La statistique policière suisse de la criminalité (SPC) est vraisemblablement la plus difficile à interpréter. Je sais de quoi je parle, je m´y attelle depuis plus de 17 ans, j´en ai même fait un cours à l´Université de Neuchâtel sous l´appellation "Le décryptage de la criminalité". Aujourd´hui, je suis arrivé à la conclusion qu´elle ne devrait jamais ni être médiatisée, sous sa forme actuelle en tous les cas, ni être politisée. Pourquoi? Voici quelques réflexions…
La statistique de la criminalité est ambivalente à plus d'un titre en termes de communication. Il y a en fait un triple effet susceptible de rendre tout message inaudible et incompréhensible. Le premier reçoit la palme d'or: il s'agit de comparer les chiffres de l'année passée avec l'année précédente et de proposer une augmentation ou une diminution en pourcent. Pratiquement, on annonce une augmentation de 11% des vols (sans les véhicules), le délit du code pénal le plus commis en Suisse, avec 237'449 infractions relevées en 2012. C'est ce délit qui dicte à lui seul, à cause de son grand nombre, l'ordre de grandeur de la criminalité annuelle ou la forme de la courbe de la criminalité dans le cadre d'une étude longitudinale. Et à cette annonce, le message est univoque: la situation s'est détériorée irrévocablement et irrémédiablement, la peur est aux aguets. Un journaliste m'a même questionné aujourd'hui en me demandant: "Monsieur Guéniat, que pensez-vous de l'explosion des vols et des vols par effractions en Suisse?" J'ai éclaté de rire en lui disant que je l'attendais cette question-là…Evidemment, je ne peux pas y voir une explosion du nombre de vols si je sais, contextuellement, que le nombre de vols était, en Suisse, de 237'963 en 2004. En un mot: situation 2012= situation 2004. Si je ne le savais pas, on pourrait discuter autrement, mais le sachant, je ne peux que répondre: "Hum, on a déjà connu exactement le même nombre de vols en 2004, il ne peut donc pas y avoir d'explosion! Qu'en pensez-vous?" Et de poursuivre mon explication en lui affirmant, parce que c'est vrai, que la criminalité a fluctué par vagues successives ces trente dernières années, avec une régularité surprenante, notamment avec des maxima en 1992, 1998, 2004 et maintenant vraisemblablement en 2012. Enfin, j'espère de tout mes voeux que 2012 sera un des maxima et que l'augmentation ne va pas se poursuivre. Et d'ajouter qu'il ne faut pas oublier qu'entre les maxima, il y a des minima dont personne ne parle jamais, les diminutions n'intéressant personne. Et lorsqu'il me soumet les citations de son article, on peut lire dès la première phrase: "(…), Olivier Guéniat tient à relativiser." Je corrige évidemment le "relativise" par "contextualise". Pourquoi? Parce que je n'ai aucun intérêt à relativiser, je n'ai rien à vendre et seule mon honnêteté intellectuelle ou mon éthique professionnelle me poussent à aider à mieux percevoir le poids des annonces indues.
Et qu'en est-il des cambriolages en Suisse? ils ont augmenté de 16% entre 2011 et 2012, atteignant la somme de 61'128. Là aussi, il y a donc alerte Stufe Rot. On est fichu. Un quotidien de la presse écrite titrait même l'année passée, le jour suivant la sortie de la statistique 2011: "La Suisse, paradis des voleurs". Qu'elle est la résonnance de ces messages anxiogènes à souhaits si l'on sait qu'en 2005 il y avait déjà 61'194 cambriolages, en 2004 même 70'370, en 1998 carrément 83'416, en 1991 fichtrement 77'225 et en 1982 odieusement 71'330. Et il faut considérer, en plus, que le nombre d'habitants en Suisse a passé d'environ 6 millions à 8 millions en 30 ans! Est-ce que cela ne voudrait-il pas dire que le taux de cambriolage était de 11.9 pour mille habitants en 1982 et qu'il est de 7.6 pour mille habitants en 2012? Et pourquoi n'y avait-il pas de débats passionnés sur le sujet sécuritaire dans les années nonante? Pourquoi est-il devenu aussi événementiel et biaisé?
J'entendais ce midi à la radio que l'on annonçait 23% d'augmentation des lésions corporelles graves avec une gravité de ton qui en disait long. La violence est donc toujours plus dure et impitoyable, bien omniprésente. Oui, mais son taux en Suisse est terriblement bas, de l'ordre de 0.07 pour mille habitants. Ce 23% d'augmentation représente donc un passage de 0.06 à 0.07 pour mille. Et il n'y a eu que 11 lésions corporelles graves par arme à feu en 2012, contre 13 en 2011, mais 37 en 2008. Et les lésions corporelles graves produites par arme blanche représentent un taux de 0.01 o/oo en Suisse. Les 32% d'augmentation annoncés coïncident donc à un passage de 0.11 à 0.14 pour 10'000 habitants.
Il faut relever aussi que le nombre de morts par homicides intentionnels est historiquement au plus bas niveau, avec 46 constatés en 2012 alors qu'il y en avait 83 en 1982, 110 en 1990 et 57 en 2007. Si ce n'est pas une bonne nouvelle que de constater qu'il y a moins de risques d'être victime d'un homicide aujourd'hui que durant les 30 dernières années, qu'est-ce qu'une bonne nouvelle? Même les indicateurs des homicides par arme à feu, qui comptabilisent les tentatives, montrent qu'il y a une diminution nette, passant d'une moyenne d'environ 95 au début des années nonante à une moyenne de 50 ces dernières années. Parallèlement, les violences d'intensité moyenne (lésions corporelles simples et voies de fait) continuent de diminuer de l'ordre de 6% ces quatre dernières années, tout comme les infractions de menaces de violence. C'est également plutôt réjouissant.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, même les brigandages avec arme à feu montrent un net recul entre les années nonante (environ 500 par année) et ces dernières années (entre 300 et 350). Le seul vrai bémol de la statistique, lorsqu'on l'observe de manière longitudinale, c'est l'augmentation du nombre de brigandages avec violence physique et avec un couteau. Même si elles restent rares, avec des taux respectifs de 0.23 o/oo et 0.07 o/oo habitants, il n'en demeure pas moins que ces vols avec violence ont doublé en 30 ans, montrant une augmentation linéaire. La principale raison réside dans le vol de téléphones portables, de bijoux et de cartes de crédit, principalement la nuit et dans les centres urbains. C'est évidemment inacceptable!
J'envisageais, plus haut, qu'il y avait une seconde ambivalence de communication. Lorsque l'on publie la statistique fédérale, on regarde la Suisse avec une certaine altitude pour la voir dans son ensemble et on fait la moyenne entre ce qui ne se passe pas à Appenzell Rhodes Intérieures et les villes les plus criminogènes que sont Lausanne, Genève, Zurich ou Berne. Ainsi, l'analyse sur un plan national est toujours en contradiction avec les analyses particulières de certains cantons ou la sévérité des problèmes rencontrés en milieu urbain, les plus criminogènes. Il faut alors avoir l'intelligence de ne pas confondre la macroanalyse avec la microanalyse des problèmes. Pourtant, les résultats de ces analyses s'entrechoquent et se contredisent en même temps, d'où le risque de cacophonie. En un mot, ce n'est pas parce que l'évolution n'est pas aussi mauvaise que l'on pourrait le penser en Suisse que c'est le cas à Lausanne, bien au contraire, et ce n'est absolument pas ce que je veux prétendre.
Enfin, la troisième ambivalence des messages se retrouve dans la microanalyse de la criminalité cantonale et locale. Je vais y être confronté demain, d'ailleurs. Je vais annoncer que le nombre de cambriolages a doublé entre 2009 et 2012, passant de 289 à 565 (dont 198 tentatives). Mais le taux de cambriolage des villas n'est que de 3 o/oo ménages et celui des appartements de 2 o/oo ménages. C'est beaucoup moins que le taux moyen suisse qui est d'environ de 10 o/oo ménages. Contradiction des messages: le risque d'être victime est multiplié par deux, mais la région reste 3 à 4 fois plus sûre que la moyenne Suisse. Une chatte y perdrait ses petits.
La communication en matière de criminalité est donc bien compliquée. Je rêve qu'un jour les polices suisses auront à leur disposition un observatoire de la criminalité qui s'occupera de l'analyse et de la communication.
Tout ce que je viens d'écrire ne veut pas dire, bien évidemment, qu'il n'y pas de problèmes criminels complexes à résoudre et qu'il y a absolue nécessité de trouver des solutions rapides et de développer les outils adéquats. Il y a un problème sévère avec certains migrants maghrébins, géorgiens ou des ressortissants français et roumains qui commettent des délits sériels dont l'impact est immense en termes de criminalité régionale. Ils se fichent des frontières cantonales et je suis de ceux qui pensent et postulent depuis plusieurs années que les cantons romands devraient, doivent s'organiser et collaborer pour s'adapter à cette criminalité spécifique plutôt que de subir seuls, année après année, le poids de cette engeance.
Et je suis évidemment ravi du communiqué de presse de la Conférence latine des chefs de départements de justice et police que mon chef, Charles Juillard, a publié ce matin. C'est une aire nouvelle d'efficience sécuritaire qui s'ouvre dès à présent. C'est bien! Encore une bonne nouvelle…
En conclusion, face à la complexité de la situation que je m'évertue à décrire, il est plus facile de raisonner de manière binaire, façon pitbull aveuglé, et de me voir porter des lunettes roses…Il faudra d'ailleurs que j'en achète un jour, déjà que les miennes sont rondes!
