Le scalpel de l'histoire

La démocratie n’aime pas la guerre… A propos de l’Ukraine et de Tocqueville

Les événements qui se déroulent en Ukraine, aux portes de l’Europe, ont déclenché un flot de  réminiscences historiques. Pas un jour ne passe sans que ne jaillissent de multiples références à la tristement célèbre conférence de Munich qui, en 1938, scella le sort de l’Europe. L’angoisse est palpable : Angela Merkel, François Hollande et Barack Obama ne vont-ils pas répéter le sinistre ballet dans lequel s’étaient empêtrés, sur le Bords l’Isar, Chamberlain et Daladier ? Derrière les aimables conversations des diplomates, tonnaient déjà, sur les terrains d’exercice et à l’abri des regards, les canons que le chef nazi s’apprêtaient à tourner vers la Pologne…

Le sommet de Minsk n’offre-t-il dès lors qu’une piètre réplique du Munich d’avant-guerre? Soyons réalistes : les puissances occidentales s’engouffreront toujours dans les tous les Munich qui s’ouvriront devant eux… Par lâcheté ? Par paresse intellectuelle ? La critique est trop facile… Les chefs politiques des démocraties occidentales ne sont pas de pleutres par vocation… ou conviction. Il ne sont ni plus ni moins que les reflets de leurs opinions publiques. Or les peuples occidentaux, habitués aux rituels feutrés des démocraties,  n’ont jamais aimé la guerre, ne l’aiment pas et ne l’aimeront jamais. Dans les années 1830, Alexis de Tocqueville, alors en train d’explorer la construction d’une démocratie moderne aux Etats-Unis, l’avait perçu avec sa lucidité coutumière.

Pour Tocqueville, une démocratie fera tout son possible pour échapper à un conflit armé. Pour une démocratie, le prestige authentique ne se mesure pas au nombre de galons ornant les épaules de ses élites politico-militaires. Au contraire, la vraie gloire s’acquiert sur les champs de bataille de l’économie, dans la conquête non de terres lointaines mais de nouveaux marchés, de nouveaux clients. L’armée, elle, est ressentie comme un mal nécessaire, vers lequel se dirigent des individus qui sont mus réellement par la passion de la chose militaire ou par leur incapacité à étancher leurs ambitions de carrière là où les « vraies » guerre du temps se jouent…

Les démocraties se laissent ainsi envahir par une forme particulièrement perverse de déni : parce qu’on ne cherche querelle à personne, on finit pas se convaincre que les guerres sont devenues impossibles, par prêter aux autres pays, même ceux soumis à d’autres formes d’organisation politico-sociale, les même sentiments que ceux qui nous gouvernent. On se persuade ainsi aisément que, sous le prétexte que nous trouvons la guerre inutile, dispendieuse et contraire aux véritables intérêts de la populations, les autres pays acquiesceront sans barguigner aux mêmes valeurs que celles que nous avons placardées sur nos étendards.

Incapable d’envisager ne serait-ce que l’éventualité d’une guerre, une démocratie moderne cherchera ainsi, et avant tout, à esquiver les menaces brandies par des puissances devenues subitement belliqueuses, à les relativiser. Sa vitalité, son dynamisme embrassent d’autres centres d’intérêt, d’autres centres d’activité. Ses élites ne pensent qu’à s’enrichir et au succès de leurs entreprises ; les citoyennes et citoyens s’égaillent dans la pratique de leurs tâches quotidiennes en se réjouissant des distractions qui les attendent, dans la douce quiétude de régimes politiques fondés sur la tolérance et la paix.

Voilà la fatale erreur dont Tocqueville veut nous prévenir car, le doute n’est selon lui pas permis, cet amour de la tranquillité, né du mariage entre la liberté et l’égalité, ne la préserve pas du péril de la guerre. La guerre répond à des logiques qui échappent à la rationalité démocratique. Hantée par l’illusion d’une guerre radiée de son horizon, la démocratie moderne réapprendra tôt ou tard que la guerre peut la concerner. Elle découvrira, paralysée, que bouter la guerre hors de la liste des solutions aux problèmes du monde ne constitue pas une assurance tout risque, et elle devra prendre conscience que sa passion pour le seul commerce peut ne pas être partagée, que les autres pays se réfèrent peut-être à d’autres principes, plus agressifs. Mais la révélation de cette immanence guerrière, assure Tocqueville, interviendra malheureusement trop tard. La démocratie sera alors condamnée à affronter la guerre, mais dans un état d’impréparation absolu et la défaite sera inévitable.

Tocqueville ne serait-il que le précurseurs des spécialistes du déclin de l’Occident ? L’un de ces inoxydables pourfendeurs de la démocratie réceptacle de toutes les lâchetés, lieu géométrique d’un consumérisme avide dégagé du vrai patriotisme ? Loin s’en faut. Tocqueville constate qu’une armée d’un pays démocratique commencera la guerre sous le signe la débâcle. Mais celle-ci est-elle irrémédiable ? Non, car dès que la démocratie aura réalisé que la guerre fait aussi partie de sa réalité, que le conflit armé ne peut être exclu que si tous les acteurs de la vie internationale acceptent les même valeurs qu’elle, va se réveiller. Son industrie se vouera alors à la fabrication d’armes performantes et sophistiquées, qui seront confiées à ses enfants les plus talentueux. Alors que la légitimité des puissances qui ont déclaré la guerre dépend de la victoire, la démocratie déploiera toute sa force et son inventivité en vue des dures batailles auxquelles elle sait ne plus pouvoir se soustraire, et qu’elle remportera.

Comment ne pas apercevoir dans l’analyse tocquevillienne le déroulement exact des deux guerres mondiales qui ont endeuillé le XXe siècle ? Et comment croire que l’âme démocratique a changé ? Pour parer à tout danger, les démocraties devraient se souvenir de l’enseignement de la guerre froide, accepter que la guerre résistera toujours au pacifisme, que le péril ne se conjure que si l’on est armé. Sinon, les Munich se multiplieront naturellement, avant que la réalité ne contraigne les démocraties à se battre, après trop de victimes. Seules de démocraties qui admettent le possibilité du combat pourront maîtriser les ambitions des fauteurs de trouble, quelle que soit leur provenance.

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