Tous les étudiants en droit de première année, voire ceux qui préparent le baccalauréat selon les options qu’ils ont choisies, apprennent à distinguer entre droit privé et droit public. Le premier régit les relations entre individus, à l’instar du droit civil ou des obligations, alors que le second traite des relations entre l’individu et l’Etat, comme le droit administratif, constitutionnel ou fiscal.
Fixé sur un axe horizontal, le droit privé traite de l’individu pour lui-même et dans ses rapports avec autrui, sa famille, ses partenaires commerciaux. A partir de quel âge peut-il être considéré comme un sujet de droit ? Quelles conditions doit remplir une association pour ester en justice ? Sous quel régime convient-il de se marier ? Son droit à demander une répartion pour tort moral émarge également à ce secteur du droit.
Le droit public ne néglige pas pour autant les droits de l’individu. Mais il les comprend par rapport à la protection légitime dont il doit bénéficier face aux exigences de l’Etat ou de toute autorité investie de la puissance publique. La Constitution défend ses libertés fondamentales comme le droit pénal organise le cadre tant conceptuel que procédural de la poursuite des délits.
Mais ces mêmes étudiants apprennent aussi que les deux domaines se recoupent parfois et la même relation contractuelle peut relever du droit privé, dans l’échange de prestations qu’il formalise, mais aussi du droit public si la prestation considérée doit obéir à certaines contraintes imposées par la loi au nom de l’intérêt général. Ainsi en va-t-il du contrat de travail, négocié entre l’employeur et le travailleur mais qui ne saurait se soustraire à des conditions spécifiques, comme le nombre maximal d’heures de travail hebdomadaires.
Cette segmentation du cadre juridique dont s’honore tout Etat de droit serait-elle toutefois en train de vivre ses dernières heures ? On ne peut nier le caractère méthodolgiquement utile de ces différenciations, mais on ne saurait celer leur aspect parfois aléatoire sinon artificielle. On l’a vu, les deux territoires peuvent se croiser et, sur le plan historique, le disitinguo opacifie plus qu’il n’éclaire les logiques qui ont présidé à la construction de nos systèmes juridiques.
Car la différence entre les deux droits est une création récente. Bien qu’en germe chez les Romains, qui « inventent » le droit de propriété, puis dans l’avènement de l’habeas corpus en Angleterre, elle remonte en gros à aux révolutions américaine et française, lorsque l’on décrète que l’individu possède un droit inaliénable à échapper à l’arbitraire du pouvoir. Au Moyen Age, ce qui relève du droit privé dépend totalement du statut que possède l’individu au sein du système féodal : c’est la structure institutionnelle en place qui détermine la place de la personne. Le virage philosophique est effectué avec les Lumières, lorsque Kant, parmi d’autres, pose comme principe l’autonomie de l’individu : oui, celui-ci détient des droits que l’Etat est tenu de respecter.
Le XIXe siècle, en édifiant l’Etat de droit tel que nous le connaissons, va théoriser cette distinction en même temps que se multiplient les grandes codifications. Il n’empêche que la frontière entre droit privé et droit public, pour la compréhension de l’évolution du droit, révèle vite ses limites. En Suisse, on oublie souvent que c’est la question du mariage entre un homme et une femme originaires de deux cantons différents qui allumera les grands chantiers constitutionnels des années 1872 et 1874. Les restrictions posées au droit du mariage par le truchement de règles stigmatisantes (droit de bourgeoisie, fortune…) inciteront les Chambres, à majorité radicale, à imaginer les fondements d’un droit du mariage fédéral, au nom de l’égalité de traitement entre Suisses. Et au détriment en l’occurrence des droits cantonaux.
Il apparaît néanmoins que la séparation entre droit privé et droit public contient une puissante dimension philosophique. En reconnaissant qu’une partie du droit ne concerne que les individus dans leurs relations familiales ou leurs rapports économiques, on admet qu’il existe des barrières intangibles quant au respect de leur sphère privée, à l’abri du regard de l’Etat. Un cadre général définit ce qui ne peut être conclu entre deux personnes mais le principe de la liberté individuelle domine, au nom du principe de confiance (Vertrauensprinzip en allemand), fondamental dans notre ordre juridique. De même, l’existence d’un droit public analysé comme tel permet de sculpter avec précision les limites que l’Etat ne peut franchir sous peine d’attenter gravement à la sphère privée due à chacun. Les grandes libertés publiques, pour les quelles maints peuples combattent aujourd’hui encore, le rappellent.
Mais qu’en est-il lorsque, sous le regard inquisteur de l’omnipotente transparence, et avec l’appui confortable des nouvelles technologies, la sphère privée tend à se dissoudre dans une prédominance, presque revendiquée, d’un « droit de savoir » érigé en conquête démocratique majeure ? La sphère privée est désormais harcelée tant par un besoin curieusement irrépressible de se monter, affiché par nos jeunes ou moins jeunes contemporains, que par la divulgation souvent invévitable de données personnelles transformées en marchandise : sa défense a-t-elle dès lors encore un sens ? Ce faisant, l’Etat ne se sentira-t-il pas légitimé à faire irruption dans des vies privées volontairement mises à nu sur les réseaux sociaux ? La frontière entre vie privée et vie publique semble déjà abstraite à plus d’un…
Les réflexions relatives à ces questions essentielles sont encore balbutiantes. Les partis politiques ne savent comment les aborder, de peur de passer, ou pour des suppôts d’un Etat policier new look en gestation qui voudrait brider la liberté « internetienne », ou pour les zélateurs d’une morale officielle qui devrait guider les opérations virtuelles. Faut-il comprendre la transparence comme une nouvelle étape d’une démocratie qui se plaît à surveiller le pouvoir et à lui fixer des exigences inédites, et pas forcément scandaleuses en soi, aux élus sur l’autel de l’honnêteté en politique ? C’est la position d’un Pierre Rosanvallon.
Ou faut-il accepter un corpus législatif apte à réglementer drastiquement l’utilisation de données que tout un chacun laisse derrière lui lors de ses balades virtuelles ? Des libéraux comme le Français Philippe Nemo ou l’Allemande Karen Horn y sont sensibles. Ou faut il au contraire refuser toute intrusion autoritaire dans la gestion du Net ? C’est ce que réclament les partis pirates, aujourd’hui sur le déclin en Allemagne, là même où ils ont obtenu leurs plus fracassants succès, mais dont l’apparition aura correspondu à une sorte de révolution démocratique que pourrait avoir impulsé l’essor d’internet. Plus modéré, en Suisse, un Beat Kappeler croit dans la capacité d’apprentissage des utilisateurs du Réseau, c’est-à-dire de tout le monde.
Les juristes, en rappelant les fondements historiques de cette sépartion rituellement répétée dans les cours de droit entre droit public et droit privé contribueront peut-être à mieux cristalliser les enjeux qui sillonnent le champ des sciences humaines autour du concept de « transparence ». Ils pourraient ainsi démontrer que la liberté et la démocratie ne s’épanouissent pas dans un univers débarrassé de ses frontières, de ses limites, mais que toutes deux ont besoin d’une claire fragmentation de l’espace mental afin de recréer une lisibilité des institutions et de l’évolution du politique, aujourd’hui en décrépitude. Une lisibilité à laquelle, comme le suggérait Pierre Rosanvallon dans un récente conférence prononcée à Lausanne, s’est s’est substituée une simple visibilité.