Les impasses de l’urbanisme imitatif

Liège: les quais de la Meuse réaménagés par Michel Corajoud.
Liège: les quais de la Meuse réaménagés par Michel Corajoud.

Les projets de villes dont on parle dans la presse et les médias sont généralement ceux des villes-modèle: celles qui ont les moyens de grandes ambitions et de grandes transformations. On évoque ainsi les projets de développement de Londres, Paris, Copenhague, Vancouver. Il est moins question de villes qui gèrent tant bien que mal la crise économique et sociale et qui semblent être dans une impasse. La ville dans laquelle je me trouve cette semaine avec mes étudiants, Liège en Belgique, en fait partie. Il est frappant de constater que les autorités publiques y utilisent les mêmes recettes que les villes-modèle, mais en mode mineur et avec un temps de retard. À ce titre, Liège me semble exemplaire de nombreuses  autres villes qui gèrent ainsi la crise avec une stratégie qui paraît seulement pouvoir mener plus loin au fond de l’impasse… Voyons ce qu’est cet urbanisme en mode mineur et s’il n’y a pas une alternative.

Un urbanisme en mode mineur

Ancien fleuron de l’économie minière, Liège – 200’000 habitants pour la commune, 600’000 pour l’agglomération – est en crise depuis une quarantaine d’années. Elle a même été en cessation de paiement à la fin des années 1980. Un quart de sa population active est au chômage, le centre-ville se paupérise depuis un quart de siècle et les activités de services financiers, jadis florissants, ont fortement décliné. Dotée d’une base fiscale désormais faible et  ne pouvant pas s’appuyer sur une véritable gouvernance métropolitaine – qui permettrait de mobiliser les ressources des classes aisées qui ont décampé vers les communes périphériques – la Ville a de faibles moyens pour améliorer son attractivité et sa qualité de vie.

Dans ce contexte, on trouve à Liège des opérations à petite échelle qui émulent avec un effet retard ce qui a été réalisé à plus grande échelle ailleurs. Début mai va ainsi être inauguré le nouveau Centre International d’Art Contemporain de la Boverie. Cette rénovation et extension d’un musée existant a été dessinée par l’architecte Rudy Ricciotti, qui a récemment conçu le MUCEM à Marseille. La Boverie a signé pour les expositions un contrat de quatre ans avec le musée du Louvre. Ce projet montre que l’investissement dans l’art à Liège est devenu, comme ailleurs, un pari sur l’avenir. Mais avec les moyens du bord. Le musée est de taille modeste et le Louvre offre simplement ses conseils et son accompagnement à la programmation. Ce n’est pas le Louvre Abou Dabi dessiné par Jean Nouvel…

Comme à Lyon, Nantes ou Bordeaux, Liège a aussi fait appel à un architecte-paysagiste prestigieux, Michel Corajoud en l’occurrence, pour réaménager les quais de la Meuse. L’opération, terminée en 2015, est de qualité et a été saluée par les acteurs locaux les plus critiques en matière d’urbanisme. Cependant, l’intervention ne concerne qu’un petit tronçon de quais. C’est une miniature des opérations réalisées dans les villes françaises. On pourrait aussi évoquer la réintroduction du tram, autre symbole de renaissance et autre intervention-type réalisée dans de nombreuses villes ces dernières années. Mais le projet – une seule ligne parallèle à la Meuse – est lui aussi modeste et prend du retard. Prévu initialement pour 2016, il est désormais repoussé à 2022.

Quels peuvent être les effets de cet urbanisme en mode mineur? Ces interventions sont-elles à même de relancer l’attractivité de la ville et d’offrir de meilleures conditions de vie? Y a-t-il une alternative?

Ces questions se posent à Liège, comme pour de nombreuses autres villes en crise. Newcastle, au Royaume-Uni, a par exemple réalisé il y a quelques années un pont piéton et un musée d’art contemporain qui imitent en format bonsaï l’exemple londonien (millenium bridge + New Tate Gallery).

Une autre voie?

La visée de ces interventions est louable bien entendu. Et leurs effets sont positifs. Il suffit de voir l’usage qui est fait par les habitants des quais de la Meuse réaménagés. La modestie des interventions rend toutefois illusoire un quelconque effet structurel. Si la transformation complète des berges du Rhône à Lyon sont un signe fort vers l’extérieur modifiant la qualité de vie des Lyonnais, les petites touches dans une ville comme Liège sont des signes faibles avec un impact faible.  Il est donc plus que probable que cet urbanisme en mode mineur ne va que très peu contribuer à sortir la ville de la crise. On peut dès lors s’interroger sur la pertinence de cet urbanisme imitatif. Nous avons là affaire à l’envers des fameuses bonnes pratiques: cette mise en circulation internationale d’opérations réussies (du moins sur le papier). Cette logique aspire en effet des investissements importants et oriente le regard vers l’ailleurs. Plutôt que de multiplier les signes habituels de la renaissance urbaine, il semblerait plus judicieux de concentrer les énergies et les moyens sur une stratégie qui mobilise les ressources spécifiques de la ville, de cultiver des solutions reposant davantage sur les compétences des experts locaux et le savoir des usagers. Certes, on ne fera jamais, et ce n’est pas souhaitable, du “kilomètre zéro” en matière d’urbanisme comme on consomme des topinambours du potager urbain. Mais en temps de crise, il est crucial de faire un bon usage des ressources et de viser l’efficience plutôt que l’effet d’image (peu convaincant) que peut créer l’urbanisme imitatif en mode mineur.

 

Soutenir la science, oui mais dans sa nécessaire diversité

Les milieux scientifiques se mobilisent actuellement pour obtenir de meilleurs financements fédéraux pour les quatre années à venir. Un cinquième des coupes prévues sont en effet dans ce domaine qui ne représente qu’un dixième du budget fédéral. Les universités, les HES, les EPF, le Fonds National Suisse, les Académies font donc front pour accroître l’enveloppe budgétaire du Message 2017-2020 sur la Formation, la Recherche et l’Innovation (FRI). Dans ce contexte, les milieux scientifiques semblent donc unis. Toutefois, au cours du débat parlementaire actuel, chacun va essayer de tirer son épingle du jeu: les EPF vont jouer sur leur prestige, les cantons vont défendre leurs hautes écoles, les milieux économiques l’importance de la formation professionnelle.  En arrière-fond de ce débat, nous allons comme d’habitude trouver un lieu commun non discuté qui risque bien de jouer un rôle dans la répartition des budgets. Ce lieu commun c’est l’idée qu’il y aurait une seule science, une seule façon de l’évaluer et donc une hiérarchie au sommet de laquelle se trouve les sciences de l’ingénieur et de la nature puis en dessous, car moins “scientifiques”, se placeraient dans un ordre variables les autres sciences: de l’humain, de la société, et les sciences appliquées. Pour clarifier le débat, il serait temps de démêler un peu la pelote de LA science.

Science intensive et extensive

Précisons d’abord qu’il ne s’agit pas d’opposer les pratiques diverses que l’on finance dans le cas suisse par une même enveloppe, celle du Message FRI. Ces pratiques, celles des sciences naturelles et celles des sciences sociales par exemple, ont pour trait commun de recourir à une démarche la plus rigoureuse, transparente et reproductible possible. Elles devraient idéalement aussi ne pas être motivées par des intérêts particuliers. Ces caractéristiques justifient leur regroupement et leur soutien par les finances publiques. Au-delà de ces traits, les différences sont cependant nombreuses. Il serait inutile et fastidieux d’en faire un catalogue. Mais une différence me semble importante pour clarifier le débat et sortir des lieux communs: celle qui distingue science intensive et science extensive.

Ces dernières années un discours dominant s’est imposé dans les milieux scientifique. C’est celui de l’excellence scientifique. A priori, l’excellence scientifique fait consensus: qui pourrait vouloir la médiocrité? La question c’est cependant celle des critères de mesure de cette excellence. Les critères largement dominants depuis une vingtaine d’années sont ceux du nombre de publications, du prestige et de l’impact des revues dans lesquelles ces publications paraissent et, dans une moindre mesure, les subsides de recherche obtenus. Ces critères ne sont pas inutiles: ils mesurent une forme d’excellence qui est celle de la capacité à être compétitif dans les concours que proposent les revues et les agences de financement. Cette capacité est loin d’être négligeable en matière d’innovation scientifique. Mais ces critères dominants d’excellence créent une monoculture scientifique où ce qui distrairait les chercheurs de la répétition continuelle de ces concours est dévalué. Cette monoculture favorise, même s’il peut y avoir des exceptions, la clôture du monde scientifique sur lui-même. C’est ce que j’appelle la science intensive. Celle qui se concentre sur une activité exercée avec un groupe de pairs. Un peu comme une discipline sportive de haut niveau.

La grande famille de LA science est toutefois multiculturelle. D’autres scientifiques s’adonnent certes à ces pratiques, mais aussi à d’autres activités. Certains appellent cela de la science “en plein air”, c’est-à-dire des activités caractérisées par le même souci de rigueur et de transparence, mais qui s’adressent à d’autres publics que les pairs du monde scientifique. Il s’agit ici de collaborations avec la société civile par exemple, à qui les scientifiques apportent des connaissances sur des sujets qui l’intéresse ou apportent leur capacité de produire des connaissances avec elle. Sur la violence à l’école en effectuant une recherche avec des adolescents, pour ne donner qu’un seul exemple. Ces pratiques scientifiques sont orientées moins vers la compétition que vers la collaboration et ne débouchent pas forcément sur des publications dans des revues internationales à fort “impact”. Il s’agit aussi d’activités qui visent un dialogue avec un public plus général, par la présence dans les médias, l’organisation d’exposition, des conférences ou…des blogs. C’est ce que j’appelle une science extensive, qui implique des activités variées, avec des interlocuteurs appartenant à des mondes eux aussi variés.

Rééquilibrer compétition et collaboration

Tout comme la compétition a largement prédominé sur la collaboration ces dernières dans l’ensemble de la société, la science intensive a été excessivement dominante dans les milieux scientifiques. Il est temps de retrouver un meilleur équilibre. Nous pouvons aujourd’hui percevoir les prémices de ce changement. Le Fonds National Suisse de la recherche et plusieurs universités suisses ont par exemple récemment signé la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche qui incite à ne pas se fier aveuglément aux facteurs d’impact des revues. Cela encourage les milieux scientifiques à élargir leurs critères d’évaluation de l’excellence. C’est un petit et premier pas. Il est important de poursuivre ce rééquilibrage dans les années à venir. Il faut en effet autant de science extensive qu’intensive, autant – si ce n’est plus …- de collaboration que de compétition si nous entendons mettre pleinement à profit la capacité des milieux scientifiques à répondre aux enjeux centraux auxquels nous sommes confrontés, notamment: le changement climatique, les migrations internationales, l’urbanisation, la violence.

Dans le débat actuel sur le financement de la science en Suisse, il est utile d’avoir à l’esprit son équilibre et sa nécessaire diversité plutôt que les traditionnels et naïfs “rankings” et hiérarchies qui ont fait florès ces dernières années.

 

Urbaniser la culture: le Pôle muséal à Lausanne

Le Pôle muséal, prévoyant de rassembler trois musées à proximité immédiate de la gare de Lausanne, connaît un développement réjouissant. Il était parti avec quelques difficultés. La parcelle étroite qui accueille le projet n’est a priori pas simple à aménager et le projet choisi pour le premier musée qui y déménagera, celui des Beaux-Arts (MCBA), faisait craindre, dans sa première version du moins, une vision un peu passéiste de l’espace muséal. Depuis, nous sommes passés à une autre étape prometteuse et à une autre échelle, celle du quartier culturel, qui n’a pas encore de nom officiel, mais qui ne s’appellera bientôt plus “Pôle muséal”. Tentons donc de décortiquer ce changement d’échelle ou cette “urbanisation de la culture”.

Du musée au quartier

D’abord, le second bâtiment, qui accueillera le MUDAC et le Musée de l’Elysée, est plus aérien, plus invitant, que le premier. Le visiteur n’est pas confronté à une cathédrale de l’art (impression donnée par le MCBA première mouture) mais convié à une relation moins intimidante, plus intime et complice avec les œuvres et les expositions. Ensuite, l’esplanade centrale donne une respiration, de l’ouverture à un espace qui pourrait être étriqué. Enfin, il est prévu à terme d’installer une série d’équipements et d’activités diverses – commerces, studios d’artistes, crèche, etc. – pour faire vivre le pôle devenu quartier. Autrement dit, le projet est de créer une zone multifonctionnelle et d’y amener ainsi de l’urbanité (dans ma définition: de la densité, de la diversité et de l’espace construit de qualité). Le projet en germe ici – qui est à saluer – est de créer un morceau de ville supplémentaire, plutôt qu’une zone qui ne serait fréquentée qu’à certaines heures et par certaines population en raison de sa spécialisation fonctionnelle.

Eviter la commercialisation

Ce qui est également réjouissant dans cette évolution du projet c’est la constellation d’acteurs qui le porte. Je pense en particulier au rôle accrû de fondations à but non lucratif. La Fondation Leenaards s’est en effet d’abord engagée à financer la transformation des anciennes arcades puis une zone de promotion culturelle. L’investissement d’acteurs de ce type est important parce qu’un quartier culturel peut aisément connaître une dérive commerciale où le nombre de visiteurs, leurs nuitées à Lausanne, leurs consommations de produits dérivés des expositions etc. deviennent l’objectif prioritaire de l’opération.  Depuis la popularisation du fameux effet Bilbao – lié à l’installation du Guggenheim dans une ville en déclin économique – les promoteurs de projets culturels ont en effet souvent tendance à oublier que la vocation première de la culture n’est pas de booster l’économie locale. Tout comme la vocation première des musées n’est pas d’attirer des touristes et de vendre des sacs Andy Warhol. La vocation d’un musée est patrimoniale – conserver, présenter des collections. Elle est aussi de proposer une interprétation de la vie contemporaine, de lui donner un sens. Grâce à ces choix stratégiques et à l’implication d’institutions à but non lucratif, on peut donc espérer que les futurs visiteurs du quartier culturel lausannois ne seront pas assignés à un rôle de consommateur devant rentabiliser des investissements dans la culture, mais pourront y venir pour partager une expérience, réagir et interagir.

Du quartier à l’agglomération

Il y a enfin une troisième échelle de l’urbanisation de la culture, outre celle du bâtiment et du quartier, qui est celle de l’agglomération, lausannoise dans ce cas. Lorsqu’on déménage et rassemble des musées dans un même lieu, on crée également un vide ailleurs. Un musée est en effet un foyer, un centre – certes plus ou moins actif – dans un quartier. En France, en raison de l’existence d’un milieu associatif important qui promeut l’accès pour tous à l’art et à la culture, mais également en raison de fortes disparités socio-économiques, il y a une sensibilité importante à cette question. Cela se traduit dans plusieurs cas par une volonté de décentralisation, de distribution dans l’agglomération des équipements culturels. En Suisse, ce milieu associatif est moins présent et les disparités socio-économiques moins fortes. Cela explique sans doute qu’il y ait peu de sensibilité à ces effets potentiellement négatifs du regroupement des institutions culturelles. Toutefois, il serait sans doute utile de prendre en considération davantage à l’avenir, en Suisse aussi, cet envers des quartiers culturels. Souhaitons donc que ces développements prometteurs du Pôle muséal se réalisent et que la réflexion sur une urbanisation de la culture se poursuive dans les prochaines étapes du projet.

 


Photo: L’esplanade du futur pôle muséal (© projet Pôle muséal, Lausanne / Estudio Barozzi&Veiga, Barcelone)

La ville qu’on ne regarde pas

L'Ermitage: le Saint-Pétersbourg que nous avons appris à regarder (photo de l'auteur)
L’Ermitage: le Saint-Pétersbourg que nous avons appris à regarder (photo de l’auteur)

Nous apprenons à lire les villes. Nous apprenons ce qu’il faut regarder: les monuments ou le pittoresque des centres historiques et nous apprenons aussi à ne pas regarder, ou à voir à peine, leurs périphéries. Ces pratiques du regard sont particulièrement évidentes lorsque nous visitons des lieux qui nous sont encore inconnus. S’arrêter sur les manières par lesquelles nous observons une ville que nous découvrons permet de comprendre comment ce regard sélectif contribue à perpétuer des formes d’urbanisation qui en toute logique devraient nous scandaliser.
La semaine dernière, je suis allé à Saint-Pétersbourg pour participer à une conférence. J’en suis revenu trois jours plus tard. À l’aller et au retour, la même expérience de ce que normalement on regarde et de ce qu’on ne regarde pas. L’expérience de cette discipline du regard qui permet de reproduire les stéréotypes urbains. Voyons donc ce qui se présente à nous si nous ouvrons les yeux et déconnectons le pilote automatique le long du trajet entre l’aéroport et le centre-ville à Saint-Pétersbourg. Un trajet comme il y en a tant d’autres.

Une coupe dans l’histoire urbaine

En sortant de l’aéroport de Saint-Pétersbourg, on découvre un espace très plat. En voiture, le premier élément frappant le long de l’autoroute est un très grand corps de bâtiments dans les tons pastel en style vaguement néo-classique: des frontons, quelques colonnades. Un grand centre commercial apparemment. Puis nous parcourons une longue coupe historique: 45 minutes de route qui nous mènent de bâtiments encore en construction, avec leurs grues affairées, aux bâtiments du centre-ville, qui datent principalement du XVIIIe et du XIXe siècles (Saint-Pétersbourg est fondée en 1703). Au loin, on voit d’abord des grappes de grandes tours jetées dans la plaine sans ordre apparent. 30-40 étages. Des bâtiments d’habitation qui pourraient être n’importe où: en Chine, en Corée du Sud, en Asie Centrale. Mes collègues de Saint-Pétersbourg me diront d’ailleurs que les entreprises de construction chinoises sont très présentes depuis quelques années. L’agglomération attire de nombreux migrants intérieurs qui viennent de l’Est de la Russie chercher un emploi dans une ville qui a un faible taux de chômage et où le coût du logement est plus bas qu’à Moscou. Les tours en construction leurs sont principalement destinées. Plus loin en direction du centre-ville, on trouve les générations moins récentes de logements de masse, celles des années 1990 et 1980. Pendant 30 minutes, le paysage parcouru dresse le constat du dramatique échec de l’urbanisation contemporaine. Ces grappes de tour et les barres de logement qui les accompagnent sont sans centralité, d’une échelle inhumaine, dénuées d’espaces publics appropriables. Un paysage où l’on aimerait envoyer nos enthousiastes des tours et de la ville verticale en stage de survie pendant six mois, pour tester la résistance de leurs convictions. Un paysage qui engendre une tristesse infinie et une colère à l’égard des choix politiques et économiques qui le produisent. Un paysage qui remplit aussi d’empathie pour celles et ceux qui n’ont d’autre choix que d’y faire une existence.

Où est donc Saint-Pétersbourg?

Puis, on arrive à la banlieue soviétique, plus géométrique, plus grise, plus basse, faite de barres qui semblent être en carton comme les Plattenbauten d’Allemagne de l’Est, mais presque humaine en comparaison de ce qui a précédé le long de notre parcours. On s’approche du centre-ville par les grandes allées de parade du soviétisme triomphant de l’après-guerre. C’était la vitrine du réalisme socialiste avec ses palais ouvriers, comme à la Karl Marx Allee dans le Berlin-Est d’avant la chute du mur. Enfin, nous arrivons dans ce qu’il faut regarder: là où l’œil du visiteur a appris à reconnaître Saint-Pétersbourg. Les palais du XVIIIe, l’Ermitage vert pistache, la pointe dorée de la forteresse Pierre-et-Paul. Nous pénétrons dans ce grand, homogène et imposant centre historique, protégé et choyé par l’Etat russe. Ça y est: nous sommes arrivés à Saint-Pétersbourg nous dit notre mémoire visuelle, nourrie par les images de guides touristiques ou les photos de l’oncle Paul. Et avant, c’était quoi? Autre chose. Ce n’était pas Saint-Pétersbourg, c’était ce que l’architecte Rem Koolhaas appelle la “ville générique”. Et pourtant, pour la majorité de ses 5 millions d’habitants, Saint-Pétersbourg n’est pas celle que nous avons appris à regarder, mais cette grande plaine urbaine sans qualité qui se présente à nous à notre arrivée à l’aéroport. Comme Manchester et Londres au XIXe siècle, les villes contemporaines ont leur envers “invisible”, que nous ne savons pas regarder. Or, cet envers offre peu de prises à ses habitants pour pouvoir faire société. Il offre peu de raisons de se sentir citoyen d’un collectif dans lequel on aurait envie de se reconnaître. Il peut cependant continuer à proliférer grâce à l’éducation de notre regard et à sa sélectivité. Une éducation que ni les discours nationalistes et régionalistes, ni l’industrie touristique n’ont un quelconque intérêt à réformer.

La stratégie géographique de la terreur à Paris

Samedi matin, mon réveil a sonné à 6h50. Je devais parler au journal du matin sur la RTS de la tour-forêt de Chavannes. J’apprends en buvant mon café les événements de vendredi soir à Paris. Arrivé au studio, nous décidons 30 secondes avant de passer à l’antenne avec le journaliste et les chroniqueurs de parler des attentats plutôt que de la tour de Chavannes, qui elle peut attendre. Nous faisons ce que nous pouvons au pied levé pour donner un peu de sens à la tragédie (rts). Je parle notamment des lieux choisis par les terroristes et de ce qu’ils signifient. Depuis, nous en savons un peu plus. Voici donc quelques réflexions complémentaires.

Une stratégie géographique…

Dans son communiqué revendiquant les attentats, l’Etat Islamique parle de “sites soigneusement choisis au coeur de Paris”. Quels sont ces sites et que signifient-ils? Ce sont effectivement des lieux au coeur de la capitale, excepté le Stade de France dans une certaine mesure, situé au Nord, au-delà du boulevard périphérique. Mais il ne s’agit pas du coeur le plus symbolique, celui des lieux de pouvoir. Les cibles n’ont pas été l’Elysée, l’Hôtel de Ville, les Champs Elysées ou la Place des Vosges. Il s’agit du coeur ordinaire de Paris, celui des jeunes ou moins jeunes qui se retrouvent en fin de semaine sur les terrasses de café ou dans des lieux de culture. La maire de Paris, Anne Hidalgo, parlait samedi soir de cet Est de Paris où les Parisiens aiment sortir. Le Stade de France, au Nord, pendant un match de l’équipe de France, est lui un lieu de culture populaire, de brassage de populations et bien sûr un symbole aussi de la France ordinaire. Ce ne sont donc pas les lieux de l’élite politique et économique qui ont été “soigneusement choisis”, mais des lieux moins connotés du point de vue des classes sociales.

Ces sites ont été choisis parce qu’ils sont des lieux de rassemblement et que les attaques pouvaient y faire un maximum de victimes. Il faut se garder de surinterpréter, surtout à chaud, mais on peut raisonnablement penser que le message donné avec le choix de ces sites est “personne n’est à l’abri. Nous visons l’ordinaire d’une société qui sort, se parle, s’amuse, aime le sport et la culture”. Et même si ce n’est pas l’intention première des terroristes, le message reçu par la population est celui-là. On songe alors aux musiciens jouant et chantant clandestinement et au match de football où les jeunes jouent sans ballon pour braver l’interdit des islamistes dans Timbuktu, le film d’Abderrahmane Sissako. Ce qui est en jeu dans ces attentats c’est un mode de vie caractérisé par l’ouverture, la liberté et l’échange.

… et autres messages géographiques

D’autres rapprochements géographiques viennent à l’esprit lorsqu’on entend les récits de scènes de guerre. Vendredi soir, et encore maintenant dans une certaine mesure, Paris n’est plus loin des théâtres des événements du Moyen Orient. L’ampleur des attentats est analogue à ce que Bagdad connaît depuis des années. Il n’y a plus une barbarie confinée dans un lointain ailleurs et un ici qui serait à l’abri. “Nous sommes tous à Bagdad” disent aussi ces attentats d’une sauvagerie sans précédent en Europe, mais tragiquement ordinaires au Moyen Orient.

Enfin, le rapprochement le plus effrayant, c’est sans doute celui établi par le passeport syrien retrouvé sur un site d’attentat correspondant à celui d’un réfugié ayant passé au mois d’octobre par l’île de Leros en Grèce. Ce rapprochement est celui qui active dans nos esprits une relation entre les flux de réfugiés et le terrorisme. Réalité ou manipulation on ne le sait pas encore. Mais ce rapprochement est à même de fermer toutes les issues pour celles et ceux qui tentent de fuir ces mêmes terroristes. Et il vise finalement la même chose: à créer une réaction qui atteint cette ouverture, cette liberté et ce sens de l’échange qui caractérise la meilleure face de notre mode de vie. Comment répondre à ces messages sans jouer le jeu pervers de leurs auteurs, comment ne pas répéter les décisions catastrophiques de l’administration Bush après le 11 septembre 2001 qui ont contribué à faire naître l’Etat Islamique, telle est l’une des questions cruciales de ces prochains jours.

La loi du nouveau marché académique

Il est beaucoup question depuis quelques jours, dans les forums de discussion de chercheurs, d’un collègue : Stefan Grimm. Celui-ci, professeur à la faculté de médecine de l’Imperial College de Londres, s’est donné la mort l’an dernier, à 51 ans. Ce décès fait débat parce qu’il symbolise un malaise grandissant. Il est symptomatique des dérives du modèle de gestion qui tend à s’imposer ces dernières années dans les universités, et particulièrement dans celles qui visent le sommet des classements internationaux. Il est aussi symptomatique, bien entendu, de la pression croissante dans tous les secteurs de l’emploi.

Publish and perish

L’Imperial College est classé régulièrement parmi les 10 premières universités du monde. Dans une telle université, il est attendu d’un professeur comme le défunt Stefan Grimm qu’il rapporte au moins 200’000 livres sterling par année en fonds de recherche compétitifs. Il devait aussi dans l’année à venir acquérir au moins un subside de recherche en tant que requérant principal. Ayant accumulé seulement 135’000 livres en 2014, il était mis sous pression par son supérieur hiérarchique et poussé vers la sortie. Ceci, alors même que la qualité de ses publications amenait par ailleurs des fonds à l’institution, par le biais du système d’évaluation existant en Grande-Bretagne. Ceci aussi alors que les taux de succès des projets a baissé ces dernières années dans de nombreuses agences de financement de la recherche, au point qu’y obtenir un subside relève plus de la loterie que de la fameuse « excellence » constamment invoquée. Il s’agit donc dans ces paradis de l’excellence universitaire non seulement d’accumuler des publications et des citations, mais plus encore d’avoir un « chiffre d’affaires » conséquent. Dans un mail découvert après sa mort, Stefan Grimm écrit: « Ceci n’est plus une université mais un business avec un tout petit groupe au sommet de la hiérarchie qui profite (…), alors que les autres sont pressés comme des citrons pour obtenir de l’argent ».

Dans de telles institutions, la qualité est évaluée par des classements hautement discutables, mais que personne ne conteste plus, et par les montants engrangés par les chercheurs. La gestion est fréquemment confiée à des managers, qui ne connaissent pas le travail de recherche et gèrent leur institution comme une entreprise de pointe quelconque. Dans ce processus, le savoir devient une pure marchandise comptabilisée frénétiquement par l’administration et les chercheurs eux-mêmes, en termes de nombre de citations, de montants de recherche et de « facteurs d’impact » des revues où les résultats de recherche sont publiés. Les chercheurs eux, professeurs compris, sont supposés courir 12 à 15 heures par jour comme des hamsters dans leur roue, les yeux rivés sur le compteur.

Cette logique n’est pas à l’oeuvre dans toutes les universités avec la même radicalité qu’à l’Imperial College, mais tendanciellement elle semble progresser inexorablement. Dans certaines Hautes Ecoles suisses, par exemple, les « chiffres d’affaire » minimaux requis sont du même ordre de grandeur que celui demandé à Stefan Grimm. Au point que, de plus en plus, dans les conférences internationales sont organisées des sessions où des chercheurs et chercheuses, parfois psychiquement brisés par cette logique, témoignent de la pression dont ils sont l’objet et cherchent des alternatives. Les appels à une slow science constitue un exemple, imparfait mais parlant, de cette volonté croissante de faire de la science autrement (slow.science.org). Il ne s’agit pas de contester le rôle de la sélection et de la compétition dans une carrière scientifique. Il s’agit de préserver des conditions de travail vivables pour les chercheurs et de promouvoir les conditions de production de meilleures connaissances, car moins formées par la frénésie de « nouveauté » et l’impératif de rapidité.

La loi du marché

Cette évolution n’est bien sûr pas à l’oeuvre uniquement dans le monde universitaire. On la retrouve un peu partout, autant dans le secteur privé que dans le secteur public. La tragique disparition d’un professeur d’université ne fait qu’éclairer le fait que peu de secteurs et d’employés sont aujourd’hui à l’abri. Professeur d’université représente en effet ce qu’on imagine généralement comme la profession la plus protégée et la plus stable qui soit. Détrompez-vous donc: c’est en train de devenir de l’histoire. Or, les sciences sont en crise de vocations. Les sciences de la nature et de l’ingénieur, surtout, peinent à attirer les jeunes. Mais, comment, dans un tel contexte, ne pas comprendre leurs réticences. A fortiori lorsqu’il s’agit de carrières dans des disciplines où une distance critique à l’égard de la nouvelle loi du marché académique est une denrée rare. On préfère mettre constamment en évidence l’exception – la chercheuse ou le chercheur sélectionnés parmi des milliers d’autres et obtenant les crédits de recherche les plus dotés – plutôt que de réfléchir à la règle et aux dérives du système d’excellence. Pourtant, il y a fort à parier que les campagnes pour attirer les jeunes vers une carrière scientifique resteront vaines tant qu’une réflexion sérieuse ne sera pas menée et que des mesures ne seront pas prises contre ces dérives.

Dans le récent film La loi du marché de Stéphane Brizé, Vincent Lindon est un surveillant de supermarché traquant les petits larcins. Il est aussi chargé par la direction de trouver le plus petit prétexte pour renvoyer des caissières et baisser ainsi les charges du magasin. Attrapée, l’une d’entre elles se suicide dans le supermarché. Dégouté par la logique du système dont il constitue un rouage, le personnage joué par Vincent Lindon décide de partir, de quitter son emploi. Sans un mot. Comme s’il n’y avait plus aucun collectif pour penser ces processus, ni pour tenter de les réformer. Dans le monde académique, le renforcement de la tendance actuelle pourrait conduire de nombreux jeunes chercheurs prometteurs à faire de même. À tourner les talons sans un mot, pour chercher un autre avenir que celui de hamster infatigable et sous perpétuelle surveillance.


Photo: Imperial College, Londres (Kevin Judson)

Le Oui/Non, le Pour/Contre et l’essor du non-journalisme

Vous aurez remarqué comme moi que la presse et les médias font de plus en plus recours à la formule Oui/Non pour répondre à une question ou au Pour/Contre pour se positionner différemment par rapport à un phénomène quelconque (un nouveau film par exemple). Même Le Temps y sacrifie de plus en plus. Si cela peut parfois permettre au lecteur de se faire une opinion sur la base d’arguments contrastés, cette formule journalistique peut aussi facilement devenir du non journalisme à tendance populiste. Prenons pour le montrer un cas d’école dans la nouvelle formule – plutôt réussie au demeurant – du Temps, sur un sujet que je connais bien. Et tentons de reconstituer – certes avec un peu de malice… -, le travail du journaliste chargé d’un article Oui/Non. Cela se passe en trois mouvements.

Ne pas se demander à quoi l’on participe

Le cas d’école en question c’est le “débat” entre Tibère Adler à ma droite et, dans l’angle opposé du ring, Markus Haller, éditeur genevois. La question du débat est la suivante: faut-il réduire les sciences humaines? Et cela a paru dans le Temps du 10 octobre. Alors, la question d’abord: d’où vient-elle? Du Japon où le gouvernement a pris une décision dans ce sens et surtout, en Suisse, de l’UDC qui depuis quelques mois a décidé d’entrer en guerre contre les sciences humaines et sociales (SHS). Ceci au nom de la prétendue non employabilité des diplômés dans ces disciplines, mais, plus probablement, parce que celles-ci ont le mauvais goût de répondre par des faits aux mythes historiques, sociologiques ou politiques que le parti s’efforce de propager pour gagner des parts de marché électoral (voir mon article à ce sujet: “La guerre de l’UDC contre le savoir“, Le Temps, 27 août 2015).

Un journaliste d’un journal “de référence” (oui, je sais, la formule a disparu de la Une du Temps…) devrait donc se demander s’il est légitime de faire rebondir encore cette balle lancée par l’UDC dans le but justement qu’il y ait des “bonnes volontés” pour le faire. Et de ces “bonnes volontés” – naïves ou intéressées par l’audimat de l’émotion (ou les deux) -, les partis populistes ne le savent que trop bien, on en trouve toujours. Donc notre “journaliste Oui/Non” adopte cette question…. Et maintenant, comment introduire le débat en trois lignes? Eh bien en écrivant que ces disciplines “sont relativement peu porteuses sur le marché du travail”. Tiens, c’est étrange: c’est ce que dit l’UDC aussi. Or, les données de l’Office Fédéral de Statistique 2015 (citées dans mon article mentionné plus haut) montrent que c’est inexact: les diplômés en SHS connaissent en Suisse, 5 ans après leur fin d’études, un taux de chômage de 2.8% contre 3.8% pour les diplômés en sciences exactes et naturelles. Ce n’est donc pas ce que dit le prêt-à-penser populiste de l’UDC…. Notre journaliste Oui/Non n’a apparemment pas vérifié, ou peut-être a-t-il pensé que peu importe si l’argument est factuellement inexact: pourvu qu’il y ait controverse… Passons alors au deuxième mouvement: la “controverse”.

Monter un pseudo-débat

Alors, qui va-t-on prendre pour les “Pour” de ma question? se demande le journaliste. Va pour Tibère Adler, d’Avenir Suisse: il va bien dire quelque chose qui va dans ce sens. Adler dit oui et il écrit un texte de libéral modéré où il dit en substance: il faut faire des choix judicieux, concentrer les forces, créer des pôles d’excellence, etc. Bref, il ne dit pas vraiment “oui, il faut réduire les sciences humaines”, mais bon si on met OUI en grand au début de sa colonne (je parle ici de la version papier de l’article), les lecteurs ne se fatigueront pas avec les nuances et nous avons ainsi notre coin droit du ring. Une bonne chose de faite. Et à gauche? on va prendre qui ? Alors là, je dois dire que l’auteur de ces lignes sèche pour reconstituer le choix de notre journaliste préposé au Oui/Non. Markus Haller? Un éditeur certes très respectable, mais que connaît-il à la formation des étudiants en SHS et à leurs perspectives d’emploi? Enfin bon: ça tombe sur lui pour des raisons obscures. Et qu’écrit-il? Personne ne sait, car on a beau lire le texte trois fois, le faire lire à un ami: il est totalement incompréhensible, filandreux. Il ne dit ni oui, ni non. Il ne dit rien. Bon, ça ne fait rien, se dit le journaliste Oui/Non, ça ira pour les “Contre”. Et tant pis si cela amène de l’eau au moulin de ceux pour qui on ne comprend de toute manière rien aux SHS.

…et, gran finale : disparaître!

Il y a donc du travail pour cet article-“débat”: trouver le sujet, écrire un chapeau, convaincre les protagonistes de participer, leur faire dire quelque chose qui paraisse être une controverse. Ce travail de mise en scène mériterait donc une reconnaissance par la signature apposée par le journaliste, en haut, en bas de l’article, au milieu, enfin quelque part. Mais, non: rien de tel. Abracadabra: l’architecte de la page s’escamote par une trappe. David Copperfield en journaliste! Et je ne sais donc pas si j’ai eu raison dans ma reconstitution fictive de dire LE journaliste. Peut-être est-ce LA journaliste… Peut-être est-ce un robot? c’est moins cher et très moderne. Mais peu importe au fond, puisque ce type d’article ne relève pas du travail journalistique.

En effet, selon ma vision certainement terriblement conservatrice du métier, le journalisme consiste à questionner la pertinence du sujet, à le documenter, à vérifier les informations que l’on transmet et enfin à rédiger un argument en son nom, sans le déléguer à des experts de fortune (donc… à renoncer au Oui/Non). Bien sûr, le journalisme du Oui/Non est aujourd’hui monnaie courante, mais c’est précisément sa bonne et parcimonieuse utilisation que l’on attend d’un journal de qualité comme Le Temps.

L’art de faire des villes “smart”

L’idée de ville “intelligente”, qui tirerait profit au maximum des technologies de l’information, revient périodiquement dans les débats en urbanisme et dans les projets des municipalités. Depuis quelques années, elle gagne nettement en force de frappe, en raison de l’engagement massif dans ce domaine de grandes entreprises comme IBM, Cisco ou Siemens et du lancement de programmes de financements européens qui promeuvent ce que les anglophones appellent les smart cities. Même les villes suisses s’y mettent. La question qui se pose à elles est de savoir si elles vont succomber à des slogans marketing ou profiter de la critique constructive qui s’est récemment développée autour de ce modèle de développement urbain.*

L’utopie des smart cities

Savoir ce que sont véritablement les villes intelligentes est compliqué tant les définitions et les solutions varient. Toutefois, depuis que des entreprises comme IBM ont décidé d’en faire une part importante de leur activité et de promouvoir l’urbanisme smart à grands coups de campagne promotionnelle, leur définition est devenue la plus visible. Il s’agit dans cette vision d’utiliser et de produire une masse très importante de données (des big data) sur les différents aspects du fonctionnement des espaces urbains – notamment à travers toute une série de capteurs -, de rendre ces données compatibles entre elles et, enfin, de traiter ces données afin de produire des informations utilisables pour une gestion efficace de la ville. L’objectif est d’optimiser en particulier les flux urbains, par exemple la circulation automobile. Tout cela peut être parfaitement louable et sensé et existe d’ailleurs déjà sous différentes formes. Les problèmes émergent dans les modalités de mise en œuvre de telles solutions et lorsqu’on glisse vers l’utopie technologique.

Vers une autre ville intelligente

Dans la mise en œuvre d’une telle vision, les technologies précèdent souvent l’analyse du problème. C’est ce qu’on appelle le technology push: une technologie a été développée et il s’agit de l’implémenter. Or, il y a de nombreuses questions urbaines qui ne requièrent pas de solutions technologiques ou seulement des solutions low tech. Il s’agit donc de partir plutôt des problèmes, de les identifier avec des experts et des usagers pour développer des solutions adaptées. Quels sont les problèmes d’accès et de mobilité que rencontrent les personnes à mobilité réduite par exemple? Comment peut-on définir avec les usagers des mesures d’économie d’énergie en matière d’éclairage public?

Dans le modèle de la smart city promu par les grandes entreprises de télécommunication se lit aussi une utopie de l’information et de la technologie. Tout les problèmes de la ville se résoudraient par la production de données et leur analyse à l’aide des technologies et des algorithmes que ces entreprises commercialisent. En implémentant ces technologies nous entrerons, nous disent-elles, dans un meilleur des mondes urbains. Or, ce sont des connaissances pertinentes pour chaque contexte, produites avec les acteurs concernés qui vont permettre d’améliorer la vie urbaine plutôt qu’une accumulation de données et de technologies. Il s’agit, en d’autres termes, de développer une “autre ville intelligente”: intensive en connaissances plutôt qu’intensive en technologie.** Une ville intelligente où les technologies peuvent être mises en œuvre de façon pertinente et durable plutôt que de devenir des gadgets à l’utilité discutable et très vites démodés. Espérons que les villes suisses qui veulent s’engager dans la voie de la ville intelligente trouveront un art à elles d’être smart, d’être novatrices plus que suiveuses.

* Söderström, O., Paasche, T. and Klauser, F. (2014) Smart Cities as Corporate Storytelling, City, VOL. 18, NO. 3, 307–320.

** Söderström, O. (2016, à paraître) From a technology-intensive to a knowledge-intensive smart urbanism, A. Brück et al. (eds.) Beware of Smart People! redefining the Smart City Paradigm Towards Inclusive Urbanism, Berlin, TU Verlag.

Les deux textes peuvent être lus ici: https://unine.academia.edu/OlaS%C3%B6derstr%C3%B6m.

 


Photo: Amsterdam: éclairage public réglé sur le flux de piétons. Crédit: Massimo Catarinella, CC.

Faut-il vraiment parquer l’innovation?

L’arrêté fédéral concernant le parc national de l’innovation (PNI) vient d’être accepté par le Parlement. Le PNI vise à attirer des entreprises multinationales et à les mettre en réseau avec les laboratoires des Hautes Ecoles pour stimuler l’innovation. Il se distingue des technoparcs qui sont des incubateurs de start-ups, grâce à la mise à disposition de bâtiments – souvent à proximité eux aussi des Hautes Ecoles – et de conseils aux entrepreneurs. Dans les deux cas, l’idée de base c’est que la proximité géographique d’entrepreneurs et de chercheurs sera source d’innovation et de création d’entreprises.

On peut se demander cependant si cette recette n’est pas trop dominante et trop simple. Les innovations et les innovateurs sont divers: ce qui fonctionne pour une technologie médicale ne fonctionne pas forcément pour une nouvelle plate-forme de réseau social. Ne faudrait-il pas, plutôt que de reproduire un peu partout le modèle du parc de l’innovation, promouvoir des lieux d’innovation diversifiés, adaptés à différents types d’innovation? Ne faudrait-il pas en particulier mieux prendre en compte le fait que la ville en soi est un milieu favorisant l’innovation et que beaucoup d’innovateurs seraient dans un milieu favorable si elles/ils étaient au cœur des villes?

Marseille: un centre-ville très diversifié
Marseille: un centre-ville très diversifié

Les villes comme milieux innovateurs

Plus on concentre dans un même espace des personnes diverses du point de vue de leurs professions et de leurs connaissances, plus les contacts possibles entre des mondes différents, générateurs d’innovation, sont multipliés. C’est sur la base de ce constat simple que des spécialistes des villes pensent par exemple que les villes ont historiquement inventé l’agriculture plutôt que l’inverse*. Le plaisir et la stimulation de la diversité est ce qui fait des villes des milieux attractifs. À Londres, de nombreuses start-ups recherchent ainsi les quartiers les plus vivants et les plus divers du point de vue de leur population pour s’implanter, plutôt que des zones qui sont des parcs officiels ou officieux d’innovation. Ces derniers sont en effet souvent des lieux “lisses” de l’entre-soi.

Or, pour innover, il faut être en contact avec des chercheurs et d’autres entrepreneurs, mais aussi avec des usagers multiples. Il faut pouvoir observer des modes de vie différents et imaginer ce qui correspond à des besoins ou des désirs nouveaux. La politique publique de l’innovation gagnerait donc à être à l’écoute des besoins différents des petites entreprises et des start-ups pour leur offrir plus fréquemment des possibilités d’implantation dans les friches ou autres “dents creuses” des villes. L’écosystème de l’innovation est plus complexe que la politique des parcs et les innovateurs ne se laissent pas tous facilement garer dans une place préétablie.

* Référence: Taylor, P. J.2012. “Extraordinary Cities: Early ‘City‐ness’ and the Origins of Agriculture and States”. International Journal of Urban and Regional Research, 36(3), 415-447.

 

Les réfugiés et le pouvoir des villes

Ada Colau, la récemment élue maire Podemos de Barcelone, a fait le 4 septembre un discours remarqué sur l’accueil des réfugiés. Elle s’est adressée aux réfugiés en leur disant “vous êtes les bienvenus: notre maison est votre maison”. En cela, elle exprime la politique de son parti en faveur des plus démunis. Mais, elle a aussi dit autre chose qui a été moins remarqué: “Pendant que les Etats cherchent des excuses, nous les villes, nous nous sommes organisées. En quelques jours, nous avons mis en place un réseau auquel viennent se joindre des centaines de villes”.

Autrement dit, la politique internationale n’est pas seulement l’affaire de l’Etat, espagnol en l’occurrence, mais aussi des villes. Seules et en réseau, les villes sont une force politique. Cette affirmation d’autonomie et de force à l’égard du gouvernement central témoigne de la montée en puissance des villes. Ce phénomène n’est pas toujours perçu, tant nous avons été habitués à penser la politique – et à plus forte raison la politique internationale – comme une affaire d’Etats. Angela s’entend ou pas avec François, David avec Barack…

Le progressisme des villes

Or, les villes sont des lieux clés aujourd’hui. Elles rassemblent des centres de décision économiques et politiques. Ceci n’est pas nouveau. Ce qui l’est d’avantage, c’est la réaffirmation de leur pouvoir politique et de leur autonomie. Il s’agit d’une ré-affirmation puisqu’avant le 17e siècle et la formation des Etats-Nation, les réseaux de villes – pensez à la Ligue hanséatique – étaient puissants. La prise de parole d’Ada Colau rend visible une autre face de ce pouvoir, qui est le pouvoir de solidarité. Il existe en effet aujourd’hui de nombreux réseaux de villes qui ne sont pas orientés uniquement vers la croissance économique, mais vers d’autres fins: la qualité environnementale, le commerce équitable ou l’accueil des réfugiés. Non seulement les villes sont une force politique plus affirmée, mais souvent plus progressiste aussi.

Rares sont les études sur ce sujet, mais on peut penser que cela est dû à la plus grande proximité avec les citoyens et le fait que les problèmes sont abordés de façon souvent plus concrète à l’échelle d’une ville. Ainsi, Ada Colau a lu lors de son intervention des lettres d’habitants – reçues en nombre à l’Hôtel de Ville-, qui offraient du temps et des chambres pour accueillir des réfugiés. Quand la maire de Barcelone évoque le pouvoir des villes, elle ne fait donc pas un simple effet de manche. Elle montre qu’il faut considérer les lieux du pouvoir politique aujourd’hui comme plus nombreux et plus diversifiés que nous les voyons à travers nos vieilles oeillères étatistes.