Les 500 ans de la paix perpétuelle: un anniversaire pas anodin

En ce morne 14 septembre 1515, Mars a rendu son verdict. L’arrivée des Vénitiens sur le champ de bataille de Marignan a fourni à François Ier un appoint décisif. Désormais maître des armes, il peut enfin semer la panique dans les rangs helvètes, de plus en plus clairsemés au fur et à mesure que le combat s’éternisait. Les dissensions qui pourrissent l’ambiance au sein des troupes suisses depuis le début de la campagne auront été fatales. N’était-ce pas affaiblis que les contingents confédérés, officiellement accourus à la rescousse du duc de Milan, avaient dû affronter le roi de France ? Tout le monde n’avait pas jugé utile de le défier ; les bailliages italiens en valaient-ils la chandelle ? Le roi peut enfin prélever les dividendes de la formidable opération logistique qu’il avait osé lancer en franchissant les Alpes avec ses armées. Que va-t-il advenir des relations entre le vainqueur et les vaincus ?

François perçoit rapidement l’intérêt de ne pas humilier ceux qu’il vient de battre après avoir été lui-même longtemps au bord de la rupture. Les mercenaires helvétiques ne pourraient-il pas regarnir ses propres escadrons, si éprouvés par les combats ? Leur bravoure est connue, leur opiniâtreté au milieu des mêlées sanglantes aussi. Faire main basse sur ce réservoir de soldats serait judicieux ; sa tolérance envers les battus se monnayerait par une exclusivité à coup sûr rentable. Et qu’impliquerait vouloir imposer aux Suisses l’imparable loi du vainqueur ? Comment faire sentir la poigne française à ce peuple, mélange détonant de citadins et de montagnards disséminés entre Alpes et Rhin, et toujours enlisés dans dans d’inextricables querelles internes ?

La Confédération, depuis la fin du XVème siècle s’est défintivementextirpée de la sphère d’influence autrichienne. Ne serait-ce pas opportun d’instaurer des relations de bon voisinage avec la belliqueuse Helvétie tout en lui signifiant le rôle désormais central que la France compte jouer dans ses affaires intérieures ? En d’autres termes, la dplomatie ne parachèverait-elle pas de façon grandiose la victoire de Marignan en aspirant la Suisse dans l’orbite française et en créant de la sorte une zone tampon salutaire entre le royaume et l’ennemi oriental, le Habsbourg ? La trame de la Paix perpétuelle, signée le 29 novembre 1516  à Fribourg, est en place. Les conditions sont favorables aux Suisses : s’ils doivent abandonner leurs ambitions italiennes, ils conservent le Tessin et reçoivent même une forte indemnité.

Passée dans la zone d’influence française, la Confédération franchit une nouvelle étape vers la fin de son appartenance, de plus en plus formelle il est vrai, au Saint-Empire. Le divorce, bien que juridiquement encore inabouti, sera prononcé en Westphalie dans le cadre du règlement de la cruelle guerre de Trente ans, en 1648, avant de trouver son inscription dans le droit international encore balbutiant en 1815, dans l’Acte final du Congrès de Vienne. Dotée d’une ambassade permanente en Suisse, avec siège à Soleure, la France s’habitue avec peine aux fonctionnements byzantins d’une Confédération au pouvoir éclaté, où les décisions prises au sein de la Diète n’ont que le poids que les cantons souverains veulent bien lui accorder.

L’ambassadeur y perd plus d’une fois son latin mais l’essentiel est sauf pour la France . L’appendice helvétique tient bon, malgré les guerres de religion et quelques infidélités militaires : les Bernois ne livreront-ils pas des régiments aux réformés Pays-Bas ? Mais le traité est important pour la France, qui n’hésitera pas à donner un lustre particulier à chacun de ses renouvellements, comme Guillaume Poisson l’a remarquablement montré, dans un récent ouvrage, pour celui de 1663, placé sous la royale présidence de Louis XIV. Mais l’intérêt de la Paix perpétuelle, qui durera jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, n’est pas que militaire. Il est aussi économique, en particulier pour la Suisse, dont les produits ont besoin des débouchés français et qui dépend des approvisionnements en sel français.

Cet arrimage de la Suisse en lente construction siginifie-t-il que notre pays est réduit au rang d’une province « extra muros » du royaume de France ? Qu’il entame simplement sa carrière de « jouet » de puissances amenées à la traiter au gré de leurs intérêts fluctuants ? Qu’il ne gagne sa substance que dans sa dépendance envers des enjeux qu’il ne maîtrise pas, comme l’ont suggéré certains ? Ce n’est pas si simple. L’histoire suisse constitue un maillage complexe où s’entremêlent les impulsions que la Confédération reçoit de son environnement international et sa dynamique interne, triturée au fil d’une gestion souvent acrobatique des multiples intérêts contradictoires qui la parcourent. Son destin est toujours subordonné à celui des puissances qui l’entourent mais il s’écrit aussi dans un mouvement autonome, aiguillonné par les Suisses eux-mêmes, par-delà leurs différences.

 

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).