Des contraceptifs et des poissons

La plupart d’entre vous ont entendu parlé du changement de sexe des poissons dû à la pilule contraceptive.

Mais qu’en est-il réellement? Est-ce que la pilule peut influencer le développement des poissons et par-là même leur reproduction?

La plupart des pilules contraceptives contiennent de l’ethynylestradiol, un composé similaire à l’estradiol, une hormone sexuelle féminine naturelle, importante pour la fertilité des femmes. Lors de la prise de la pilule, l’ethynylestardiol est absorbé par l’organisme, en partie transformé, puis éliminé, notamment via l’urine. La substance rejoint ainsi le réseau d’eaux usées via les toilettes, puis la station d’épuration. Or ces ouvrages, efficaces pour éliminer la matière organique, l’azote et le phosphore, ne sont pas conçus pour dégrader les substances chimique de synthèse. L’ethynylestradiol continue ainsi sont chemin vers les rivières et les lacs via les effluents de la station d’épuration.

Le premier groupe de recherche a avoir mis en évidence les effets induits par l’ethylnylestradiol dans l’environnement est l’équipe du Prof. Sumpter, au Brunel University à Londres. Ayant exposé des poissons à ce composé, ils se sont rendus compte que des concentrations très faibles, de l’ordre du ng/l*, empêchaient le développement de caractéristiques mâles chez les poissons de sexe masculin. Ainsi, le ratio mâles/femelles après 56 jours était de 50/50 chez les individus non exposés, alors qu’il était de 5/84 pour les individus exposés à une concentration de 4 ng/l, soit 17 fois plus de femelles. A cette même concentration, les mâles n’avaient pas développé de testicules après 172 jours.

De manière très intéressante, le Professeur Sumpter nous racontait, lors d’une conférence, qu’il avait dû soumettre son premier papier à plus de 3 journaux scientifiques avant qu’il ne soit accepté. Lui-même était persuadé qu’il tenait là des résultats majeurs, mais le monde scientifique n’était pas prêt à les entendre. L’avenir lui a cependant donné raison.

Pourquoi l’ethynylestradiol est-il si puissant?

Il faut savoir que ce composé synthétique est 10x plus actif que l’hormone naturelle féminine estradiol. Il a été développé dans ce but puisqu’il s’agit d’un composé “médicamenteux” dont on veut minimiser la dose à absorber. Sur les poissons, il est donc également bien plus toxique que l’hormone naturelle. Mais surtout il se dégrade moins facilement et donc reste actif plus longtemps.

En 2007, des chercheurs américains se sont lancé dans une expérience grandeur nature, certes discutable, mais qui a eu le mérite de montrer clairement les effets de l’ethynylestradiol sur les poissons.

Pendant 3 ans, ils ont ajouté 3x par semaine de l’ethynylestradiol dans un lac pour maintenir une concentration de 5 à 6 ng/l. Ils ont observés les populations de poissons pendant ces 3 ans, puis pendant encore 4 années supplémentaires. Comme ils le soulignent: cette exposition à amener à une féminisation des poissons mâles, à une baisse drastique de la reproduction et à une quasi extinction de la population de poissons.

Ces expériences ont un mérite. Elles ont fait prendre consciences aux scientifiques, mais également aux gestionnaires de l’environnement, que certaines substances chimiques de synthèse avaient des effets à des concentrations extrêmement faibles. L’ethynylestradiol en est un exemple, mais il y en a d’autres.

Dans notre laboratoire, nous avons par exemple testé un autre composé médicamenteux ayant des effets hormonaux, le tamoxifen, utilisé dans les traitements du cancer du sein chez la femme. Nous avons ainsi montré que des concentrations de l’ordre de quelques ng/l engendraient des effets sur des microcrustacés, les daphnies. Ces organismes n’étaient plus capables de produire des bébés viables.

Donc que faire pour limiter ces substances dans l’environnement, et donc le risque qu’elles représentent?

Dans le cas présent, il est clair pour moi que l’idée n’est pas d’interdire ces composés. La pilule contraceptive a permis aux femmes de gagner une certaine liberté en leur permettant de contrôler leur fertilité. Et que dire du droit d’être soigné par des médicaments efficaces comme le tamoxifen?

Non, dans ce cas, il s’agit d’agir pour limiter l’entrée de ces substances dans l’environnement. Par exemple en améliorant les traitements dans les stations d’épuration. C’est ce qui va être mis en place en Suisse dans les prochaines années. Et si cela ne résout pas complètement le problème (il y aura encore des rejets d’eaux non traitées dans le milieu naturel, j’y reviendrai), c’est une étape vers une amélioration de la qualité des eaux et une meilleure protection des écosystèmes, et donc des populations piscicoles.

A noter encore que je ne connais pas, en Suisse, de cas de changements de sexe observés chez les poissons dus à l’ethynylestradiol. Les seuls cas répertoriés de malformations des gonades chez les poissons mâles l’ont été sur les Corégones pêchés dans le lac de Thoune. Les études menées à l’Université de Berne à la fin des années 2000 montraient que ces malformations n’étaient certainement pas dues aux substances chimique ayant des effets hormonaux, mais plutôt à la nourriture et aux types d’algues absorbées par les poissons. Expliquer des effets observés dans l’environnement sur les espèces est complexe…

* Un ng/l représente 1 grain de sucre dilué dans une piscine olympique

 

Références:

Länge R. 2001. Effects of the synthetic estrogen 17 alpha-ethinylestradiol on the life-cycle of the fathead minnow (Pimephales promelas). Environmental Toxicology and Chemistry 20: 1216-27.

Kidd et al. 2007. Collapse of fish population after exposure to a synthetic estrogen. PNAS 104: 8897-8901.

Borgatta M et al. 2015. The anticancer drug metabolites endoxifen and 4-hydroxy-tamoxifen induce toxic effects on Daphnia pulex in a two-generation study. Science of the Total Environment 520: 323-340.

Kipfer S. 2008. Gonadenveränderungen bei Thunersee – Felchen (Coregonus spp.) – eine Folge von endokrin aktiven Substanzen? Institut für Tierpathologie der Vetsuisse Fakultät Universität Bern.

Nathalie Chèvre

Nathalie Chèvre est maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Ecotoxicologue, elle travaille depuis plus de 15 ans sur le risque que présentent les substances chimiques (pesticides, médicaments,...) pour l'environnement.