L’esprit de milice: un animal en voie de disparition

On ne cesse de l’entendre par monts et par vaux ! L’esprit de milice sous-jacent à l’idée institutionnelle en Suisse se meurt, la professionnalisation gagne partout du terrain, les gens n’ont plus de temps pour s’adonner des activités bénévoles dans des comités d’association, les conseils de paroisse ou encore les conseils communaux et municipaux de nos villages et cités. Il n’y a plus un jour où tel politicien ne se lamente pas de la charge de travail immense qui pèse sur son quotidien d’élu du peuple, surtout sous la Coupole fédérale. Et de prédire : la milice si chère à la « mythologie » helvétique ne serait qu’hypocrisie. Et on ne parle pas de l’armée dont l’organisation milicienne est continuellement réduite à son inadaptation présumée aux contraintes de l’économie moderne.

Le système de milice sur lequel la Suisse s’est construite serait-il donc condamné ? Pour en avoir le cœur net, Avenir suisse, le think tank de l’économie suisse, a eu le courage d’explorer la réalité milicienne de la Suisse. Un enseignement ressort clairement de son enquête (1). Malgré les nombreuses critiques qu’il doit endurer, l’esprit de milice demeure consubstantiel à notre identité nationale et au succès du système politique et économique en vigueur sous nos latitudes. On ne peut qu’abonder dans le sens des auteurs invités par Avenir suisse à se pencher sur les méandres de la milice à la mode helvétique. Et il était essentiel qu’une organisation proche des milieux économiques ose l’affirmer haut et fort !

Le système de milice recouvre de multiples aspects. Inhérent à la dynamique interne de la Suisse, il répond d’abord à un souci de rationalité. Un pays, petit par sa taille, se doit d’utiliser de la façon la plus efficace possible ses ressources humaines et, même si l’on assiste parfois à un certain cumul de fonctions, le risque de collusion paraît négligeable face à l’avantage de pouvoir exploiter les compétences de chacun pour les tâches tant privées que publiques. L’idée de milice obéit également à un principe idéologique que l’on retrouve aux fondements même de la construction du pays, imbibée de l’éthique protestante théorisée par Max Weber : chaque individu est responsable de lui-même et le bien commun dépend de son engagement personnel au-delà de toute ambition lucrative ou de prestige.

Une troisième explication explique le succès de cette idée en Suisse. Elle apparaît en effet comme le couronnement de notre édifice politique, assis sur le fédéralisme, qui conçoit l’exercice des actions publiques au niveau de le plus bas de l’échelle institutionnelle, et la démocratie directe. Le système de milice n’incarne-t-il pas l’aboutissement naturel d’une démocratie qui autorise le citoyen à s’exprimer sur n’importe quel sujet, même lorsqu’il ne possède aucune compétence particulière en la matière ? Comme il se mue en soldat dès qu’il revêt l’uniforme, le citoyen se métamorphose en gestionnaire des affaires publiques dès qu’il ôte son bleu de travail pour franchir la porte de la salle du Conseil communal de son lieu d’habitation. Avant de s’instituer « souverain » en décidant des questions les plus importantes pour le futur du pays au moment de glisser son bulletin dans l’urne : non physicien, il pourra donner son avis sur le nucléaire ; non biologiste, il pourra se prononcer sur la possible nocivité des OGM…

L’importance de la milice pour la Suisse ne doit cependant pas cacher que l’évolution de la société s’échine à gripper une machine qui avait pourtant fait ses preuves. On ne peut contester que les exigences de l’économie mondialisée percutent la nécessité de libérer ses serviteurs pour des tâches jugées secondaires ; on ne peut nier que le mythe postmoderne de la transparence se satisfait mal d’une accumulation de « casquettes » sur le tête de la même personne ; on ne peut camoufler les coûts exorbitants que provoque une armée de milice pour une économie qui doit se battre sur les marchés mondiaux ; on ne peut oublier, enfin, que la technocratisation des tâches de l’Etat induit, pour le personnel politique, à une maîtrise aiguisée des dossiers : la bureaucratie moderne réclame une surveillance beaucoup plus sourcilleuse qu’auparavant.

Faut-il pour autant rédiger l’avis mortuaire de l’esprit de milice ? Avec Avenir suisses, nous pensons qu’il est au contraire impératif de préserver cette vertu helvétique, qui implique le citoyen à tous les niveaux de la vie publique, lui permet de contrôler l’emploi qui est fait de ses impôts, tout en déchargeant, par son engagement bénévole, de façon remarquable les caisses publiques ! Même l’armée peut encore profiter grandement du système de milice, non seulement en pouvant compter, traditionnellement, sur des troupes bon marché puisées directement dans la population, mais aussi en glanant des qualités spécifiques développées dans l’univers civil pour compléter ses propres compétences, alors que les savoirs requis par la chose militaire sont, notamment sur le plan technologique, de plus en plus pointus.

Qu’il nous soit toutefois permis de douter de l’efficacité des remèdes proposés par Avenir suisse pour soigner les défauts du système de milice helvétique et lui rendre un attrait qu’il a en effet tendance à perdre dans une population gangrénée par un individualisme qui lui fait préférer ses petits bonheurs privés à l’amour d’un engagement civique aujourd’hui devenu si lourd. Peut-on réellement imaginer ce service obligatoire généralisé comme réservoir d’une milice moderne ? L’idée st séduisante. Sans doute l’idée de l’étendre aux femmes et aux ressortissants étrangers est-elle excellente. Mais peut-on organiser un mandat politique calibré sur un an ou deux, la durée du service que chacun devrait à la collectivité ? Il en va de même des autres activités bénéficiaires du système milice : elles réclament souvent un suivi rivé un terme plus ou moins long.

La réponse au problème de la milice réside en effet, et en grande partie, dans le fonctionnement des entreprises. Avenir suisse a raison d’insister sur ce point. Et le problème enfle alors que les managers sont souvent étrangers et peu versés dans les subtilités du mélange privé-public des activités des Helvètes. Mais il n’empêche: rien ne sera possible si les entreprises ne sont pas (volontairement) disposées à laisser leurs collaborateurs passer un certain temps à s’occuper de tâches qui n’ont pas un lien avec leur activité première. Nous craignons que le service obligatoire proposé par Avenir suisse ne suffise pas. Le système de milice ne sera pas sauvé sans un retournement des mentalités au sein des entreprises, si elles n’admettent pas que les employé ne seront pas meilleurs s’ils sontdisponibles 24 heures sur 24, si elles ne reconnaissent pas que leurs performances peuvent être bonifiées par l’enrichissement personnel qu’ils tireront de leurs « mandats » annexes, si elles ne réalisent pas qu’elles peuvent profiter des expériences acquises sur d’autres terrains. Mais il est vrai que ce travail de persuasion sera long et complexe…

 

  1. Bürgerstaat und Staatsbürger. Milizpolitik zwischen Mythos und Moderne (sous la direction d’Andreas Müller), Avenir suisse et Verlag Neue Zürcher Zeitung, Zurich 2015 (une version plus courte sera publiée en septembre prochain en français).

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).