Eduquer au vivre-ensemble : y’a du boulot ! et faut du courage !!!

Un prof vient de payer de sa vie sa volonté pédagogique et délibérée de faire comprendre la notion de liberté d’expression à ses élèves de 14 ans. La cruauté de son agresseur et la simultanéité avec le procès de l’attentat contre Charlie-Hebdo et d’autres récents passages à l’acte de fanatiques réveillent les consciences françaises, tout en brassant l’air quelque peu vicié d’une République où l’égalité et la fraternité semblent toujours égarées. Comme à chaque drame sauvage et fanatique, la mobilisation citoyenne et la dénonciation de l’intolérance et des injustices emplissent immédiatement les rues et les talkshows. L’opinion en appelle à la solidarité et à la sécurité. Les partis s’invectivent selon leur habitude délétère. Et la caravane des médias d’information instantanée passe lourdement. On reste heureusement encore éloigné de l’incommunicabilité états-unienne.

Certes. Une telle perte humaine ne doit pas être oubliée et inutile, elle doit conduire à plus de respect communautaire et à rappeler avec fermeté le rôle de l’école républicaine et laïque, vue comme un pilier essentiel de la socialisation et du vivre-ensemble. Telle est bien sa mission … mais l’école publique française est-elle suffisamment équipée, légitimée, préparée, protégée, soutenue, et surtout solidaire et unanime entre ses acteurs, pour la remplir ? Une réflexion et un recul pédagogiques restent-ils possibles et audibles face à de telles questions, dans une société où les décalages d’opinions, les jacqueries, les complotismes et la défiance bruyante et croissante face à tout appel à la cohésion et à la coresponsabilité commune portent publiquement, constamment et parfois violemment à la désolidarisation et à la rupture de confiance avec les autorités en charge ? Beaucoup d’enseignants évoquaient les risques d’autocensure et leur peur au ventre, tout en défendant fièrement leur profession et leur conscience, surtout du côté des profs d’histoire, de littérature, de philosophie, mais aussi du côté des chefs d’établissement. Les multiples témoignages d’agressions verbales, numériques et physiques rejaillissent au milieu des larmes. Cela aussi du côté des élèves, ne l’oublions pas.

Samuel Paty, professeur à Conflans-Sainte-Honorine, a-t-il payé injustement le prix du caractère explosif et quasi pavlovien des caricatures de Charlie-Hebdo qu’il a, malgré tout et avec d’honorables précautions, décidé de montrer à ses élèves pour les conduire à se questionner sur ce que signifie “liberté d’expression” ? Aurait-il dû prendre plus de gants, découpler le poids des mots d’avec le choc des photos ? Les détails de l’enquête communiqués à ce jour décrivent surtout la chaîne fatale des réactions exacerbées et de la progression rapide des fake news transportées sur les réseaux sociaux par un parent d’élève enflammé et rapidement relayées par un souffleur sur braises connu des services de sécurité : il n’en faut pas davantage aujourd’hui pour déclencher les funestes réactions en chaîne d’esprits dérangés ou manipulés. Condamné à mort par les rumeurs et rancoeurs et sans même un procès d’intentions, alors qu’une médiation avait eu lieu entre les protagonistes sous la responsabilité assumée du principal du lycée. Même la Suisse, où la recherche du consensus participe à l’ADN national, n’est pas à l’abri de telles récupérations déviantes et de tels drames, heureusement exceptionnels. Mais rappelons-nous qu’un instituteur dévoué avait été assassiné à Saint-Gall par un père d’élève voici vingt ans, dans d’autres circonstances.

Le vivre-ensemble est, très officiellement, un objectif pédagogique dans notre pays comme en France. Il est décrit, instrumenté, légitimé et considéré comme indispensable, mais son approche laisse une immense liberté de manoeuvre aux enseignant-e-s et aux établissements. Dans ceux-ci, le vivre-ensemble appelle des réalisations concrètes, une école étant une société en miniature qui se prête parfaitement à la discussion et la gestion des besoins et des contraintes de l’espace commun. Tout récemment, deux collègues français experts des plans d’études et disciplines scolaires évoquaient dans Le Monde de l’Education : ” ces “éducations à”, régulièrement imposées par le législateur, qui relèvent de questions souvent vives : la citoyenneté, le développement durable, l’esprit de défense, la sexualité, etc. Et de fait les matrices disciplinaires classiques ne permettent guère de les aborder. On peut imaginer le désarroi induit par ces changements : Qui va enseigner cela ? Comment cet enseignement nouveau va-t-il  s’intégrer au reste des programmes ? Sera-t-il évalué, ou au contraire au bout du compte ignoré ?

Au vu de l’horreur vécue dans les Yvelines, faut-il protéger l’institution scolaire, et par conséquent la dispenser de tels objectifs éducatifs dont certains peuvent se révéler à hauts risques ? Ou faut-il éduquer la Société et le Vivre-ensemble en renforçant la responsabilité et la mise en oeuvre du laboratoire d’apprentissage de la vie sociale qu’est justement l’Ecole ?

Poser la question, c’est, inévitablement, y répondre avec détermination mais sans naïveté. Pour de tels enjeux, les professions pédagogiques sont incontournables et montent vaillamment au front. Elles doivent être bien formées, bien encadrées, bien outillées et bien soutenues, en sachant que les “éducations à” (nommée “formation générale” dans les programmes romands) sont un élément constitutif de nos démocraties pluralistes et participatives, donc de notre vie commune et suffisamment harmonieuse sinon même suffisamment solidaire. Il faut en débattre dans toutes les occasions et les lieux qui s’y prêtent, parce que cela relève de notre responsabilité et constitue un hommage à toutes et tous les enseignant-e-s victimes de leurs conscience et engagement professionnels.

 

 

Olivier Maradan

Ayant exercé de multiples fonctions dans l'encadrement et la coordination de la formation, dont 21 ans au service des conférences intercantonales nationale et romande (notamment en tant que responsable d'HarmoS), Olivier Maradan s'est établi comme consultant indépendant et travaille depuis l'automne 2019 dans la gestion de projets et le conseil sur le plan institutionnel, de même que comme rédacteur et chargé de cours.

2 réponses à “Eduquer au vivre-ensemble : y’a du boulot ! et faut du courage !!!

  1. On n’aura jamais rien compris ni solutionné à tous ces actes de désespérés, malgré toutes les meilleurs policiers et armements anti-terreur et autres caméras ou plans bidons…

    … tant que l’Occident n’aura pas compris qu’il ne peut plus vivre au dépens des autres.
    Même de ceux qu’il appelle “immigrés mon amour”.

    C’est basique, that’s it!

  2. Le problème du “vivre ensemble” appris à l’école, c’est quand la vie de tous les jours le met à mal. Et que ceux qui ont imposé qu’il soit appris, fassent l’exact opposé. Souvenez-vous, c’était il y a à peine un mois, je ne sais plus si c’était l’Assemblée Nationale Française, ou le Sénat, qui auditionnait divers acteurs sur la vie universitaire. Il se trouve que la représentante du syndicat étudiant UNEF, est une musulmane, et qu’elle s’est présentée la tête recouverte d’un foulard. “Scandale” dans la salle, la moitié de l’hémicycle sort “au nom de la laïcité”. Le message envoyé ce jour-là était donc “si vous vous revendiquez musulman.e nous vous dénions tout droit politique ou syndical”.
    Après le lâche assassinat du Professeur Paty, le Ministre de l’Intérieur a décidé de demander la dissolution de différentes associations. Il y a malheureusement fort à parier (ce ne serait pas la première fois), que ces dissolutions soient annulées par le Tribunal Administratif, pour “absence de raison sérieuse”. Si c’est bien le cas, les islamistes crieront haut et fort “Regardez cette république qui nous exclut sur le simple fait que nous soyons musulmans”.

    Une mosquée est sur le point d’être fermée parce qu’elle a relayé la vidéo du père de famille à l’origine de toute l’histoire. Personnellement, je ne pense pas que cela soit la bonne solution. Il aurait par contre fallu entamer des poursuites contre ses représentants, pour les forcer à expliquer pourquoi ils ont relayé cela, soit sans vérification, soit sans l’accompagner d’une prise de parole expliquant pourquoi il ne fallait pas la relayer. Car ils ont aussi un rôle dans l’éducation au “vivre ensemble” de part la force de leur parole dans leur communauté. Seulement, ce n’est pas cette voie qui est prise visiblement.

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