Les Helvètes aiment se contempler dans le miroir grandiose de leurs monts ensoleillés…. Toute la mythologie suisse défile dans cette image volontiers enjolivée qui est censée symboliser l’âme helvétique dans son authenticité. Si la Suisse médiévale hante dès le XVIe siècle ceux qui s’échinent à dépister un univers commun à ces cantons si disparates, si différents les uns des autres, très vite, les événements repérés aux confins de ces vallées reculées, dans leur flou artistique, s’imposent comme le vecteur idéal d’un récit national encore embryonnaire mais qu’appelle l’urgence de l’heure : les guerres de religion ont succédé aux conflits avec les Habsbourg ; la Suisse retombe dans ses sempiternelles divisions. Guillaume Tell, les conjurés du Grutli, les héros de Morgarten jaillissent de leurs approximations historiques pour porter un idéal suceptible de transcender les haines mortifères qui gangrènent les XIII peuples de la Suisse.
Le romantisme de la fin du XVIIe siècle parachèvera le tableau idyllique d’une Suisse heureuse à l’abri de montagnes et collines, en phase avec elle-même dans un retour complet à la Mère nature. Contre la raison qui étend ses filets sur les villes vouées au commerce ou au luxe, la montagne magnifiée régit une pureté idéalisée que la « modernité » du moment s’acharne à déchiqueter. La vraie Suisse, même devenue une plaque tournante de l’Europe d’alors, n’existera réellement que dans la conscience de sa dette éternelle envers son foyer matriciel : une Suisse sentrale où s’épanouit la Landsgemeinde, seul modèle visible d’une démocratie où s’entremêleraient cette égalité et cette liberté que la Révolution française ne tardera pas à hisser su ses étendards sanglants…
Les historiens ont depuis longtemps remis un peu d’ordre dans ce fatras de légendes et de faits avérés plus ou moins longtemps après leur survenance. Ils ont restitué la Suisse originelle à sa vérité historique, l’ont dépouillée des ornements baroques qui avaient fini par l’ensevelir sous un monceau d’inexactitudes. Il est désormais possible de se faire une idée un peu plus précise de ce qui s’est passé entre la fin du XIIIe siècle et les décennies suivantes, de mieux saisir la nature des enjeux de l’heure, d’appréhender les intentions et les capacités des forces alors aux prises.
Un élément a notamment été mis en évidence : si la Suisse puise ses origines au pied du massif du Saint-Gothard, elle s’est rapidement développée à travers le réseau d’alliances que les fondateurs de la Confédération ont tissé avec les puissantes cités de Lucerne, Zoug, puis Zurich et Berne. Cette réalité, trop longtemps niée, trop dérangeante alors que le pays communiait depuis la Seconde Guerre mondiale dans la dynamique immanente du Réduit alpin, est maintenant bien connue. Oui, la Suisse ne peut se réduire à ses vallées mais ne peut être comprise, au contraire, que dans l’essor de ses centres urbains. Les historiens ont montré qu’opposer les campagnes aux villes relève de l’arbitraire et ne dresse qu’un portrait biaisé de ce que fut la Suisse, petite Confédération d’Etats hétérogène et si complexe logée au cœur de l’Europe.
Il n’empêche, et les cartes dessinées au lendemain des votations le démontrent à intervalles réguliers, deux Suisses rivalisent souvent : celle des villes, souvent marquées à gauche, et celle des campagnes, plutôt orientées à droite. La sociologie électorale serait-elle donc incapable de se calquer sur une histoire qui a déjà rendu son verdict ? Pourquoi la Suisse, dans sa majorité politique, continue à avoir un certain problèmes avec « ses » villes auxquelles elle doit pourtant beaucoup ? Pourquoi ces deux Suisses demeurent-elles si souvent ancrées dans leurs certitudes, ne pensent-elles la réalité du pays que dans leur perception d’une « authenticité » en réalité si variable ?
L’histoire de la construction de la Suisse peut offir des réponses à ces interrogations, à condition toutefois que l’on évacue tant les mythes qui s’obstinent à voir une Suisse plantée dans la réalité de la terre, que ceux qui s’aveuglent du scintillement des villes en reniant l’arrière-scène, celle des vaches et des troupeaux de brebis paissant dans un vaste espace respirant l’air de la liberté, d’une liberté purement suisse… Ces deux séries de mythes s’annulent dans les caricatures qu’elles poroposent. On oublie en effet que les cantons-villes possédaient d’importants territoires d’abord voués à l’agriculture. Celle-ci ne se résume pas aux beautés des gorges alpines… La campagne, en Suisse, est d’abord l’arrière-pays, plus ou mois grand, des grandes villes du Plateau : Bâle, Bene, Zurich. Mais surtout des pays sujets que les oligarchies urbaines arrosent de leur morgue. Ces villes sont avant tout des villes-Etat, des villes régnant sur de vates domaines.
La Suisse moderne va se bâtir à travers le combat récurrent, non pas tant entre les villes commerçantes ou patriciennes et les cantons alpins, mais entre les villes puissantes, sièges des pouvoirs cantonaux, et leur possessions riches et peuplées, agicoles souvent ou en voie d’industrialisation. Dès 1798, le mouvement en germe depuis des décennies va se vider par la proclamation progressive d’un divorce profond entre les villes et leurs bailliages. Les Vaudois se séparent de Berne avec l’appui des troupes françaises puis, tout au long du XIXe siècle, les mouvements libéraux vont prendre appui dans les campagnes dominées par les villes, et contre celles-ci. Elles vont revendiquer l’égalité des droits entre les centres urbains, ou vivent leurs maîtres, et les régions périphériques, réduites au rang de sujets. C’est dans ces villes moyennes, comme Berthoud dans le canton de Berne, ou Uster dans le canton de Zurich, que vont s’éveiller de nouveaux discours politiques, où les libertés pour les campagnes côtoient les libertés individuelles. En 1815, les villes patriciennes souhaitaient autant le retour à l’Ancien Régime que les cantons dits à Landsgemeinden…
Cette distinction entre anciens pays sujets et campagnes comprises comme des étendues verdoyantes ou s’ébaudissent nos troupeaux repus explique le clivage qui scinde régulièrement la Suisse électorale. Elle dit aussi pourquoi la mythologie alpestre se superpose à une réalité politique et sociologique, en définitive, plus complexe. Les cantons ne se réduisent pas à leurs chefs-lieux urbains mais formemt des Etats, petits mais dotés de tous les attributs de la puissance étatique. Les élections en apportent un autre témoignage : c’est en général dans ces cités de taille moyenne que la droite et le centre droite conquièrent le gros de leurs électeurs, comme si la gauche plus ou moins embourgeoisée avait repris le flambeau des ancienes oligarchies d’Ancien Régime dans les villes les plus grandes… une succession moins idéologique que mue par une vision de la ville maîtresse du territoire. Une approche que la droite suisse a eu tant de peine à faire sienne, elle qui ne voit dans les villes que les éléments de l’Etat cantonal auquel elles appartiennent… La gauche, elle, a tendance à condenser l’Etat cantonal à ses villes centres!
