Bénédiction de technologie

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23 octobre 2015 (Marseille, France). Une affiche rencontrée l’an passé dans une échoppe marseillaise et qui nous propose rien moins qu’une bénédiction de différents terminaux numériques. Quelques recherches sur le Web montrent que tout cela s’est déroulé à Nice. Et c’est sous l’égide de Saint Gabriel, qui n’est autre que le patron des transmissions; à rajouter au panthéon des saints qui semblent avoir prise sur les objets numériques, avec Saint Isidore de Séville, le Saint patron des internautes des informaticiens. Si les objets techniques peuvent être bénis, il semble également que l’acte lui-même puisse être effectué par smartphone, comme le montre ce cas récent de benediction à distance par le pape François.

A chaque app sa gestuelle

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3 septembre 2015 (Genève, Suisse).
Comme on peut le lire dans cet article du New York Review of Books, à chaque app correspond une gestuelle bien caractéristique:

The most successful mobile apps create distinctive, repetitive hand movements, like swiping on Tinder (left to reject), double-tapping on Instagram (to indicate approval), pressing down to view imploding doodles on Snapchat, and stroking down to catapult angry birds on Angry Birds.

Fait classique en anthropologie, un objet tel que le smartphone, est incorporé/ à la fois par imitation et éducation. Ces “techniques du corps” – les différents gestes du doigts cités ci-dessus – en sont un bon exemple. L’individu fait corps avec le terminal, de la même manière que le cycliste avec son vélo. A chaque époque son incorporation!

Le bluetooth du cyclotaxi cubain

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21 juillet 2015 (Trinidad, Cuba). A peine installé sur ce cyclotaxi cubain, son conducteur manifestement borgne sort son iPhone, et fait toutes sortes de contorsions pour lancer un morceau de musique diffusé via les enceintes bluetooth; lesquelles sont attachées avec un ruban de scotch sur le plafonnier du cyclotaxi. Pendant tout le trajet, le conducteur, ruissellant de sueur, tient le smartphone de la main droite, changeant deux fois de morceaux sur un parcours aussi court que chaotique, avec une chaleur de plomb, le poids des passagers et de leur bagages. L’outil semble pour lui aussi important pour l’ambiance musicale qu’il projette dans son véhicule de fortune, que pour appeler rapidement un comparse à qui demander comment aller à l’adresse que nous lui avons fourni.

Un téléphone nommé Johnnie

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Paris, Novembre 2011. Un téléphone muni d’une étiquette indiquant son nom. Sa propriétaire m’indique couramment nommer les différents objets qu’elle utilise régulièrement. Elle peut ainsi faire référence à la présence ou l’absence de son “Johnnie” dans différentes conversations (“Je n’ai pas pu te joindre, j’avais laissé Johnnie à l’appart'”)

Sans nécessairement voir ici une forme d’animisme, ces pratiques de dénomination sont courante en informatique. On parle alors de “nommage”, un néologisme qui désigne l’attribution de noms uniques à des entités de réseau (poste ordinateur, imprimante, routeur…) ou à des utilisateurs. Si les termes choisis sont en général très codifiés suivant des nomenclatures normés, on voit de temps de temps des exceptions, comme dans le cas de cette imprimante répondant au doux nom de “Céline” rencontrée dans une école d’art parisienne. Là encore, la dimension fonctionnelle semble privilégiée (“Tu peux me prendre mon impression chez Céline quand tu reviens de ta pause?”).

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Des films ruinés par le mobile

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Période cannoise oblige, parlons de cinéma. Mais au lieu de se demander comment le numérique, ses interfaces et ses tuyaux pourraient révolutionner le septième art, regardons la place du téléphone mobile dans les films. À ce sujet, le philosophe italien Maurizio Ferraris observait, il y a une dizaine d’années, que “l’absence de [téléphone] mobile rendait possibles des situations de suspense extrême, parce qu’un personnage ne pouvait prévenir l’autre de quelque fait décisif.” Dans son ouvrage au titre sec de “T’es où?”, dans lequel il s’interroge sur le portable, il décortiquait ainsi comment des objets techniques auraient pu ruiner des scènes cinématographiques.

Pour Ferraris, Indiana Jones – Les aventuriers de l’Arche perdue plus précisément – nous offre un cas d’école, avec la scène de combat entre Indy et un costaud armé d’un cimeterre. Lequel, après une impressionnante démonstration de force se fait tout simplement abattre à coup de pistolet. Ferraris se sert de ce cas pour indiquer en quoi un objet technique peut venir modifier un récit, et faire paraitre des situations nouvelles totalement absurdes. Il se demande ensuite comment un objet technique contemporain, tel que le téléphone mobile, pourrait infléchir toutes sortes de scènes. Il cite en particulier la façon dont un échange téléphonique aurait pu infléchir la scène finale de Docteur Jivago… dans lequel (feu) Omar Sharif aurait pu finalement rejoindre sa Lara.

C’est d’ailleurs un raisonnement assez courant aujourd’hui. L’écrivain Sud-Africain John Coetzee, dans un échange épistolaire avec Paul Auster, s’interrogeait ainsi plus largement sur la place du mobile dans la narration :

“The presence/absence of mobile phones in one’s fictional worlds is going to be, I suspect, no trivial matter. Because so much of the mechanics of novel writing, past and present, is taken up with making information available to characters or keeping it from them, with getting people together in the same room or holding them apart. If, all of a sudden, everyone has access to more or less everyone else – electronic access, that is – what becomes of all that plotting?”

Ce questionnement, aussi léger soit-il, ne se cantonne pas aux réflexions d’écrivains, puisque j’ai pu entendre des considérations similaires dans une étude en cours sur les usages du smartphone. Dans une version plus pragmatique, il s’agit par exemple de proposer une relecture du cinéma en se demandant comment des films et des scènes mythiques aurait bénéficié ou aurait été “ruiné” par les usages du téléphone mobile dans ses différentes incarnations. Dans quelle mesure Forest Gump aurait bénéficié d’un mobile ? Qu’aurait fait Tony Montana avec un smartphone ? Et Chaoz? Comment un iPhone aurait-il pu changer le déroulement de Retour vers le Futur ?

À tel point que j’ai même vu certains chercher à donner un nom à cette pratique (une uchronie cellulaire? une mobuchronie ?). S’il s’agit d’un sujet de conversation jouissif et amusant, d’une belle matière à conversation pour l’apéro, c’est aussi une forme légère de réflexivité par rapport à nos pratiques; une perspective curieuse pour saisir la place occupée par un tel objet technique au quotidien. Il faudrait se pencher sur ces diverses questions, proposer une relecture du cinéma en se demandant comment des films et des scènes mythiques aurait bénéficié ou aurait été “ruiné” (d’où le titre) par les usages du téléphone mobile dans ses différentes incarnations. Cela dresserait une sociologie fascinante de cet objet technique.

Äppärät-reverie : le nez dans le smartphone

Dans son roman “Super Sad True Love“, l’écrivain étasunien Gary Shteyngart utilise le terme “äppärät” pour faire référence à une sorte de smartphone/tablette d’un futur proche, caricature de ce que sont nos terminaux mobiles d’aujourd’hui. Dans cette comédie d’anticipation – il s’agit d’un mélange de ces deux genres – l’auteur semble prendre un plaisir tout particulier à décrire comme cet appareil bourdonne, produit de sons étranges comme s’il était en train de réfléchir, et semble globalement faire l’objet d’un culte invraisemblable.

En parlant d’une des protagonistes qui a le regard continuellement vissé dans cet appareil, il a cette formule fascinante “d’äppärät reverie” (“Shu descended into another äppärät reverie“). Dans son roman an anglais, Shteyngart utilise ce terme pour décrire l’expression faciale si spécifique et révélatrice de l’usage du smartphone. Le mariage d’un terme aux sonorités vaguement germaniques et le “reverie” anglais, provenant du français, est une manière originale de davantage décrire l’état mental de la personne utilisant l’appareil que la déformation du visage qu’il entraine (pencher la tête vers le bas).

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Cette expression du visage, cette posture, on la connait tous. On l’observe quotidiennement lorsque l’on est entouré d’usagers de téléphones mobiles, dans les rues, dans les transports publics, sur un quai de gare, voire à la maison. Comme la cycliste suédoise arrêtée en plein carrefour dans l’image ci-dessus prise à Stockholm il y a quelques mois, le nez plongé dans l’appareil. Elle est au fond un peu ici, un peu ailleurs.

Moins ostentatoire que le fait d’imposer une conversation téléphonique bruyante à l’entourage, la contemplation de l’écran du terminal est une manière de s’extraire de l’espace partagé. De ce point de vue, l’äppärät reverie est une manière éventuellement  plus poétique de parler de ce que l’on nomme ailleurs “iHunch” ou, plus prosaïquement,  “Smartphone Face”; un terme décrit par le Urban Dictionary de la manière suivante :

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Ce comportement – cette manière de s’extraire de l'”être ensemble” d’un espace partagé – fait débat. Comme le prouvent différents ouvrages parus ces derniers temps, avec en particulier ceux de la psychologue Sherry Turkle. Dans “Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other” et dans le livre suivant, cette dernière indique comment les usages compulsifs du smartphone “mettent en péril les bienfaits d’une certaine solitude, nécessaire à la construction de soi”. Si son travail est discuté et discutable, son propos rencontre un certain écho chez les “partisans de la déconnexion“. Dans le même ordre d’idée, on retrouve ces arguments chez le sociologue français David Le Breton récemment interviewé dans les colonnes du Temps . Lequel expliquait pourquoi le besoin de nous effacer était aussi urgent que vital “dans un monde de contrôle, de vitesse, de performance, d’apparences”. Le Breton décrivait ainsi l’importance d’activités telles que la méditation, la marche, le jardinage, voire la lecture. L’entretien stigmatisait également les technologies de l’information et de la communication, en soulignant la manière dont celles-ci sont une des causes du sentiment d’accélération et du besoin de disparaitre.

Autrement dit, chez Turkle et Le Breton, il n’y aurait pas de rêverie dans “l’äppärät-reverie”, point de vitale disparition de soi avec un smartphone. Or, si ces propos ne sont pas forcément absurdes dans certains cas, ils manquent de nuance. Pourquoi le jardinage à la truelle, ou la lecture reposante d’un polar relèveraient-ils d’une solitude constructive, alors que se plonger dans un tumblr ou un blog serait de la pure compulsion ? Par ailleurs, mes propres entretiens avec des utilisateurs d’un jeu tel que Candy Crush (qui ne m’intéresse personnellement guère) m’ont montré que le choix d’y jouer relevait justement d’une envie de s’extraire du contexte environnant, de se laisser aller à des actions certes répétitives, mais qui offrent un sas entre le travail et le domicile. Et, au fond, est-ce que l’on peut jardiner dans les transports en commun ? Il est ainsi difficile d’opposer des activités qui ne sont pas toujours interchangeables. Suivant qui l’on est, nos activités professionnelles ou notre lieu de vie par exemple, l’influence des usages de ces dispositifs ne sera pas la même.

De plus, lorsque l’on lit Le Breton en particulier, on a vite l’impression d’une méconnaissance de qui fait la complexité des interactions avec le smartphone. Quand celui-ci indique que “les touristes pianotent en permanence sur leur portable pour dire à leurs proches «c’est génial»”, on se demande s’il est allé regarder les écrans en question, s’il est allé échanger avec lesdits touristes. Sans conteste, de multiples voyageurs se comporteront de cette manière (avec des propos peut-être proches de ceux envoyés sur les cartes postales ou échangés dans les cabines de téléphones auparavant), mais est-ce qu’il n’y a pas d’autres usages lorsque l’on est en voyage ? Entre la prise de vues qui ne sont pas toutes des selfies, la consultation d’informations historiques, les utilisations du smartphone sont variées. Le Breton qui critique le fait qu’il n’y ait “plus besoin de journal intime” devrait se plonger dans certains de ces appareils pour voir surgir toutes sortes d’assemblages de notes, d’enregistrements audio, voire de dessins.

Alors certes tous les usagers de mobile ne font pas cela, mais c’est du coup une autre question qu’il faut aborder. Plutôt que de rejeter cet objet technique en bloc, il serait plus pertinent de s’interroger sur comment leurs usages influent sur le voyage, l’amitié, l’empathie, les manières de converser; tout en se demandant pour qui et dans quels contextes ces changements sont problématiques. Sans tomber dans le simplisme en prônant l’utilisation d’applications smartphone de relaxation, il serait plus intéressant d’échanger avec les usagers d’äppärät pour saisir comment suivant les contextes, les moments de la journée, les fonctionnalités utilisées, le numérique est perçu comme tantôt libérateur, tantôt énervant, tantôt amusant, tantôt insupportable. Et de comprendre que leur rêverie n’est peut-être pas celle de ces chercheurs.