Téléprésence à l’école

24 octobre 2016, Milan (Italie). Une situation pédagogique classique dans mes activités d’enseignement : dans les travaux de groupe, il arrive fréquemment qu’un(e) des participant(e)s ne puisse être présent. Le smartphone, comme ici posé sur la table, un peu surélevé (pour donner un effet de présence ?) fait office de lien de communication, et matérialise la collègue distante. Une communication audio qui par moment se voit “augmentée” de l’image animée via l’app Facetime. Le terminal est posé sur la table, au milieu du bazar d’objets; il est à la fois très central mais finalement discret dans la salle.

Une situation intéressante à comparer aux prévisions de la fin du XXème siècle concernant cette fameuse “téléprésence” (“présence à distance”). Ce ne sont pour le moment pas les casques de réalité virtuelle qui permettent ce genre de collaboration (et ce n’est pas près de l’être au vu des différences saisissante dans les statistiques de possession des terminaux), mais bien le téléphone mobile, boite à outil polyvalente pour tout un chacun.

Le paradoxe de la caméra

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23 octobre 2016, Evian (France). S’il est permis de scanner un marqueur visuel QR avec son smartphone, le fait de photographier les objets présents dans ce magasin est rigoureusement interdit. Mais comment s’assurer que les passants respectent bien cette consigne quand les apparences relatives à ces deux actions sont franchement similaires ?

Seuls des détails connus du seul usager – l’utilisation d’une app ou un autre, et les algorithmes qui les composent – reflètent les nuances du smartphone, devenu objet à tout faire/couteau suisse contemporain… Alors que la lecture d’un livre, la prise de photo, la consultation du courrier papier ou de l’agenda relève d’une gestuelle variée, le smartphone vient combiner toutes ces fonctions dans un minimum de mouvement. À tel point qu’un observateur extérieur a du mal à les distinguer.

Bénédiction de technologie

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23 octobre 2015 (Marseille, France). Une affiche rencontrée l’an passé dans une échoppe marseillaise et qui nous propose rien moins qu’une bénédiction de différents terminaux numériques. Quelques recherches sur le Web montrent que tout cela s’est déroulé à Nice. Et c’est sous l’égide de Saint Gabriel, qui n’est autre que le patron des transmissions; à rajouter au panthéon des saints qui semblent avoir prise sur les objets numériques, avec Saint Isidore de Séville, le Saint patron des internautes des informaticiens. Si les objets techniques peuvent être bénis, il semble également que l’acte lui-même puisse être effectué par smartphone, comme le montre ce cas récent de benediction à distance par le pape François.

Dématerialisation des Supercards

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Septembre 2016. La Supercard d’antan de la Coop est maintenant à son tour “dématérialisée” – terme consacré pour décrire le passage en version numérique. Avec cette transposition sur l’écran du smartphone, c’est toute la gestuelle du passage en caisse qui se voit modifiée, le terminal est maintenant tendu vers un lecteur, à la manière des contrôles CFF dans le train, ou à l’aéroport. L’oeil robotique scanne le code et fait un bip de validation pour indiquer la fin de la transaction. Voilà un de ses “curious rituals” au coeur de notre vie quotidienne… jusqu’à la prochaine évolution, qui consistera à simplement passer l’appareil proche d’un borne. L’oeil machinique sera alors remplacé par un lecteur d'”étiquettes à radiofréquence” (RFID) – ce qui est en fait déjà le cas avec les lecteurs Twint – opérant sur des longueurs d’onde imperceptibles pour les usagers alentours.

Le pyjama connecté

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13 septembre 2014, Paris (France). Une photographie d’une annonce d’il y a deux ans, mais qui semble toujours d’actualité. La frénésie des objets connectés se traduit par de multiples produits aussi fascinants les uns que les autres. Dans le cas présent, une marque de vêtement française propose ni plus ni moins que “scanner sur l’étiquette du vêtement un QR code, qui lui permet de télécharger l’une des nouvelles littéraires écrites par six auteurs français.” Repassant il y a quelques jours devant ledit magasin, je me suis rendu compte que “l’expérience n’a pas été renouvelée” comme on me l’a indiqué. Reste du coup cette photo et notre imagination pour nous représenter les usagers de smartphone en train de consciencieusement faire passer leur pyjama devant la caméra de l’appareil.

A chaque app sa gestuelle

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3 septembre 2015 (Genève, Suisse).
Comme on peut le lire dans cet article du New York Review of Books, à chaque app correspond une gestuelle bien caractéristique:

The most successful mobile apps create distinctive, repetitive hand movements, like swiping on Tinder (left to reject), double-tapping on Instagram (to indicate approval), pressing down to view imploding doodles on Snapchat, and stroking down to catapult angry birds on Angry Birds.

Fait classique en anthropologie, un objet tel que le smartphone, est incorporé/ à la fois par imitation et éducation. Ces “techniques du corps” – les différents gestes du doigts cités ci-dessus – en sont un bon exemple. L’individu fait corps avec le terminal, de la même manière que le cycliste avec son vélo. A chaque époque son incorporation!

Le bluetooth du cyclotaxi cubain

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21 juillet 2015 (Trinidad, Cuba). A peine installé sur ce cyclotaxi cubain, son conducteur manifestement borgne sort son iPhone, et fait toutes sortes de contorsions pour lancer un morceau de musique diffusé via les enceintes bluetooth; lesquelles sont attachées avec un ruban de scotch sur le plafonnier du cyclotaxi. Pendant tout le trajet, le conducteur, ruissellant de sueur, tient le smartphone de la main droite, changeant deux fois de morceaux sur un parcours aussi court que chaotique, avec une chaleur de plomb, le poids des passagers et de leur bagages. L’outil semble pour lui aussi important pour l’ambiance musicale qu’il projette dans son véhicule de fortune, que pour appeler rapidement un comparse à qui demander comment aller à l’adresse que nous lui avons fourni.

Un téléphone nommé Johnnie

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Paris, Novembre 2011. Un téléphone muni d’une étiquette indiquant son nom. Sa propriétaire m’indique couramment nommer les différents objets qu’elle utilise régulièrement. Elle peut ainsi faire référence à la présence ou l’absence de son “Johnnie” dans différentes conversations (“Je n’ai pas pu te joindre, j’avais laissé Johnnie à l’appart'”)

Sans nécessairement voir ici une forme d’animisme, ces pratiques de dénomination sont courante en informatique. On parle alors de “nommage”, un néologisme qui désigne l’attribution de noms uniques à des entités de réseau (poste ordinateur, imprimante, routeur…) ou à des utilisateurs. Si les termes choisis sont en général très codifiés suivant des nomenclatures normés, on voit de temps de temps des exceptions, comme dans le cas de cette imprimante répondant au doux nom de “Céline” rencontrée dans une école d’art parisienne. Là encore, la dimension fonctionnelle semble privilégiée (“Tu peux me prendre mon impression chez Céline quand tu reviens de ta pause?”).

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Des films ruinés par le mobile

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Période cannoise oblige, parlons de cinéma. Mais au lieu de se demander comment le numérique, ses interfaces et ses tuyaux pourraient révolutionner le septième art, regardons la place du téléphone mobile dans les films. À ce sujet, le philosophe italien Maurizio Ferraris observait, il y a une dizaine d’années, que “l’absence de [téléphone] mobile rendait possibles des situations de suspense extrême, parce qu’un personnage ne pouvait prévenir l’autre de quelque fait décisif.” Dans son ouvrage au titre sec de “T’es où?”, dans lequel il s’interroge sur le portable, il décortiquait ainsi comment des objets techniques auraient pu ruiner des scènes cinématographiques.

Pour Ferraris, Indiana Jones – Les aventuriers de l’Arche perdue plus précisément – nous offre un cas d’école, avec la scène de combat entre Indy et un costaud armé d’un cimeterre. Lequel, après une impressionnante démonstration de force se fait tout simplement abattre à coup de pistolet. Ferraris se sert de ce cas pour indiquer en quoi un objet technique peut venir modifier un récit, et faire paraitre des situations nouvelles totalement absurdes. Il se demande ensuite comment un objet technique contemporain, tel que le téléphone mobile, pourrait infléchir toutes sortes de scènes. Il cite en particulier la façon dont un échange téléphonique aurait pu infléchir la scène finale de Docteur Jivago… dans lequel (feu) Omar Sharif aurait pu finalement rejoindre sa Lara.

C’est d’ailleurs un raisonnement assez courant aujourd’hui. L’écrivain Sud-Africain John Coetzee, dans un échange épistolaire avec Paul Auster, s’interrogeait ainsi plus largement sur la place du mobile dans la narration :

“The presence/absence of mobile phones in one’s fictional worlds is going to be, I suspect, no trivial matter. Because so much of the mechanics of novel writing, past and present, is taken up with making information available to characters or keeping it from them, with getting people together in the same room or holding them apart. If, all of a sudden, everyone has access to more or less everyone else – electronic access, that is – what becomes of all that plotting?”

Ce questionnement, aussi léger soit-il, ne se cantonne pas aux réflexions d’écrivains, puisque j’ai pu entendre des considérations similaires dans une étude en cours sur les usages du smartphone. Dans une version plus pragmatique, il s’agit par exemple de proposer une relecture du cinéma en se demandant comment des films et des scènes mythiques aurait bénéficié ou aurait été “ruiné” par les usages du téléphone mobile dans ses différentes incarnations. Dans quelle mesure Forest Gump aurait bénéficié d’un mobile ? Qu’aurait fait Tony Montana avec un smartphone ? Et Chaoz? Comment un iPhone aurait-il pu changer le déroulement de Retour vers le Futur ?

À tel point que j’ai même vu certains chercher à donner un nom à cette pratique (une uchronie cellulaire? une mobuchronie ?). S’il s’agit d’un sujet de conversation jouissif et amusant, d’une belle matière à conversation pour l’apéro, c’est aussi une forme légère de réflexivité par rapport à nos pratiques; une perspective curieuse pour saisir la place occupée par un tel objet technique au quotidien. Il faudrait se pencher sur ces diverses questions, proposer une relecture du cinéma en se demandant comment des films et des scènes mythiques aurait bénéficié ou aurait été “ruiné” (d’où le titre) par les usages du téléphone mobile dans ses différentes incarnations. Cela dresserait une sociologie fascinante de cet objet technique.