L’Expo 64: un jalon de l’histoire récente

L’Exposition nationale qui se tient à Lausanne en 1964 a depuis longtemps acquis sa place dans l’histoire suisse de la seconde moitié du XIXe siècle. Sa position charnière a déjà souvent alimenté les commentaires, entre une ère de développement économique foudroyant, long de trois décennies mais à son crépuscule, et une remise en question croissante de ce dernier dans le sillage de questionnements qui minent peu à peu la notion de progrès que l’Occident a fait sienne.

La proximité de la grande célébration de la Suisse conquérante et de cette année 1968, si symbolique et encore si présente aujourd’hui par l’intensité des phénomènes que les mouvements qui s’y rattachent ont déclenchés, a elle aussi stimulé de nombreuses réflexions. L’Expo incarnerait-elle dès lors, au-delà de la coïncidence chronologique, la fin d’un monde, celui teinté d’une modernité façonnée par ces trente années d’élan économique ?

La poursuite des « Trente Glorieuses » sera en effet bientôt contestée, tant sur le plan philosophique et sociétal, par « 68 », que sur ses prémisses économiques. Le Club de Rome fait part de ses réserves à l’égard d’une croissance continue de l’économie alors même que ses fondements sont secoués : dès 1973, la première crise pétrolière met à nu les lacunes du « modèle » occidental, fondé sur une consommation effrénée de biens industriels et des ressources naturelles…

L’Expo glorifie-t-elle la Suisse moderne, inventive, vissée sur le présent et prête à en découdre, même mezza voce, avec son passé, ou, au contraire, annonce-t-elle la crise de confiance qui ne va pas tarder à s’emparer de nos sociétés en anticipant les interrogations que « 68 » popularisera ?

 N’organiserait-elle pas la confrontation entre un monde d’hier certes technologiquement à la pointe du progrès et attentif aux besoins mouvants de la population mais, en même temps, déjà oppressé par une sentiment de lassitude face à des valeurs matérialistes qui semblent s’infiltrer dans tous les interstices du corps social ?

Publié sous la direction de François Vallotton et Olivier Lugon, l’ouvrage Revister l’Expo 64. Acteurs discours, controverses(1) qui, nanti d’une riche iconographie souvent originale, reprend les interventions prononcées à l’occasion d’un colloque tenu à l’Université de Lausanne en juin 2014, esquisse une série réponses à ces questions et fouille moult thématiques souvent négligées sur la base d’archives inédites.

Passionnant, l’ouvrage se subdivise en quatre parties : politique et économie ; paysage et aménagement du territoire ; art et architecture ; cinéma et médias. Sans doute porteur de l’héritage des précédentes expositions nationales, celle de Lausanne s’en distingue par sa volonté, et sa capacité, à affronter le futur. Comment la Suisse se prépare-t-elle, mais aussi comment se pense-t-elle, face à un avenir que l’on pressent embué d’inconnues innombrables ?

Vitrine du temps présent, l’Expo expose aux visiteurs, une Suisse qui arbore certes  sa superbe,  mais qui n’a pas peur de se chercher, de se mirer dans une réalité encore obscure, lourde d’incertitudes, dont, malgré la censure qu’affronte notamment la fameuse enquête Gulliver, bien des aspects apparaissent sans fard.

Tant l’aménagement du territoire que l’architecture figurent au centre des interrogations des organisateurs mais toutes les dimensions d’un monde en train de basculer sont intégrées dans cette immense fresque que forme l’Expo dans ses réussites, dans ses manques, et dans les récurrentes polémiques que la direction doit trancher.

La société de consommation helvétique s’autocélèbre peut-être, mais elle laisse ainsi affleurer les conflits et clivages qui baliseront le dernier tiers du XXe siècle avant d’étendre leur ombre sur le XXIe siècle dès son aurore. Dans ce sens, comment faut-il interpréter la ligne générale choisie par la direction, qui émane clairement du parti radical encore largement dominant en terre vaudoise à cette époque ?

Jean Steinauer brosse un portrait pittoresque du radicalisme d’alors et montre comment l’Expo a permis à une nouvelle génération de radicaux d’ accéder au faîte de la république à la suite de Jean-Pascal Delamuraz, qui y a fait ses premières armes. Mais comment les radicaux vivent-ils les contradictions qui innervent une manifestation qu’ils ont voulues et qu’ils ont conduite avec maestria ?

Cette question, pas traitée comme telle, mériterait de longs développements. Les radicaux se contentent-ils d’illuminer leurs propres triomphes à travers cette Suisse et ce canton invités à exihiber leur savoir-faire ? La réponse est-elle si évidente ? Les controverses analysées  dans l’ouvrage montrent que les responsables de l’Expo étaient moins tentés par l’autosatisfaction qu’on a pu le croire longtemps.

Sans doute conservateurs à bien des égards, sans doute encore aveugles à certains bouleversements à l’œuvre dans les entrailles du corps social, ils prétendent regarder le réel dans sa polyphonie en proie à une tentaculaire curiosité.

On souhaiterait ainsi en savoir plus sur Alberto Camenzind, l’architecte en chef de l’exposition : pourquoi est-il été choisi ? D’éventuelles connivences politiques ne suffisent pas à expliquer sa nomination. Et comment s’opère le choix d’architectes comme Max Bill alors que le strcuturalisme alors hégémonique, dans le prolongement des textes canoniques de Lévi-Strauss, hante la vision architecturale de l’Expo ?

A l’arrivée, on constate que les radicaux n’ont pas hésité à confier « leur » Expo à un série remarquable de personnalités qui représentent aussi la réaction au pouvoir en place dans son expression la plus militante, à l’image du cinéaste Alain Tanner ou du « crypro-dadaïste » Jean Tinguely.

Et n’est-ce pas un avatar de ce radicalisme que d’aucuns aiment qualifier d’arrogant, en l’occurrence Paul Ruckstuhl, qui doit se plaindre du conservatisme des délégués des associations économiques, hostiles au projet de pavillon qui a été dessiné pour mettre en valeur l’industrie suisse ?

Quel est donc ce radicalisme « janusien » à la fois fier de ses réalisations et de son pouvoir, mais ouvert à la modernité même la plus critique ? Conservateur et épris d’innovation, il symbolise peut-être une société qui se tâte, qui n’a pas encore déniché la formule chimique capable de réconcilier les aspirations antagoniques de la population, entre une consommation comme affirmation de soi, une nostalgie d’un passé qui s’évapore et un désir de liberté que « 68 » modélisera mais que l’ambiance politique du moment peine encore à formuler.

Dans ce décalage se logent assurément les difficultés à venir des radicaux. L’Expo s’inscrit dans une modification profonde de la vision de l’urbanisme et du métier d’architecte tandis que, en même temps, les sciences sociales vivent une ascension fulgurante et imprègnent de leurs théories plus ou mois dérivées du marxisme leur compréhension des nouveaux enjeux sociaux.

Ce sera l’échec des radicaux. Attachés à une vision de la société qu’ils ne veulent expulser de leur conception de l’Etat, ils oublient cependant d’en élargir l’horizon et, tout en sachant apporter des réponses législatives parfois pionnières aux nouveaux poblèmes, comme à l’aménagement du territoire, ils ne saisissent pas leur impact sur des manières de vivre en mutation.

Pouvait-il en être autrement ? L’exemple de l’aménagement du territoire implique un interventionnisme étatique qui pose problème. Comment gérer cette contradiction inédite ? Mais, au nom d’un engagement salutaire en faveur de la liberté, ils ont manqué l’évolution fondamentale qu’allait connaître l’espace urbain. Les questions de la modernité étaient posées : les radicaux, à l’instar de la pensée libérale en général, ont oublié de se doter des armes conceptuelles pour les aborder dans les meilleures conditions.

  1. François Valllotton et Olivier Lugon (sous la direction de), Revisiter l’Expo 64. Acteurs, discours, controverses, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2014.

 

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).