Le scalpel de l'histoire

L’initiative populaire: un outil politique

Le 19 août dernier, sur les ondes de la RTS la Première, le conseiller aux Etats tessinois Filipo Lombardi n’a pu s’empêcher de reprendre un couplet de plus en plus fréquent sur l’abus dont serait victime notre vénérable droit d’initiative.

A ses yeux, comme à ceux de nombreux Suisses d’ailleurs, le droit d’initiative aurait été confisqué par des partis qui en auraient trahi les fondements originels en le métamorphosant en arme politique, à des fins purement électorales, sinon électoralistes. Dans son esprit, l’initiative a pour exclusive vocation de donner la parole à la société dite «civile», qui n’aurait, sinon, que peu de moyens pour s’exprimer dans le champ politique. Les partis, eux, de par leur ancrage dans les fonctionnements institutionnels, ne devraient pas avoir besoin d’y recourir.

Sont visés, bien entendu, l’UDC et le parti socialiste, deux partis qui, en effet, cumulent, privilège que seule la Suisse connaît, à la fois un statut de parti gouvernemental et de parti d’opposition. Si le double jeu qu’aiment pratiquer ces deux formations pose d’indiscutables problèmes, peut-on pour autant le confondre avec la question d’un éventuel abus du droit d’initiative?

Et si l’attitude parfois fort ambiguë qu’adoptent ces partis n’était pas justement nourrie par la nature elle-même de l’initiative, peut-être beaucoup plus ambivalente que ne le suppose M. Lombardi?

Reprenons les faits. L’initiative populaire existe certes dans la Constitution fédérale de 1848, adoptée après la Guerre du Sonderbund. D’un emploi complexe, et à la portée limitée, elle est rarement utilisée. Connue en revanche dans plusieurs cantons, elle hantera longtemps les cerveaux des fils de Tell…

Epris d’une démocratie directe qu’illustre la célèbre Landsgemeinde, le monde politique du XIXe siècle rêve d’en reconstituer la logique dans le monde moderne dont il est le porteur. Il sait que ces honorables, mais archaïques, assemblées sont la plupart du temps manipulées par les oligarchies locales. Mais là n’est pas le problème : ce qui compte, c’est l’idéal qu’elles véhiculent.

Un premier pas décisif vers l’instauration d’un système de démocratie directe est franchi avec l’introduction dans la Constitution fédérale, adoptée en 1874 après un premier projet rejeté deux ans plus tôt car trop centralisateur, du référendum législatif facultatif. Il sera désormais possible de contester une loi votée par les Chambres fédérales.

Porté par le mouvement démocrate, en gros l’aile gauche du parti radical au pouvoir sur le plan fédéral, il est immédiatement compris par le parti minoritaire, les conservateurs catholiques, très puissants en Suisse centrale, en Valais, au Tessin et à Fribourg, comme une arme redoutable qui leur permettra de bloquer les projets législatifs conçus par leurs adversaires radicaux. De fait, ils vont mener au Palais fédéral une véritable «guérilla» politique de tous les instants, même contre des textes à portée essentiellement technique.

Mais ce climat politique assez lourd suscité par le référendum a des effets, sur la durée, très positifs. Dès le début des années 1880, les radicaux comprennent que, sans un accord avec les minoritaires, sans un « consensus » avec eux, la mécanique fédérale dont ils s’estiment les garants risque d’être dangereusement enrayée. Avec la montée du socialisme, la voie est libre pour un arrangement au sommet de l’Etat entre les radicaux et leurs anciens ennemis du Sonderbund. En 1891 est élu au Conseil fédéral le premier conservateur catholique (le Lucernois Josef Zemp), qui rejoint les six radicaux en place.

Et c’est en 1891, justement, qu’est adopté le droit d’initiative! Les premières revendications autour de ce droit, au niveau fédéral, apparaissent dans le courant des années 1880. Il s’impose peu à peu comme un complément naturel du référendum, même s’il ne déclenche pas l’enthousiasme de maints radicaux au pouvoir : ils saisissent rapidement que l’outil est malcommode pour les gouvernants et qu’il pourrait compliquer la gestion des affaires publiques en la subordonnant aux humeurs populistes du citoyen érigé en constituant…

Le peuple n’en a cure et hisse ce droit au frontispice de la démocratie helvétique, d’où il ne tombera plus, bien que la première initiative ait tendance à apporter de l’eau au moulin de ses détracteurs: lancée en Argovie, et mâtinée d’indiscutables relents antisémites, elle exige l’abolition de l’abatage rituel. Un radical vaudois se gaussera d’un droit prétendument incarnation de la geste démocratique et qui s’embroche sur des questions de boucherie…

Puis le droit d’initiative va s’installer dans les mœurs politiques. Alors que les radicaux militent pour leur loi sur l’assurance-maladie, les socialistes, organisées en parti depuis 1888, donnent de la voix et lancent deux initiatives, l’une, qui n’obtiendra pas la nombre suffisant de signatures, sur la gratuité des soins médicaux et une autre, qui échouera devant le peuple, sur le droit au travail.

Les conservateurs politiques, bien que siégeant au Conseil fédéral, ne veulent pas rester silencieux et lancent à leur tour une initiative demandant une nouvelle répartition des droits de douane (alors la source principale du trésor fédéral) entre les cantons et la Confédération. Elle sera également balayée devant le peuple.

L’initiative populaire entame ainsi son cours pus ou moins glorieux selon les époques, mais sans jamais quitter sa dimension de nœud symbolique de l’acte démocratique suisse. Mais est-elle l’apanage des groupes de pression? M. Lombardi n’a pas tort quand il affirme que l’initiative appartient d’abord à la société civile, qui n’a en principe pas de relais dans les organes de l’Etat.

Elle jouera en effet ce rôle, très souvent, devenant un moyen d’instiller dans le discours politique des problématiques qu’ils auraient peut-être eu le réflexe, sinon, de snober : combien de grèves et manifestations paralysantes ont ainsi été évitées… Tout problème mérite débat ; en occulter un ne peut qu’attiser le ressentiment de l’un ou l’autre des groupes constitutifs du corps social.

M. Lombardi a cependant tort de croire que l’initiative, aujourd’hui, a dévié du cours que le constituant helvétique lui avait assigné aux origines… Il est clair que ce droit pose des problèmes inédits, de par sa fréquence ou de par certains sujets qu’elle aborde. Sans doute aussi les partis du centre ont-ils plus de peine avec cet outil, foyer d’une contestation jamais agréable pour ceux qui sont habitués au pouvoir… Mais elle a été conçue dès le début comme une arme à la disposition de tous, y compris des partis politiques !

Ramener les problèmes de la Suisse, ou des partis du centre, à la question de l’initiative, éclipserait sa réalité. Symptôme d’un malaise, elle ne sera jamais que le révélateur d’une crise en gestation. On peut regretter l’abondance d’initiatives; croire que ce droit n’est qu’un stimulant de la mauvaise humeur risquerait de conduire le politique vers une fausse analyse de la situation!

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