La cuvée tronquée des examens 2020 fera-t-elle évoluer le bac et la matu ?

Produits totémiques et respectifs de l’uniformité républicaine et du fédéralisme helvétique, le baccalauréat à la française et la maturité fédérale n’ont pas grand chose en commun, sinon de marquer par un examen final charpenté l’aboutissement de la formation générale au secondaire supérieur. Cette année pourtant, un funeste virus s’en mêlant, les sessions de l’un comme de l’autre sont supprimées, ou presque. Voilà des années qu’on évoque dans nos deux pays leur assouplissement, au profit d’une plus grande prise en compte des notes trimestrielles. La pichenette 2020 saura-t-elle accélérer l’histoire ?

 

Pour bien des lycéens, que les situations d’examens confinés stressent totalement, le champagne a déjà coulé bien avant l’heure. Pour de nombreux autres, plutôt sprinters de la préparation tardive et du bachotage printanier, ce sont plutôt les larmes. De part et d’autre de la frontière, les autorités – ainsi qu’en Suisse les universités – garantissent que le bac 2020 n’a rien de galvaudé et ne sera pas considéré comme bradé à bas prix.

 

Deux annonces symétriques fort attendues

Vendredi 3 avril à Paris, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, annonce solennellement que les épreuves de baccalauréat n’auront finalement pas lieu dans l’Hexagone. Cela vaut pour les trois catégories réunissant au total 740’000 candidat-e-s aux baccalauréats général, technologique et professionnel (rappelons que la formation professionnelle duale est peu pratiquée en France). Le seul test maintenu, pour autant que les lycéens retrouvent leur établissement avant la pause estivale, portera sur une version allégée de l’oral de français, l’écrit étant d’ores et déjà supprimé. Il faut prendre en compte le caractère sans précédent de cette mesure. L’historien de l’éducation Claude Lelièvre confirmait que “même en pleine guerre, en juin 1940 ou 1944, cela n’a pas eu lieu. Le seul cas est la session de juin 1968 réduite à des épreuves orales passées en une journée par chaque candidat (…). Le taux de reçus au baccalauréat a été de 82 % en 1968 contre 62 % en 1967 puis 63 % en 1969. Ce différentiel ne risque pas de se reproduire en 2020 car, ces dernières années, le pourcentage de reçus dépasse les 90 % en séries générales et technologiques.” En lieu et place de la mythique et républicaine session d’examens, les notes des trois trimestres, hors période de confinement, seront prises en compte pour valider le bac. Et dire que cette année, même le “bac blanc”, que les lycées organisent en février pour booster les efforts des classes terminales, avait été supprimé du fait des grèves !

Mercredi 29 avril à Berne, le Conseil fédéral annonce lors de sa conférence de presse covi-quotidienne que, sur demande de la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP), il autorise finalement les gymnases cantonaux à ne pas organiser d’examens écrits de maturité cette année. Une semaine plus tôt, la CDIP avait déjà renoncé aux oraux, mais la Confédération gardait sa préséance sur les écrits. Toutefois, la solution reste fédéraliste et les cantons qui souhaiteront maintenir des écrits ou des oraux le pourront, si la situation sanitaire locale et le respect des précautions et distances le leur permettent. Comme pour la réouverture à demi ou à plein effectif des écoles primaires, on observe dès lors un Coronagraben dans notre pays. Là où les examens n’auront pas lieu, les certificats de maturité seront décernés uniquement sur la base des notes de la dernière année enseignée. Tel sera unilatéralement le cas pour la maturité professionnelle, sur laquelle la Confédération a toute compétence moyennant la consultation des partenaires de la formation professionnelle. Par contre, les examens-passerelles et pour certaines maturités spécialisées se doivent d’être maintenus, se voyant reportés à l’été.

OK, c’était logique et inévitable, business as usual !

Pourtant, ces procédures exceptionnelles bousculent des traditions de plus en plus remises en question et pourraient accélérer des changements que beaucoup de responsables attendent et certains redoutent. En France surtout.

 

Deux démarches différentes et inabouties face à la sélection et l’orientation

Le ministre Blanquer faisait front en début d’année à de vifs débats face à sa ferme intention de réformer le bac et de présenter prochainement une loi à la Chambre des députés. L’hiver était chaud, quelques lycées en ébullition et les vigoureux syndicats de l’enseignement secondaire évidemment vindicatifs et pas d’accord entre eux. Blanquer et le gouvernement Philippe craignaient par dessus tout les grèves dans les établissements. A l’Education nationale, les ministres se succédant se transmettent cet adage comme on le fait des codes nucléaires à l’Elysée : “Les lycéens, c’est comme la mayonnaise : une fois sortis du tube, impossible de les y remettre !” Quel était donc l’objet du courroux, qui s’annonçait de plus en plus virulent à la reprise après les vacances de février : la mise en place d’un nouveau système d’évaluation donnant une part plus importante aux E3C, les nouvelles épreuves communes de contrôle continu, qui pourraient compter pour 40 % dans la note finale du bac. En l’état, les épreuves finales comptent actuellement pour 60 % de la note du bac, les E3C pour 30 % et le bulletin de notes de l’année terminale 10 %. Il ne s’agirait donc que d’ajuster cette pondération, laquelle provoque un rude tir de barrage de nombreux milieux. Le SNS-FSU, syndicat majoritaire, s’y oppose, contrairement au SGEN-CFDT et à une majorité des chefs d’établissement soucieux de simplifier le bac. En février, c’est l’Inspection générale, pourtant rattachée au Ministère, qui critiquait les épreuves de contrôle continu, estimant qu’elles ajoutent à la pression constante de l’évaluation et que leur validité pourrait souffrir de différences notables entre les lycées.

Pourtant, de nombreux observateurs et experts dénoncent deux aberrations du système : d’une part le coût immense du bac en termes cumulés de préparation et de correction des épreuves, ainsi que de journées perdues d’enseignement dans les lycées, d’autre part la disparition de son rôle de sélection pour les filières de l’enseignement supérieur. Car depuis janvier 2018, face à l’engorgement chronique des études universitaires, le Gouvernement a lancé une réforme du système d’inscription/sélection et ouvert (avec difficulté) le site Parcoursup de préinscription en ligne, qui permet actuellement à chaque futur-e titulaire du bac français de formuler dix voeux de formation. Près de 13’000 formations de premier cycle de l’enseignement supérieur sont proposées sur Parcoursup, alors que près de 9’000 issues d’établissements spécifiques restent offertes sur d’autres systèmes ou selon d’autres modalités (sur concours, sur dossier, etc.). La liberté est laissée aux universités et autres établissements de l’enseignement supérieur d’établir leurs propres critères de sélection à partir des informations fournies par les candidat-e-s. Et toutes ces données précèdent largement les résultats du bac, le rôle ultime de l’obtention de celui-ci consistant alors à valider l’inscription dans la filière d’étude qui aura accepté son heureux titulaire. Plus de 80 % d’une classe d’âge obtenant à l’heure actuelle un bac, ce dernier n’a donc plus guère de fonction en termes de sélection et d’orientation, sinon d’écarter de l’enseignement supérieur les lycéens les plus faibles n’ayant pu finalement l’obtenir. Il est d’ailleurs avéré de longue date que le prestige et la bonne réputation de certains lycées constituent des facteurs bien plus déterminants que les résultats individuels dans la sélection des bacheliers vers ou par les filières d’études les plus recherchées de l’enseignement supérieur.

 

Le gymnase helvétique se trouve pour sa part dans un contexte totalement différent et ses sages établissements cantonaux sont bien éloignés des “bahuts” à la française. Ils le sont également, mais dans une moindre mesure, des gymnases des Länder allemands, où la maturité (l’Abitur) est attribuée à un peu plus de 40 % d’une cohorte annuelle d’étudiants au niveau national. La finalité de la maturité fédérale helvétique est de garantir à ses titulaires un accès sans examen d’entrée dans les Hautes écoles universitaires, polytechniques et pédagogiques du pays (sauf ici ou là pour la médecine) et d’éviter des passerelles propédeutiques (pour les HES, la voix directe passe par la maturité spécialisée, un stage professionnel est en général exigé pour les bacheliers). Il faut pour cela garantir le bon niveau de formation et de culture générale pour l’ensemble des jeunes concernés, alors même que le certificat obtenu au terme de la formation gymnasiale n’a de fédéral que l’étiquette. Ce dernier repose certes sur un plan d’études cadre commun, sur la liste des disciplines évaluées par écrit et par oral et sur les seuils à atteindre et les compensations possibles. Mais les examens finaux sont d’obédience cantonale, si ce n’est même d’établissement Qui plus est, la durée totale de la formation n’est pas uniforme, variant entre trois et quatre ans au choix historique des cantons, y compris au sein des régions linguistiques. C’est en fait le caractère très sélectif, déjà au niveau de l’orientation durant la scolarité obligatoire, qui fait la valeur reconnue du titre de maturité fédérale, dont ne deviennent les heureux titulaires qu’environ 18’000 jeunes par année. Cela ne représente qu’un peu plus de 21 % d’une cohorte au niveau national (le taux n’était que de 7,1 % en 1970 !), qui s’éleve entre 12.9 et 33.7 % selon les cantons, avec une féminisation croissante. Les taux sont plus élevés en milieu urbain et en Suisse latine, restant nettement sous la barre des 18 % dans la plupart des cantons alémaniques. Dans les plus petits de ceux-ci n’existe qu’un seul établissement, l’estimée “Kanti” (pour Kantonsschule), ce qui contribue au critère d’élite et donc de sélection par le choix individuel, très marqué dans la population. Il faut souligner que la voie fortement majoritaire de la formation professionnelle, principalement au travers du système dual de formation, permet également d’aboutir à une maturité depuis une quinzaine d’années, la maturité professionnelle dont le taux et la reconnaissance progressent régulièrement.

Réformée voici vingt-cinq ans, la maturité fédérale fait depuis dix-huit ans déjà l’objet d’évaluations et d’analyses (EVAMAR 1 et 2) et depuis quelques mois d’un cadre d’amélioration en cours de préparation. Sur la base d’un rapport d’état des lieux, publié à la mi-avril 2019, et d’un mandat de travail adopté à la fin janvier 2020, la CDIP et le DEFR ont confié aux délégués des diverses instances concernées et aux experts mandatés la préparation d’une révision du plan d’études cadre de 1994 et de l’harmonisation de la durée des études gymnasiales à quatre ans sur l’ensemble du pays. Il était temps ! Des décisions sont attendues pour l’automne 2022. C’est essentiellement face à l’évolution de la société, de la démographie et des exigences professionnelles et académiques qu’est entrepris cet aggiornamento, comme cela vient également d’être le cas pour la formation professionnelle. En outre, les autorités prévoient au moins 23 % d’augmentation du nombre de maturités, sur les trois types, d’ici quinze ans au vu de la progression démographique.

Si l’on y évoque également des facteurs qualitatifs, bien peu d’objectifs visent l’organisation concrète des examens de maturité. Le caractère fédéral découle toujours de la reconnaissance des établissements qui les attribuent et non d’une harmonisation minimale des contenus et des exigences, comme il en va également pour les ECG et les HEP. L’égalité des chances n’est ainsi pas garantie. Les autorités misent essentiellement sur l’extension d’une forte culture de l’apprentissage et de l’évaluation dans le corps enseignant gymnasial, donnant caution aux associations professionnelles qui redoutent toute forme d’harmonisation ou de centralisation relatives. Ici comme en France, l’essentiel semble être d’obtenir le fameux sésame, bien que le niveau en soit nettement plus relevé en Suisse.

 

Un effet viral, peut-être

BIen que sans aucune similitude en termes de flux, de conditions de passage et de gouvernance, le bac et la matu subissent de la même manière les effets du COVID.

Sur le plan des lycéens et gymnasiens, à côté d’une majorité soulagée, beaucoup avouent leurs regrets, comme s’il il allait leur manquer un rite de passage à l’âge adulte, une onction de grâce après l’effort, un tatouage de reconnaissance sociale et académique comme pour un légionnaire ayant vécu l’épreuve du feu. Le corollaire de ces regrets réside dans une crainte larvée que leur diplôme soit perçu comme offert à peu de frais. Mais rien ne les empêchera de fêter leur certificat et leur croissance (qui portent tous deux en Suisse le joli nom de “maturité”) en trinquant, en respect des distances et de la décence espérons-le toutefois.

Sur le plan des réformes institutionnelles, la perte de poids des examens finaux au profit d’un profitable et équitable étalement des évaluations validant le bac et la matu pourrait-elle désormais constituer dans nos deux pays une motivation et une justification … virales ?

L’espoir en est permis à la lecture d’une réponse de la Présidente de la CDIP donnée au Temps dans son édition du 11 mai : “Cette situation soulève bien entendu la question de la signification des examens. Et sur ce point, nous devons effectivement nous demander si les épreuves sont encore en adéquation avec notre époque, ou si nous ne pourrions pas simplement les laisser tomber. C’est aussi mon devoir, comme présidente de la CDIP, de me positionner de manière critique vis-à-vis des affaires éducatives.” Bien vu ! Mais entre rester dans l’entre-soi cantonal et tout laisser tomber s’offre une immense marge de possibles qui ne demandent qu’à être prospectés, pas besoin de mesures d’urgence pour s’y lancer.

 

 

Olivier Maradan

Ayant exercé de multiples fonctions dans l'encadrement et la coordination de la formation, dont 21 ans au service des conférences intercantonales nationale et romande (notamment en tant que responsable d'HarmoS), Olivier Maradan s'est établi comme consultant indépendant et travaille depuis l'automne 2019 dans la gestion de projets et le conseil sur le plan institutionnel, de même que comme rédacteur et chargé de cours.