigent toute forme de pouvoir, les marxistes vouent aux gémonies ces utopistes qu’ils aiment agonir et dans lesquels ils perçoivent les avatars d’une pesante mentalité petite-bourgeoise.

Dans ce sens, le documentaire a raison d’insister sur la haine farouche qui opposera les anarchistes espagnols, fiers des rares succès concrets du mouvement dans les contreforts de la république naissante, et les sbires de Staline, trop heureux de laisser leurs ennemis en socialisme se faire massacrer par les troupes de Franco. Il est vrai que, dans cette Espagne arriérée de l’entre-deux-guerres, les anarchistes de Durruti inventeront de nouvelles solidarités qui orneront la légende du mouvement.

Mais justement, pourquoi l’anarchisme a-t-il toujours trébuché sur le seuil d’une réalité toujours prompte à se dérober sous le poids de ses espérances ? On peut regretter que le documentaire de Tancrède Ramonet, tout à son apologie d’un mouvement vers lequel tendent à l’évidence les sympathies du réalisateur, ne traite pas cette question.

Volontiers hagiographique, le documentaire ne dresse qu’un portrait partiel de l’anarchisme. Il souligne certes sa grandeur symbolique, son importance pour un mouvement ouvrier sinon cloîtré dans une mystique révolutionnaire vouée à un autoritarisme d’un genre nouveau et, en fin de compte, guère plus humain que le capitalisme, cible naturelle de la haine des opprimés. Mais dit-il tout ?

L’anarchisme constitue une pensée d’une grande densité intellectuelle, mais profondément contradictoire. Arrimé au respect de la liberté individuelle, au primat d’une égalité comme condition de cette liberté, et à une organisation spontanée de la société, l’anarchisme s’ouvre à d’innombrables nuances unies par un point commun : le refus de toute autorité.

L’anarchisme syndicaliste guidé par l’étoile polaire de la grève rénérale et rédemptrice, d’un anarchisme mutuelliste d’obédience proudhonienne ou encore d’un anarchisme communiste cher à Kroportkine formemt le cirpus traditionnel de l’anarchisme. Mais, à côté d’eux,  surgissent un anarchisme viscéralement individualiste chanté par Stirner et, surtout, un autre anarchisme, plus rarement mentionné, qui connaîtra ses heures de gloire aux Etats-Unis : l’anarcho-capitalisme.

Et pour cause… La doxa anarchiste renie cette variante d’une penseée dont elle ne préfère ne retenir que la geste héroïque décapitée par un complot fomenté par des capitalistes et des staliniens communiant dans leur anti-humanisme… Mais il est dommage que Tancrède Ramonet ait fait l’impasse sur ce sujet : il aurait ainsi pu mener une stimulante réflexion sur l’échec de l’anarchisme et sur sa résurgence ambiguë dans les années 60 du XXe siècle.

Théorisé par Lysander Spooner et Benjamin Tucker au XIXe siècle, l’anarcho-capitalisme a alimenté de sa frénésie libertaire le courant libertarien, si virulent aujourd’hui. Pour lui, la liberté absolue revendiquée par l’anarchisme « classique » ne peut s’arrêter à la liberté économique. Au contraire, la liberté, pour être complète, ne peut s’épanouir dans son antiétatisme fondamental qu’en sublimant l’organisation spontanée de la société grâce aux forces du marché.

Or cette vision d’une liberté intégrale englobant l’économie pivée, appelée à régler les relations interinidivuelles contre une ingérence qui ne peut être qu’étatique, va entrer en concurrence dès les années 60 avec la liberté « anarchisante » en plein renouveau. Celle-ci est alors associée à toutes les « nouvelles » gauches coagulées dans leur hostilité au capitalisme « bourgeois » mais aussi au capitalisme d’Etat incarné par une Union soviétique  jugée aussi décadente que les démocraties libérales.

La crise intellectuelle du début du XXIe siècle ne peut guère dévoiler ses soubassements si l’on oblitère les deux sources de cette grande fracture, vieille maintenant d’un demi-siècle. L’ultralibéralisme et la liberté divinisée prônée par le mouvement écologiste dès la fin des années 1990 ne peuvent être compris sans un détour par le culte exalté dont  de la liberté fut alors l’objet. Nous sommes les descendants de cette confrontation entre deux conceptions de la liberté, si antagoniques et si proches, mais puisant toutes deux dans l’intense vivier anarchiste du XIXe siècle.

L’anarchisme bouillonne au milieu de ces contradictions et, cette réalité, Tancrède Ramonet l’occulte pudiquement. L’anarchisme se refuse à toute forme d’organisation, au nom de la liberté, mais s’empêche d’agir. Un regard vers les avants-gardes artistiques du début du XXe siècle aurait pu lui suggérer des pistes de réflexion, mais, hélas, il s’en détourne.

Dadaïstes, expressionnistes, futuristes, aveniristes ou surréalistes ont quasiment tous, après avoir flirté avec l’anarchisme culturel, viré vers le communisme ou, en Italie surtout, vers le fascisme. Par soif de donner corps à leurs espérances, à leurs rêves : ils l’ont payé de leur crédibilité, comme Marinetti, ou de leur vie, comme Majakowski. En ces destins se condensent les apories de l’anarchisme, qui en font l’intérêt tout en en traçant les limites.

L’histoire de l’anarchisme ne se borne pas à la fresque grandiose et tragique qu’en propose Tancrède Ramonet. Osons même affirmer que la dimension la plus passionnante de cette pensée protéiforme réside plutôt dans ce que son documentaire ne montre pas !

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).