« Ne nous enterrez pas ! »

“Non à la mobilisation, non à l’enterrement”

Cette image avec un slogan bouleversant est apparue mercredi, peu après l’annonce par le président Poutine d’une « mobilisation partielle ». J’espérais pouvoir en parler le jour même sur le plateau de la RTS, mais l’image n’était pas d’assez bonne résolution, le délai était trop court et il n’y a avait pas assez de temps pour en parler à l’antenne. Il n’y a jamais assez de temps à la télévision ! Alors je me rattrape ici.

Je tiens à vous expliquer de quoi il s’agit car ce court slogan, lancé par le mouvement de la jeunesse russe « Vesna » (« Le Printemps ») contient un élément important pour la compréhension de la situation. Vous voyez, il suffit de remplacer une seule lettre pour que le sens change radicalement : le « Non à la mobilisation » devient le « Non à la mogilisation », du mot « mogila », la tombe. « Ne nous enterrez pas ! », réclament ainsi les jeunes Russes non contaminés par le virus du patriotisme agressif et sourds aux menaces à peine camouflées du président qui, dans son discours de 14 minutes, a une fois de plus indiqué que les « patriotes » sont là, en Ukraine, à « se battre pour dénazifier le régime qui a usurpé le pouvoir à Donbass ». Qui sont donc les autres ? Les russophobes (comme moi, selon l’Ambassade de Russie à Berne), les agents étrangers. Les traitres, quoi.

Ces propos et les images de la prise d’assaut des aéroports russes par les foules saisies d’un seul désir : partir à tout prix, n’importe où, juste partir, ont réveillé en moi des vieux souvenirs. Les souvenirs du temps quand mes camarades de classe de la promotion de 1985 risquaient de se faire envoyer en Afghanistan. Cette « réponse à la demande de nos amis afghans », donnée par Brezhnev, Andropov et Cie, a duré 10 ans, dix ans inutiles. 13 835 jeunes russes y ont perdu leurs vies, selon les chiffres publiés dans le « Pravda » le 17 août 1989. 15 031, selon les chiffres publiés plus tard. En 7 mois de guerre en Ukraine, 6 000 russes y sont déjà morts, et cela selon les chiffres officiels, auxquels peu de gens font confiance.

Ces propos et ces images m’ont rappelé le désespoir des mamans de mes amis, prêtes à tout pour sauver, pour épargner leur fils. Aujourd’hui, moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je comprends tellement mieux le cauchemar par lequel elles ont dû passer.

Pour l’instant, les étudiants ne sont pas directement concernés – seuls les réservistes avec une expérience dans l’armée sont sujets à cette « mobilisation partielle ». Mais qui peut croire qu’elle n’est que le premier acte d’une mobilisation générale, comme « l’opération spéciale militaire » l’était pour une guerre à part entière qu’en Russie on ne peut toujours pas appeler ainsi ?! C’est juste une question de temps.

Et je vois déjà les apparatchiks cyniques et blasés se frotter les mains dans les bureaux de conscription, les commissariats militaires et les dispensaires psycho-neurologiques, en attente de gros pots-de-vin. Car le tri des humains va commencer. Je peux vous parier que parmi les 300 000 hommes que M. Poutine veut, pour l’instant, mobiliser, il n’y aura pas un seul « fils à papa » – ceux-ci sont bien en sécurité dans les écoles privées et les universités en Europe (y compris en Suisse) et aux États-Unis qui ferment les yeux sur leur « provenance » pendant que leurs papas envoient les autres mourir pour leur invincibilité.

« Mais pourquoi alors vos compatriotes, plutôt que de prendre d’assaut les aéroports, ne sortent-ils pas tous ensemble dans les rues pour mettre fin à cette guerre ? » . Vous me posez cette question légitime, et je n’ai pas de réponse. Je ne peux que pleurer de honte en entendant le Professeur Georges Nivat dire : « On ne peut pas ausculter un pays qui se tait ». Non, on ne peut pas.

… 38 villes ont répondu à l’appel de « Vesna ». Au moins 1332 personnes ont été arrêtées par la police. C’est le début. La Russie se réveille. Au moins, je l’espère.

PS Je remercie mon ami Philippe Borri pour la relecture de ce texte.

A quoi bon apprendre l’histoire ?

Cette question sacrilège, je l’ai posée à Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, l’une des trois rédacteurs de « Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne ». Ce recueil d’articles d’une vingtaine d’historiens de différents pays est le résultat tangible d’une sérié de colloques sur l’histoire de l’Europe de l’Est organisé par l’UNIGE depuis 2014 et financé par le FNS. J’avoue que je m’attendais à une succession de textes « scientifiques », que j’imaginais ennuyeux. Pas du tout ! Le recueil se lit comme un roman, ce qui n’est pas vraiment étonnant, puisque, lisons-nous sur la couverture, « cet ouvrage montre comment, de l’histoire à la mémoire, des « romans nationaux » antagonistes sont écrits.

Le livre est sorti en 2021, aux Éditions Antipodes, à Lausanne, et attend déjà une réédition, tel a été son succès. La date de la parution est importante, car aujourd’hui de nouveaux auteurs et de nouveaux thèmes y auraient forcément été ajoutés. Mais, pas de chance : malgré tous les avertissements des historiens, la guerre a éclaté – de toute évidence, les gens refusent d’apprendre les leçons d’histoire. Est-ce un échec professionnel, un échec des mesures préventives ? Oui et non, selon la professeure Amacher, bien que la question ne lui soit pas agréable. « Le rêve de chaque chercheur qui travaille avec des questions de mémoire c’est d’avoir une certaine influence sur les politiciens, sur la société, – me dit-elle dans son bureau au boulevard des Philosophes. – Oui, la Russie a attaqué l’Ukraine après la sortie de notre livre. La conclusion négative c’est que ce livre n’a servi à rien pour prévenir le conflit, toutes les horreurs se répètent. D’autre part, le livre est épuisé, cela veut dire que le public a besoin de comprendre, et ça c’est positif. Je pense tout de même, que sans les historiens cela aurait été pire. »

Le recueil que j’ai lu très attentivement de A à Z m’avait laissé un gout amer d’impuissance devant cette montagne de blessures anciennes et récentes, de carences accumulées, des choses non-dites ou dites trop brutalement dont la liste ne fait que s’allonger. Devant le désaccord sur l’interprétation de pratiquement chaque fait, chaque événement et chaque personnage historique. Le sentiment d’impasse, dont la seule sortie, selon la professeure Amacher, est « de comprendre la perception de l’autre » et « d’admettre le tort collectif de tous les participants de cette histoire ». Wishful thinking, comme disent les anglophones ?

Le désaccord est donc sur tout sauf sur ce constat unanime : tous les gouvernements essayent d’utiliser le passé pour influencer le présent, tous jouent avec la mémoire collective et réécrivent continuellement l’histoire au profit de leur politique du jour. « Mazepa était un homme politique et donc un hypocrite de haut niveau », écrit l’historien de Kharkov Volodymyr Masliychuk en parlant d’hetman ukrainien le plus connu en Europe : immortalisé par Alexandre Pouchkine dans son poème « Poltava », ce héros de la nation ukrainienne a été décerné par Pierre Ier de Russie, un titre d’infamie, l’Ordre de Judas, créé spécifiquement pour lui pour qualifier sa traîtrise. Un exemple parmi tant d’autres.

Mais alors comment les historiens peuvent-ils faire leur travail si toutes les « sources » mentent, si aucune n’est fiable ? « Ceci est une question primordiale, admet Korine Amacher, à laquelle notre recueil a essayé d’apporter une réponse en comparant les avis divergents, en croisant les sources, en étant le plus objectif possible ».

Pour aller au fond des choses dans l’histoire tumultueuse des trois pays, les chercheurs remontent jusqu’au XI siècle, car le discours politique d’aujourd’hui revient toujours à ces origines-là. « La Rus de Kiev est le point nodal qui est un facteur dans la politique extérieure russe actuelle, explique la professeure Amacher. Dès que les Russes disent que la Rus de Kiev n’a jamais été ukrainienne, ou que les Ukrainiens affirment le contraire, la dispute redémarre. Ceci est très décourageant ».

A ma surprise, Korine Amacher n’est pas opposée à la démolition des monuments, le sport dans lequel on excelle maintenant sur le territoire postsoviétique. A son avis, il y a des monuments qui sont représentatifs d’une certaine époque, d’une certaine vision du monde mais qui n’ont pas leur place dans la modernité. Personnellement, j’aurai préféré des plaques qui expliqueraient pourquoi des idées et des actions d’un tel personnage doivent être réévaluées; la démolition des monuments contribue justement à cette réécriture de l’histoire dont nous parlons. « Peut-être, mais dans ce cas ces anciens monuments ne céderont jamais la places aux nouveaux, me répond Korine Amacher. Mets-toi à la place d’un descendant d’un esclave qui doit passer tous les jours devant un monument dédié à un esclavagiste ? »

Certes. Mais il y a des exemples plus proches de nous tout de même, et il est beaucoup plus facile pour moi de me mettre à la place d’une personne ayant perdu ses proches dans un pogrom ou dans un ghetto et qui doit maintenant passer devant les monuments de Stépan Bandera dont le nombre grandit en Ukraine. (Cet idéologue nationaliste ukrainien, collaborateur des nazies, antisémite de premier ordre, responsable des massacres des Juifs ainsi que des Polonais s’est installé après la Deuxième guerre mondiale en Allemagne de l’Ouest, où il est assassiné, en 1959, par les services secrets soviétiques.) Seront-ils démolis à leur tour ? « J’espère que oui, me répond Korine Amacher. Je suis d’accord, l’immortalisation de certains personnages historiques pose un problème, et l’Ukraine aurait dû choisir des héros qui unissent la société et pas le contraire. D’autre part, il est bien dommage qu’en Russie il y ait ceux qui souhaitent remettre Dzerzhinsky [le fondateur de KGB actuel dont le monument à Moscou a été renversé en 1991] sur son socle ». Bien dommage, effectivement.

… Et ainsi en rond, ou plutôt en cercle vicieux. A quoi bon donc apprendre l’histoire si elle ne nous apprend rien ? « C’est une question bien triste, avoue la professeure Amacher. L’histoire pose presque plus de questions qu’elle ne donne de réponses, et nombreuses questions devront être adressées une fois la guerre finie. » Elle reste néanmoins convaincue que les livres, comme le recueil en question, sont utiles et que sans les historiens il n’y aurait personne pour contredire les politiciens qui manipulent la conscience collective et pour interrompre les discours les plus radicaux.  Je suis prête à lui donner raison.

En déclenchant la guerre, le président Poutine a automatiquement rendu l’Ukraine « toute blanche » et la Russie « toute noire » dans les yeux du public. Mais comment cette période sera-t-elle évaluée par les historiens des prochaines générations ? Y verront-elles des « nuances de Grey » ? Je n’en sais rien mais j’aimerai tant que ce recueil soit traduit en polonais, russe et ukrainien car c’est à ces peuples là qu’il est indispensable pour mieux connaitre leur histoire mouvementée afin de pouvoir vivre en voisinage obligé. Hélas, pour l’instant la traduction n’est pas prévue, les francophones ont donc le privilège de bénéficier de ce savoir réuni.

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Mon toast à la Suisse

Il y a quelques semaines, en vacances dans l’Amérique profonde, je reçois un message m’annonçant, que, à ma plus grande surprise, je me trouve cette année parmi ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi « les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels ». L’édition spéciale  du Temps d’hier a bien confirmé que je n’ai pas rêvé.

Cette reconnaissance par mes confrères et consœurs – d’autant plus inattendue que la Russie n’est pas à la mode en ce moment – m’a profondément touchée et m’a obligée à réfléchir sur le passé du journal Nasha Gazeta et sur son avenir.

Je suis arrivée à Genève en novembre 1998, par amour. Après une brève période d’adaptation psychologique nécessaire suite au déménagement de Montparnasse à Troînex, j’ai accepté la réalité et y ai même trouvé quelques avantages. Petit à petit j’ai arrêté de vérifier si le lac était en feu et de chercher des pièces d’argent dans des plaques de beurre. Avec le temps, plutôt que de dire « en Suisse » ou « à Genève », j’ai commencé à dire « chez nous ». Je me souviens de l’étonnement de mon père qui, lors de sa première visite dans mon nouveau « chez moi », est resté assis pendant deux heures à côté d’un distributeur de la Tribune de Genève pour voir si quelqu’un ne mettrait pas une pièce. « Tout le monde a mis de l’argent ! – me disait-t-il le soir, excité et incrédule. – Et la boite n’est même pas fermée ! » « Oui, chez nous, c’est comme ça », lui répondais-je, avec une certaine fierté.

C’est à Genève que j’ai vécu les plus grandes joies et les pires déceptions. C’est ici que mes enfants sont nés. L’apprentissage, un peu forcé, du Russe et de la musique classique n’ont pas empêché ces deux « petits-suisses » à devenir des citoyens du monde :  l’École internationale de Genève a renforcé leur multiculturalisme inné et les a immunisés à vie contre le racisme, le chauvinisme, l’homophobie et autres formes d’intolérance. J’ai dû beaucoup apprendre d’eux.

C’est ici également que j’ai redécouvert ma première vocation et ma vraie passion : le journalisme. Ce métier passionnant qui vous empêche de dormir la nuit, qui vous prive de vacances et de weekends tranquilles, qui vous oblige, parfois, à vous embrouiller avec votre entourage, et souvent, à vous poser des questions extrêmement dures. Ce métier passionnant qui vous permet d’apprendre tous les jours et de partager vos connaissances et préoccupations avec le public. Ce métier à la fois gratifiant et ingrat, qui vous fait forcement grandir.

Quand en 2007 Edipresse m’a proposé de lancer Nasha Gazeta, le premier site d’information russophone en Suisse, j’ai d’abord refusé : je ne voyais pas de quoi j’aurais bien pu parler, je ne connaissais pas la communauté russophone, et en plus, mes enfants vous le confirmeront, je suis vraiment nulle en technologie. Alors, faire un journal online ? Non, merci.

Et pourtant, voici quinze ans que je le fais, tous les jours, une businesswoman malgré moi. Quinze ans, contre vents et marées.

Croyez-moi, ce n’est pas facile de tenir si vous n’êtes pas allée à l’école avec la moitié de Genève et ne jouez pas au golf avec l’autre moitié ; si pour trouver le financement il ne suffit pas de faire un repas avec papa ou maman vendredi soir ou dimanche midi. Et si, en plus, votre « produit » est aussi éphémère que l’information.

Notre rédaction est réduite aujourd’hui à deux personnes. Néanmoins, nous parvenons à traiter, en russe, du lundi au vendredi, tous les événements les plus importants qui se déroulent en Suisse, dans les domaines de la politique, de l’économie, du luxe, de l’éducation, de la culture, de la santé, etc. en surpassant ainsi de loin les attentes initiales :  les dirigeants d’Edipresse voyaient Nasha Gazeta comme un petit site communautaire, genevois.

Nasha Gazeta contribue à l’intégration des russophones dans la vie locale et à la promotion des valeurs et des entreprises suisses. Mais pas seulement.

Le 24 février 2022 Nasha Gazeta a dénoncé sans équivoque la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine tout en poursuivant la promotion de la culture humaniste russe, tout en gardant ouvert le dialogue. Le rôle de notre journal, conçu comme un média unificateur, a été renforcé par la tragédie que nous vivons : Nasha Gazeta est aujourd’hui la seule plateforme professionnelle où les Russes et les Ukrainiens peuvent encore communiquer, et une des rares qui n’a pas encore suspendu l’option « commentaires », contrairement à Swissinfo ou Le Temps, par exemple. C’est vers nous que les Ukrainiens qui arrivent en Suisse se tournent pour toutes sortes de conseils, et nous essayons toujours de les aider, dans la mesure du possible.

Maintenant, je mets de côté la fausse modestie et vous dis la chose suivante. L’intégrité, l’honnêteté, l’objectivité, l’approche positive, la préférence pour les bonnes nouvelles et pour la haute culture, le ton calme et les appels à la raison sont des qualités louées par tout le monde. Mais très difficiles à monétiser. Les mauvaises nouvelles se vendent mieux. La propagande paie mieux.

Depuis quinze ans Nasha Gazeta sert de pont entre la Suisse et le monde russophone, qui est plus large que la Russie seule. Tout cela avec le soutien de quelques personnes et d’institutions privées que je ne pourrai jamais remercier assez pour leur générosité et leur amitié. Cela ne peut pas continuer ainsi. Le moment est venu de décider s’il faut brûler ce pont ou le solidifier.

L’amour qui m’a emmenée à Genève s’est enfui. Mais moi, je suis là. Et je porte aujourd’hui un toast à la santé de la Suisse, le pays qui m’avait si bien accueilli et qui, je l’espère, me soutiendra. Na zdorovie ! Dommage que j’aie perdu l’habitude de jeter les verres…

Adieu, Mikhaïl Sergueïevitch…

 

Mikhaïl Gorbatchev en 1985 (DR)

C’est ainsi qu’il restera dans ma mémoire : jeune et souriant. Oui, jeune, car au moment d’être élu Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, le 11 mars 1985, il n’avait que 54 ans. Et oui, souriant, chose rare dans mon pays. Surtout parmi ceux qui se trouvent sur la tribune du mausolée de Lénine.

Dès le départ on lui a reproché plein de choses : son accent du sud, sa tache de naissance, la difficulté avec laquelle il prononçait le mot « pluralisme », sa parution dans la publicité de « Pizza-Hut ». On lui avait même reproché d’aimer sa femme. Un peu trop, au goût de certains. Juste ce qu’il faut, à mon gout : c’est-à-dire, à la folie, jusqu’à son dernier souffle. Raïssa Maximovna a été la première épouse d’un dirigent soviétique présentable et la première à être présentée au peuple et au monde. La première First Lady, façon occidentale.

Il voulait changer le monde. Mais cela, je ne le comprenais pas à l’époque. Je me souviens seulement de ce sentiment de liberté et d’espoir, si peu éprouvé par ma génération qui deviendrait la génération de Gorbatchev. Oh quelle euphorie c’était, avec toutes ces nouvelles émissions à la TV dans lesquelles on critiquait ouvertement le système ; tous ces livres de nos propres auteurs, interdits pendant des décennies et soudainement devenus accessibles ; les débats interminables, et pas seulement à la cuisine ; les rêves les plus fous qui semblaient réalistes… Nous étions comme ivres, nous, les jeunes. Je ne pouvais pas savoir que j’étais témoin de l’époque extraordinaire qui s’est terminée le 30 août 2022. Je ne faisais que vivre ma vie.

Je ne vais pas vous parler aujourd’hui de sa politique de « glasnost », ni de sa rencontre historique avec Ronald Reagan à Genève, en novembre 1985 – tout le monde en parle depuis deux jours. Je partagerai avec vous une expérience personnelle, car c’est ce qui vient à l’esprit au moment du départ définitif de quelqu’un.

Ma première rencontre avec M. Gorbatchev a été indirecte. En octobre 1986 j’ai eu une chance inouïe d’être invitée comme interprète à une conférence informelle des intellectuels internationaux invités personnellement par lui. La conférence a eu pour nom le Issyk-Kul Forum, car elle a eu lieu aux bords du lac Issyk-Kul, en Kirghizie, avec l’écrivain Chinghiz Aitmatov en tant qu’hôte. J’avais 18 ans, je n’avais jamais encore quitté l’Union soviétique. Étudiante de 2ème année, j’ai dû demander la permission au doyen de mon école et justifier mon absence. Heureusement, professeur Y. N. Zassoursky a été compréhensif, car j’ai réalisé plus tard que les 10 jours que j’ai passé en compagnie de Arthur Miller, Alvin Toffler, James Baldwin, Claude Simon, Peter Ustinov, Yaşar Kemal, Federico Mayor ont valu des années d’études. Les écoutant discuter, absorbant chaque mot et chaque idée lancée, j’ai presque ressenti ma vision du monde se transformer. Le respect avec lequel ils parlaient du chef de mon pays me remplissait de fierté. En 1986 je n’ai vu M. Gorbatchev que de loin. Je ne pouvais pas imaginer que des années plus tard je travaillerai pour lui, à Genève.

A l’Hôtel Intercontinental, Genève, 2005 (NashaGazeta)

Mais voilà qu’à la fin de 2004, ayant quitté le Bureau international d’éducation, je cherchais du travail. Et j’ai vu cette annonce dans la Tribune de Genève : la Green Cross International, une ONG crée par Mikhaïl Gorbatchev, cherchait un Directeur de communication. Je correspondais au profil, le Russe était un atout, j’avais de bonnes recommandations. J’avais aussi deux enfants en bas âge et le bureau était tout prêt de notre maison. J’ai postulé. Lors de l’interview d’embauche j’ai annoncé clairement que je n’étais pas d’accord avec tout ce que M. Gorbatchev avait fait lors de sa présidence. J’ai été néanmoins engagée. Et pendant deux ans et demi j’ai travaillé pour lui.

Je me souviens très bien de notre premier contact : il donnait une conférence de presse à l’Hôtel Intercontinental, je traduisais… Pendant la pause, nous avons pris un café ensemble. Par la suite, j’ai eu la chance d’avoir plusieurs conversations sérieuses avec lui : sur sa gestion de la catastrophe de Tchernobyl, sur la manière dont il a interrompu le discours de l’académicien Sakharov, sur son comportement lors du coup d’état – trois choses que je lui ai farouchement reprochées. Sur l’avenir de la Russie, sur sa position dans le monde. A son tour, il me posait des questions sur mon expérience « à l’étranger », sur comment j’ai été reçue, traitée… Tout l’intéressait. Mon fils cadet Misha (le diminutif de Mikhaïl) était tout petit à l’époque, et assez irrésistible avec ses cheveux frisés et son sourire désarmant. M. Gorbatchev ne l’avait vu qu’une fois, mais après, chaque fois qu’on se voyait, il me demandait si son homonyme faisait ses nuits et si la nounou que j’avais trouvé était digne de confiance.

Il s’est montré très humain, M. Gorbatchev, c’était sa grande force et sa grande faiblesse. Car mes compatriotes prennent l’humanité, la gentillesse et la sincérité pour de la faiblesse.

(c) NashaGazeta

Mikhaïl Gorbatchev n’était pas un saint, pas du tout. Ni un extra-terrestre parachuté à Moscou. Il était un produit du système soviétique avec tous ses défauts. Il a commis beaucoup d’erreurs dont il était parfaitement conscient. Il ne se prenait pas pour un super-héros et ne se promenait pas torse nu en exhibant une grosse croix en or. Mais ses deux grands-pères ont subi les répressions des années 1930. Il avait une femme cultivée. Et il était convaincu que son pays ne pouvait plus continuer comme avant, que les choses devaient changer.

Je suis à peu près sûre qu’il ne souhaitait pas la dissolution de l’URSS mais plutôt sa transformation vers la démocratie, d’où « perestroïka », ce qui veut dire littéralement « la reconstruction ». Oui, il n’avait pas de plan clair, il faisait trop confiance aux paroles, il a été dépassé par les événements qu’il a lui-même déclenchés. Il a échoué, certes, mais il a le mérite d’avoir essayé.

Les Russes n’aiment pas les dirigeants qu’ils considèrent faibles, ils ne pardonnent pas l’échec. Après sa démission le 25 décembre 1991, M. Gorbatchev a rapidement perdu son autorité mais à ce jour il provoque des réactions très controversées. Certains se sentent redevables, d’autres le maudissent – ceci est le destin de chaque personne hors du commun. Mais personne n’oserait contester le rôle unique qu’il a joué dans l’histoire moderne – le rôle d’un politicien et d’un réformateur pacifique, un homme de paix.

Genève, 2013, avec son interprète et conseiller Pavel Palaschenko. (c) NashaGazeta

… Je l’ai revu pour la dernière fois en 2013, il est venu à Genève pour fêter le 20ème anniversaire de la Green Cross. Peu après, sa santé a commencé à se détériorer.

Il est bien connu que nul n’est prophète en son pays et que, comme l’écrivait le poète russe Sergueï Essenine, « le grand se voit à la distance ». Je suis sûre que Mikhaïl Gorbatchev recevra la reconnaissance qu’il mérite, mais cela prendra du temps. Le décompte a maintenant commencé.

Quant à ceux qui lui crachent dessus, je ne peux que leur citer cette phrase attribuée à Confucius : « Si on vous crache dans le dos, c’est que vous marchez devant ».

Reposez en paix, cher Mikhaïl Sergueïevitch, et merci pour tout – sans vous ma vie aurait été très différente.

Dans notre for intérieur 

Le roman Le Débutant de Sergueï Lebedev, écrivain russe établi en Allemagne, vient de paraître en français aux Éditions Noir sur Blanc. Il est arrivé, hier, dans les librairies en Suisse et en France. Hier également une bonne nouvelle est tombée : ce roman, qui figurait en 2021 dans la short-list du Prix Jan Michalski, a reçu le prix Transfuge du meilleur roman étranger, décerné à Paris.

Il se trouve que j’ai déjà lu ce livre et ai eu l’occasion d’échanger avec l’auteur. Né à Moscou en 1981, il est, de toute évidence, très discret : il y a peu d’informations sur lui, même en russe. En lisant le roman et puis en parlant avec Sergueï Lebedev, j’ai essayé de saisir le mot qui me tournait dans la tête pour définir les deux. Enfin, je l’ai trouvé : la profondeur.

Sergueï est né dans une famille des géologues et, à 15 ans déjà, il est parti pour sa première expédition, au nord de la Russie, là où l’on trouve encore les vestiges d’anciens camps du GOULAG. Des expéditions, il en a fait huit. Selon lui, d’une fois à l’autre, en marchant dans les mêmes sentiers que les zeks des décennies plus tôt, il a commencé à se sentir comme un témoin, un témoin de la disparition de la mémoire, de la naissance de l’oubli. « C’est la géologie qui m’a soufflé l’image : une grande partie de notre connaissance sur la Terre vient de la “lecture” de la pierre, et rien ne disparaît sans laisser de traces même si la roche, la masse minérale change », m’explique-t-il.

C’est donc la passion pour la géologie qui est à l’origine de son creusement incessant dans le passé – dans la tentative de le déchiffrer. Le passé soviétique. Mais pas seulement. Il creuse également dans la fin fond de l’âme humaine : une « expédition » annoncée par un passage de Faust cité en épigraphe au roman.

Mais de quoi s’agit-il donc ? Le héros (ou l’anti-héros) du roman est un certain Kalitine, un chimiste de talent qui, dans un laboratoire secret se trouvant dans une ville secrète soviétique, a inventé ce qu’il croit lui-même être le poison parfait : mortel, instantané, et surtout intraçable. (Vous comprendrez tout de suite mieux si je vous dis que « débutant » et « novitchok » sont quasi synonymes en russe.) Se sentant trahi et inutile après la chute de l’URSS, il change de nom et de visage, quitte en cachette sa patrie et s’installe en Europe de l’Ouest.

Ce personnage de fiction a pour prototype le chimiste allemand Fritz Haber, lauréat du prix Nobel de chimie de 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, qui est également considéré comme le « père de l’arme chimique » suite à ses travaux sur divers gaz toxiques. Utilisées pour la première fois, sous sa supervision, lors de la deuxième bataille d’Ypres, ses créations ont été appliquées à grande échelle pendant la Deuxième Guerre mondiale, y compris pour exterminer une partie de sa propre famille, d’origine juive. Le cauchemar du scientifique qui repose dans un cimetière à Bâle.

Le passé de Kalitine le rattrape, lui aussi. Vingt ans après sa fuite de le Russie, le lieutenant-colonel Cherchniov, qui a perdu son âme dans la guerre de Tchétchénie, reçoit l’ordre d’empoisonner le traître avec son propre produit. Le Mal se lance à la poursuite du Mal, dans les règles de l’art d’un roman policier psychologique.

En plus de toutes les autres questions, celle de la responsabilité du scientifique se pose dans ce livre, ainsi que les buts qui justifient (ou pas) les moyens, et le choix auquel l’homme doit faire face. Lebedev évoque ici le roman d’Alexandre Soljenitsyne Le Premier Cercle, qui se déroule, comme vous le savez tous, en décembre 1949 dans une charachka, prison-institut de recherche où le système carcéral stalinien utilisait les compétences de certains scientifiques condamnés. « Le héros de Soljenitsyne choisit le camp, le “premier cercle de l’enfer”, pour ne pas contribuer au renforcement du Mal », me rappelle Sergueï Lebedev.

Pour ma part, en explorant les références littéraires, j’irais jusqu’à La Divine Comédie, car c’est Dante qui punit le plus sévèrement les traîtres en les plaçant dans le dernier et neuvième cercle de l’Enfer – il n’y a pas pour lui péché plus grave que la trahison. Pour moi non plus.

« Le meilleur poison, c’est la peur » : cette affirmation de Sergueï Lebedev est placée par ses éditeurs sur le bandeau du livre. Il va de soi qu’il s’agit de la peur qui domine la société russe, beaucoup trop tolérante au Mal, au goût de l’auteur. Pourquoi la peur est-elle aussi omniprésente, aussi incrustée ? « Le cœur du problème se trouve dans le fait que nous ne voulons pas reconnaître cette peur comme une constante de l’existence russe », me dit Lebedev, en insistant sur le fait que la peur a toujours été présente, pas seulement à l’époque stalinienne mais aussi durant les vingt dernières années du régime de Vladimir Poutine : « La peur devant l’impunité grandissante de l’État, cette peur qui paralyse toute velléité de résistance avant même qu’elle ne devienne consciente. »

Sergueï Lebedev pense-t-il que le Mal finit toujours par être puni ? Il me répond : « Je crois que le Mal doit au moins être découvert, dénoncé, démasqué… » Oui, ce serait déjà pas mal, me dis-je, en vous offrant cette citation du roman Le Débutant en conclusion : « …il avait compris aussi que la visibilité de la mort, son éternité, le fait qu’elle soit condamnée à laisser des traces, à être démasquée – c’est un bien naturel, un fil rouge tissé, cousu dans la structure du monde. Et que la loi primitive de la rétribution est codée, réalisée dans la matière. Donc la possibilité de son exécution aussi. La possibilité qu’il existent les notions de crime, de faute, de châtiment, de rédemption, de repentir. Qu’existe la morale en tant que telle. »

La Russie en mille pages

Il y a quelques temps un ami genevois – un Suisse de souche et un grand connaisseur de l’histoire russe – m’avait offert un livre. Un pavé de mille pages, en petits caractères et sans illustrations. Le meilleur cadeau possible, que j’ai préservé pour la période des vacances comme on préserve le dessert pour la fin du repas. Hier, j’en ai tourné la dernière page. Et je suis prête à recommencer.

Le livre s’appelle « Russka ». Il s’agit, vous l’avez deviné, d’une histoire russe. Ou plutôt de l’histoire de la Russie. Toute l’histoire. Son auteur, Edward Rutherfurd, de son vrai nom Francis Edward Wintle, est un Britannique né en 1948 à Salisbury, cette ancienne ville mondialement connue grâce à sa cathédrale, puis, depuis mars 2018, suite à la tentative d’empoisonnement de Sergueï et Yulia Skripal. Formé à l’université de Cambridge et à la Stanford Graduate School of Business, Edward Rutherfurd a toujours rêvé d’être auteur. En 1983, il abandonne sa carrière dans le commerce du livre pour retourner dans la maison de son enfance afin de se plonger dans « Sarum », un roman historique qui se situe autour du monument antique de Stonehenge, placée sur la liste de patrimoine mondial de l’UNESCO, et Salisbury.

Une série de sagas historiques à succès a suivi : « Londres », « La Forêt des Rois », « Dublin », « L’Irlande », « New York », « Paris »… La dernière, consacrée à la Chine, est parue en 2021, en même temps que la traduction de « Russka » en russe – vingt ans après sa première parution. Vingt ans vous paraît long ? Pas tellement, si vous comparez avec « La Russie en 1839 » du marquis de Custine, interdit en Russie pendant presque 50 ans malgré son succès fulgurant en France, dès 1843. Il y a donc du progrès. Mais quel contraste entre la période des voyages russes de Rutherfurd, entre 1987 et 1991, cette brève période de l’ouverture gorbatcheviènne, et aujourd’hui !

Par rapport au « Sarum », un roman qui couvre dix mille ans, « Russka » est une histoire courte – sur à peine deux mille ans. Mais beaucoup plus longue que d’autres « sagas multigénérationnelles » (comme l’auteur défini le genre de son livre), y compris « La Dynastie des Forsyte » de John Galsworthy ou « Melnitz » de Charles Lewinsky, parmi mes préférés. En plus, il y a quatre familles dont les destins nous sont révélés, et pas une seule.

Tout commence en 180 AD, dans une steppe caressée doucement par le vent, une steppe sans limites où se trouve un petit hameau à côté d’une forêt, habité par trois familles. Ces familles ignorent en quelle année elles vivent, elles savent seulement que cinq ans ont passé depuis la mort du vieux sage. A ce même moment, en cette année 180 AD – nous rappelle Edward Rutherfurd pour mieux nous placer dans le contexte – dans la province Romaine de la Judée, les rabbins sont arrivés dans leur calculs à l’année 3940 AM. D’autres l’avait retenu comme la 110ème année après la destruction de Jérusalem. En Perse c’était l’année 491 de l’ère des Séleucides. L’état russe n’existait pas encore, il faudra patienter des siècles avant qu’il naisse. Mais on ne s’ennuie pas une seconde en attendant : comme à travers une loupe puissante, nous étudions les détails de cette fresque monumentale peinte par Rutherfurd, avec ses hordes de cavaliers sauvages, cruels et nobles ; ses Vikings, Tartares et Cosaques ; ses icones et bougies ; ses villes qui surgissent des marécages ; ses serfs, paysans, boyards, princes, marchands, industrialistes et révolutionnaires…

En racontant l’histoire russe dans l’ordre chronologique, tantôt s’arrêtant sur plusieurs jours de la même semaine, tantôt sautant plusieurs décennies, l’auteur permet au lecteur de suivre l’évolution graduelle de ce vaste territoire, de former une vision cohérente et intégrée de son développement. Et de la comprendre – contrairement à la célèbre affirmation du poète Feodor Tyutchev, qui a déclaré dans son poème « Silentium ! » :

On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison,
On ne peut pas la mesurer,
Elle a un caractère particulier,
On ne peut que croire en elle ! 

Mais si, on peut. On comprend parfaitement que la Russie n’a connu que deux formes de vie politique – l’autocratie et la révolte. On comprend les traces incurables laissées par des siècles de servage et d’injustice sociale, d’oppression quasi permanente et des rares tentatives d’insurrection, toutes échouées, qui sont en partie responsables de ce silence éternel et assourdissant des Russes qu’on peut à la limite comprendre mais pas justifier. On comprend la complexité des relations avec les peuples voisins – les Ukrainiens, les Lettons, les Lituaniens, les Polonais… Le conflit perpétuel avec les Juifs et l’entrée du mot « pogrom » dans le lexique international… Les victoires systématiques dans les guerres défensives et les défaites, tout aussi systématiques, dans les guerres agressives, même contre le tout petit Japon. La vénération des tsars « forts », comme Ivan le Terrible ou Pierre le Grand, et la conviction absolue que la Russie est un pays a part, avec sa mission de sauveur du monde et son chemin particulier. Le rôle de l’Église dans la vie politique et dans la vie des gens. La cruauté inouïe et la naïveté stupéfiante. On comprend mieux le complexe d’infériorité qui se cache derrière les grandes gueules, le désir permanent de rattraper l’Ouest et de se moderniser tout en se préparant à la fin du monde qui est toujours imminent… La corruption, l’ignorance, le génie, les trahisons et les sacrifices, les dénonciations et les saluts…

Dans la préface de son livre, Edward Rutherfurd souligne qu’il s’agit d’un roman, d’une fiction. Que les personnages sont inventés mais le contexte historique est scrupuleusement préservé. Il explique également que, afin de pouvoir transmettre aux lecteurs une idée de la puissance de la culture russe, il a puisé dans son folklore et sa littérature. La forme que ce « puisement » a pris fera sourire ceux qui connaissent bien les œuvres majeures ; pour moi, lire ce roman était comme ouvrir le calendrier d’Avent : chaque fenêtre cachait une surprise. Le 18ème siècle, par exemple, est, sous le plume de Rutherfurd, une virtuose variation sur le thème de « La Dame de pique » de Pouchkine, avec les éléments de son « Eugène Onéguine », avec des lettres de Tatiana et le duel entre deux copains. Un de personnages, qui va au Lycée avec Pouchkine, « s’approprie » d’ailleurs un de ses plus célèbres poèmes et le récite sans gêne dans une soirée.

Nous y retrouvons les allusions directes aux contes de fées russes, aux romans « Guerre et paix » de Tolstoï, « Pères et Fils » de Tourgueniev et « Que faire ? » de Tchernychevski. Jusqu’à cette scène incroyable quand Rosa Souvorine met, par mégarde, à la main droite le gant de la main gauche (comme dans un poème de Anna Akhmatova) avant de se jeter sous le tram comme Anna Karenina sous le train… Et comment ne pas reconnaitre le destin du génial Osip Mandelstam dans ce personnage mentionné en passant, qui, en 1932, lit dans un cercle d’amis un poème qui se moque de Staline et disparait quelques jours plus tard ?!

Le roman se termine en 1990, à Moscou caressée doucement par le vent. Comme si de rien n’était.

L’histoire s’écrit et se réécrit, les vestes se retournent, les héros d’hier deviennent les parias d’aujourd’hui et vice versa. Tout cela est très compliqué, certes, mais pas incompréhensible.

Il faut lire, mes amis, lire et essayer de comprendre. Nos dirigeants actuels donnent l’impression d’avoir séché des cours à l’école. Et pas pour lire. S’ils lisaient d’avantage, nous n’en serions peut-être pas là…

PS Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour la relecture de mes textes.

 

Ode au sens commun

Pablo Picasso. “Le Charnier”, 1944-1945 © МоМА

Il faut partir en vacances. Plus elles sont rares, plus on les apprécie, et plus elles nous permettent de prendre de la distance avec le quotidien, de se vider la tête et la reremplir. Mais même en partant à l’autre bout du monde on ne peut pas complètement échapper à la réalité qui nous rattrape. Il faut donc faire avec.

Je reviens des États-Unis. Pour la première fois en 15 ans d’existence de Nasha Gazeta je me suis permis de prendre deux semaines et demie consécutives. Je vous passerai la description des parcs naturels, dont la beauté est à couper le souffle. Je vous passerai également certains détails de la vie Américaine qui peuvent surprendre : j’ai appris, par exemple, que Dieu interdit aux mormons de boire du café mais pas de le vendre, les machines Nespresso se font rares à Utah.  Je vous parlerai plutôt de l’image que nous avons dans le miroir américain.

Depuis les USA, l’Europe tout entière paraît bien petite. Que dire alors de la Suisse, qui, quand elle n’est pas confondue avec la Suède, ne provoque dans l’esprit d’un américain moyen que les stéréotypes bien connus : banques, montres, chocolat. Nos événements « locaux » ne font pas la une des journaux là-bas. Pas beaucoup de commentaires sur la conférence de Lugano consacrée à la restauration de l’Ukraine où l’insistance sur le problème de la corruption était presque gênante. Pas un mot – que je sache – sur une série de mini-drames de cet été avec la participation de nos conseillers fédéraux. Ni sur les états d’âmes des Suisses sur le principe de leur neutralité. Et certainement pas sur l’idée du gouvernement genevois d’augmenter les impôts des « riches » – n’importe quel politicien américain trouverait cette idée suicidaire car même les gauchistes évitent de couper les branches sur lesquelles ils sont assis.  

Et que disent-ils de la guerre en Ukraine, ces américaines que les Européens accusent de plus en plus de l’avoir d’abord provoquée, puis de se dégager de la responsabilité et pour finir d’en tirer les bénéfices ?

A Chicago Photo (c) N. Sikorsky

On en parle tous les jours, mais beaucoup moins qu’au début du conflit, selon mes connaissances sur place – c’est la loi des média, d’autres nouvelles arrivent. Néanmoins, on ne peut pas dire que les gens sont indifférents – pour le moins, ils lient la guerre à la hausse du prix de l’essence qui fait beaucoup de mécontents. On voit les quelques drapeaux ukrainiens par ci par là, mais ils sont moins présents que les drapeaux multicolores de la communauté LGBT+, par exemple. Ce sont les Démocrates libéraux qui les mettent, m-a-t-on dit. « Lesquels ? » « Les deux. » Les Républicains quant à eux se servent de la guerre dans leurs campagnes électorales (la course au Sénat est en cours) pour dénoncer l’irresponsabilité du président démocrate qui donne des milliards à l’Ukraine et néglige les besoins de ses concitoyens. Un discours prévisible.

Un huissier au Metropolitan Opera c’est caché le visage derrière une masque sanitaire en couleurs bleu et jaune tandis que la saison de l’illustre théâtre se terminait en beauté – par « Romeo et Juliette » de Serguei Prokofiev. Elle n’est pas donc totalement « cancelled », cette robuste culture russe.

 Mais c’est la visite au MoMA, un de mes musées préférés, qui a provoqué chez moi une réflexion que j’aimerai partager avec vous. Si vous commencez la visite depuis le haut, vous rentrez d’abord dans une petite salle de « Radical Abstractions » qui regroupe quatre œuvres des artistes qui ont travaillé à New York après la Deuxième guerre mondiale, la WW2. Le thème de la guerre se développe dans la salle suivante, où nous lisons cette citation de Pablo Picasso : « Je n’ai pas peint la guerre car je ne suis pas le genre d’artiste qui sort, comme un photographe, pour décrire quelque chose» . Il l’a dit en 1944, et le mois suivant il a entamé le travail sur son monumental « Le Charnier », une image horrifiante de la guerre et de l’Holocauste que nous connaissons tous : un empilement de corps au milieu d’une pièce où se trouve une table sur laquelle sont posés un pichet et une casserole. Parmi les corps, on distingue celui d’un homme, d’une femme et d’un enfant. Des flammes se dirigeant vers le coin gauche de la toile évoque une mort par le feu. Leurs corps son enchevêtrés et désarticulés. Les pieds de l’homme apparaissent à gauche tandis que sa tête gît les yeux ouverts à droite et ses poignets, attachés par un lien, sont tendus vers le ciel. La tête de la femme se trouve à gauche, avec un seul œil ouvert, et ses pieds à l’autre bout du tableau, tandis qu’une de ses blessures saigne encore. L’enfant, les deux yeux fermés, tente d’arrêter le saignement de sa mère avec sa main.

Comment ne pas faire de parallèle avec les images que nous voyons aujourd’hui, pas dans les musées mais dans les journaux ?! Aucun grand artiste dont la vie a été traversée par une guerre n’a pu rester indifférent à sa violence et à la destruction qu’elle génère. Je suis certaine que d’ici quelque temps les artistes contemporains nous présenterons, eux aussi, leurs visions des événements tragiques que nous vivons.

Kazimir Malevitch. Réserviste de la Prémière division, 1914

 Mais entre-temps la direction du MoMa a créé une salle intitulée « En solidarité ». Le ton est donné par le poème de Serhiy Zhadan, lauréat du Prix Jan Michalski de littérature 2019 (la Maison d’édition Noir sur Blanc a publié en français ses livres « La Route du Donbass », 2013 et « Anarchy in the UKR », 2016 .) On voit rassemblés dans cette salle une quinzaine d’œuvres des grands artistes qui ont un point un commun : ils sont tous nés sur le territoire actuel de l’Ukraine. Puis, ils se sont dispersés dans le monde. Personne ne choisit le lieu de sa naissance, mais c’est ce fait qui est accentué dans les légendes accompagnant leurs œuvres : « Ilya Kabakov. Born Dnipro, 1933 », « Kazimir Malevich. Born Kyiv, 1878. Died Saint Petersburg, 1935 » (d’ailleurs, en 1935 Saint-Petersbourg s’appelait Leningrad), « Sonia Delaunay-Terk. Born Hradyzk, 1885. Died Paris, 1979 ». Pour être précis, la ville de Hradyzk se situait dans la région de Poltava qui faisait à l’époque partie de l’empire Russe. Etc.

J’avoue qu’en voyant Kabakov, Malevitch et Sonia Delaunay présentés comme les artistes ukrainiens j’ai été gênée. D’autant plus que, à quelques mètres de cette salle « spéciale » nous trouvons, dans une salle « ordinaire », un autre tableau de Malevitch, signé « Kazimir Malevich. Russian, born Ukraine, 1878-1935 ».  C’est un détail que la plupart des visiteurs ne remarquerait même pas. Mais moi, je l’ai remarqué.

Je peux comprendre la démarche des experts de MoMA qui voulaient se montrer solidaires avec le peuple ukrainien. Mais les grands artistes concernés ont-ils vraiment besoin qu’on « précise » leurs biographies ? Et dois-je me consterner et crier « Au voleur ! » en voyant que Marc Chagall et Vassily Kandinsky sont présentés comme des artistes français ? Tout cela m’a tellement travaillé que 24 heures plus tard je suis retournée au MoMA pour revoir cette salle ukrainienne. Et voici la conclusion à laquelle je suis arrivée.

Chaque guerre se termine forcément par le repartage : des terres, des biens, y compris des biens culturels. Mais ce n’est pas aux commissaires d’exposition américains de le faire, surtout qu’il est un peu prématuré – la guerre en Ukraine, hélas, n’est pas finie. Personnellement, je trouve l’approche qu’ils ont choisie trop simpliste et superficielle, et en plus pas cohérente avec le reste de leur propre musée. Cette démarche à la hâte me gène d’autant plus que tous les artistes exposés dans ce magnifique musée ont depuis longtemps dépassé les frontières étatiques aussi bien de leur pays de naissance que de leur pays d’adoption ayant acquis le plus honorable des statuts, celui d’Artiste Universel. Qu’ils le préservent dans les siècles à venir. Quant aux légendes qui accompagnent leurs œuvres, peut-être, effectivement, il faut éviter les adjectifs indiquant l’appartenance nationale et présenter juste les dates et les lieux de la naissance et de décès.

Salvador Dali. Persistance de la mémoire, 1931. (c) MoMA

Le temps remet tout à sa place. Le temps qui coule comme sur le tableau de Salvador Dalí. Et puis qui s’arrête. Pendant mes vacances le temps s’est arrêté pour moi quand j’ai reçu un message de Kiev m’annonçant la mort de Taras. C’était un collègue journaliste, coéditeur du magazine sur les montres de luxe, le seul en Ukraine. Je ne l’ai pas bien connu, mais chaque année on se retrouvait à Genève lors du Grand Prix d’Horlogerie ou autres événements de ce genre. Cette année il n’est pas venu car il a rejoint l’armée. Il est mort au combat.

C’est la première victime de la guerre que j’ai connue personnellement. Devant cette énorme tragédie singulière, une tragédie qui a un nom et un visage, toutes les réflexions abstraites paraissent si petites, si insignifiantes. Et les questions brûlent dans ma tête : pourquoi ne parle-t-on plus de la seule chose qui compte – comment arrêter le massacre ? Pourquoi la communauté internationale n’utilise-t-elle pas son poids collectif pour obliger les leaders des pays belligérants à se mettre enfin à la table de négociations ? Le monde a-t-il perdu le sens commun ? Il faut bien le retrouver avant qu’il ne soit pas trop tard. Pour nous tous. Pour Taras il l’est déjà.

Le challenge pour la Suisse lancé depuis Saint-Pétersbourg ?

Saint-Pétersbourg, juin 2019 (c) N. Sikorsky

En juin 2019 j’ai participé au Forum économique de Saint-Pétersbourg. Je ne vous cache pas que j’ai été flattée d’y être invitée avec mon petit journal, un bateau en papier parmi les navires des holdings et autres transnationaux. Néanmoins, le reportage que j’ai fait à mon retour a été peu flatteur. J’ai mentionné en particulier un énorme poster posé à l’entrée du centre des conférences et omniprésent partout durant le Forum, y compris sur le kiosque de glaces. Le texte placé sur la carte de la Russie disait, en anglais, « Russia extends ». Aucun article ne l’avait mentionné, ce qui m’avait frappé déjà à l’époque – quelle occasion ratée pour les russophobes, quels commentaires sarcastiques auraient-ils pu mettre sous une photo avec ce message qui se prête si facilement à être interprété comme agressif et menaçant. En y repensant aujourd’hui, il l’était peut-être. Où annonçait-il honnêtement le programme du président russe que personne ne voulait prendre au sérieux ?

Le Forum de cette année qui s’est terminé la semaine dernière et qui avait l’Égypte comme invité d’honneur, a fait couler peu d’encre parmi les journalistes occidentaux. Il a été largement boycotté, et même mes collègues russes (ceux qui osent encore dire quelque chose) se sont ouvertement moqués de la délégation de talibans représentant la Chambre de commerce d’Afghanistan et reçue en grande pompe. (Il est utile de rappeler que l’organisation « Mouvement taliban » est proclamée terroriste et interdite sur le territoire russe.)

Je laisse de côté les autres détails tragi-comiques du Forum mais aimerais attirer votre attention sur une déclaration étonnante faite par le Président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokayev. Certains parmi vous se souviennent certainement qu’il est arrivé à Genève en 2011, en tant que Directeur général de l’Office des Nations Unies. Il se trouve que c’est à moi qu’il a donné sa toute première interview. Nous avons parlé en anglais à cause de la présence du correspondant de la Tribune de Genève (pour qui j’ai en plus dû traduire). M. Tokayev a promis de « reprendre » le français qu’il avait étudié dans sa jeunesse. Issue de l’Académie diplomatique de Moscou, il parle parfaitement le russe, l’anglais et le chinois, il est doué pour les langues. Globalement il m’a fait une très bonne impression comme quelqu’un de calme, intelligent, poli. Dans cette interview M. Tokayev affirmait qu’il n’y avait pas d’alternative à l’ONU, tout en soulignant que la réforme soit nécessaire. L’année suivante il était le seul « genevois officiel » à m’adresser une lettre de félicitations à l’occasion de la parution du premier numéro de mon magazine.

Il a quitté Genève précipitamment en octobre 2013 pour devenir le président du Sénat de son pays. Mais je l’ai revu pile une année plus tard, en octobre 2014, car il est revenu pour présenter son livre « Reflections at the United Nations ». Les « troubles » en Ukraine avaient déjà commencé, et j’ai eu l’occasion de lui poser une question à ce propos. Sa réponse a été claire bien que diplomatique. « Les événements en Ukraine sont une tragédie non seulement pour le peuple ukrainien, mais pour tous les peuples qui ont des liens historiques avec ce pays. Je suis convaincu que les hostilités en Ukraine doivent s’arrêter, le peuple ukrainien est fatigué par la guerre, il y a trop de victimes. <> Il n’y a pas d’alternative au dialogue et aux négociations. J’espère que la paix en Ukraine sera rétablie ». C’était en 2014 donc. Vous connaissez la suite.

En mars 2019 M. Tokayev est devenu le Président du Kazakhstan. En cette qualité il est arrivé au Forum économique de Saint-Pétersbourg où, le 17 juin, il a participé à la session plénière à côté de son allié de longue date, Vladimir Poutine. Après l’avoir écouté pendant une heure et demie, il a exprimé son désaccord, en disant qu’au Kazakhstan, où « la société est ouverte, et la société civile est mure », les opinions divergent sur les événements en Ukraine. « La loi internationale moderne c’est la Chartre des Nations Unies, – a déclaré ce diplomate de carrière. – Les deux principes de base, inscrits dans cette Chartre sont actuellement en contradiction :  l’intégrité territoriale et le droit des peuples à l’autodétermination. Il se trouve que les fondateurs de l’ONU n’ont pas pris ce moment en considération dans leurs temps. »

La dédicace à l’auteur et aux lecteurs de Nasha gazeta (c) N. Sikorsky

Sa logique évidente l’avait emmené ensuite jusqu’à dire que cette contradiction mène à des interprétations différentes. « Les uns disent que l’intégrité territoriale est une catégorie sacrée, les autres affirment que chaque peuple qui fait partie d’un autre état, a le droit de se séparer et former son propre état. Selon les calculs effectués, si le droit des peuples à l’autodéterminations est appliqué à l’échelle mondiale, au lieu de 193 états qui font aujourd’hui partie de l’ONU, la Terre en connaitra plus de 500 ou 600. Et cela, bien sûr, créera un chaos. C’est pour cette raison, – a conclu M. Tokayev, – que nous ne reconnaissons pas ni Taïwan, ni le Kosovo, ni l’Ossétie du Sud, ni l’Abkhazie. De toute évidence, la même approche sera appliquée aux territoires quasi-étatiques qui sont, à notre avis, Louhansk et Donetsk. Voici une réponse franche à votre question franche ».

Une bombe. Une bombe que Vladimir Poutine a laissé passer sans la moindre réponse. Comment est-ce possible ? Était-il prévenu en avance ? Cette déclaration était-elle une condition pour la venue du président kazakh au Forum ? Je l’ignore. Mais peut-être que la Suisse, en tant que nouveau membre du Conseil de sécurité de l’ONU, pourra aider à résoudre la contradiction pointée du doigt – à juste titre – par Président Tokayev, la contradiction qui bloque trop souvent les démarches de l’organisation à laquelle il n’y a toujours pas d’alternative ? Bon vent !

P.S. Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de mes textes. 

 

 

 

« Tous les Russes mentent »

(c) votrepolice.ch

Une telle affirmation/accusation m’a été lancée en pleine figure lors d’une soirée mondaine à Genève. Lancée par un homme d’âge mûr que je rencontrais pour la première fois – on s’est retrouvé à la même table. Un avocat célèbre, m’a-t-on dit. A l’échelle genevoise, d’accord, mais, dans tous les cas, une personne qui exerce une profession qui impose la mesure des mots. Vu mon apparent étonnement, ce monsieur a cité, avec aplomb, un diplomate français (dont il avait oublié le nom) qui, il y a 150 ans, tenait ce genre de propos. « De toute façon, tout le monde le sait », a-t-il conclu.

A peine dix minutes plus tard il a demandé si je connaissais une personnalité russe vivant à Genève. Je la connaissais. « C’est mon voisin », annonça fièrement le monsieur. « Alors, vous ment-il dans l’ascenseur ? », rétorquais-je. « Ah non, pas lui ». Il y a donc des exceptions, cela rassure. Par respect pour l’hôtesse de la soirée je me suis retenue de ne pas entrer dans une discussion avec cette personne, pour ne pas lui rentrer dedans. A la réflexion, j’aurais peut-être dû, car les gens comme lui prennent les bonnes manières et le sens du décorum pour de la faiblesse et se croient tout permis. Il faut donc les remettre à leur place.

Alors j’en reviens. J’ai horreur des généralisations primitives, de ces certitudes qui commencent par « tous les… » La liste est longue, nous connaissons tous les clichés les plus courants.

Je ne sais pas quelle expérience personnelle traumatique liée aux Russes pousse le Monsieur de la soirée à étiqueter comme menteur un peuple entier. Peut-être aucune. Mais il est maintenant à la mode de dire du mal des Russes, tous les Russes, et ce Monsieur en profite pour se lâcher. Sans comprendre qu’en le faisant, il amène de l’eau au moulin de la propagande russe qui parle sans cesse de la russophobie de l’Occident.

Ce Monsieur le fait, au moins, à visage découvert, et non pas en se cachant anonymement dans une foule ou parmi des profiles bloqués, comme le font certains chevaliers des réseaux sociaux – leur croisades virtuelles sont remplies d’injures et de propos enflammés qu’ils lancent sans hésiter car ils se sentent en toute sécurité, autrement dit, en toute impunité. C’est partiellement à cause de telles personnes que plusieurs média ont dû suspendre l’option « commentaires » en privant tous les lecteurs de la possibilité de s’exprimer.

Le fait que ce ne soit pas à leur honneur, est une chose – je n’ai pas l’intention à leur faire la morale. Le fait qu’une insulte ou une injure soit une forme de violence verbale, en est une autre. Le Code pénal suisse (art. 177 CP) définit l’injure comme le fait d’attaquer quelqu’un dans son honneur via la parole, l’écriture, l’image, le geste ou des voies de fait. Cette infraction peut être poursuivie d’une plainte, ainsi que pour calomnie (art. 174 CP). Il faudra que l’avocat en question et d’autres adeptes de la méchanceté gratuite s’en souviennent. Car les bonnes manières et la patience ne sont pas des ressources inépuisables. Le mode change, mais les propos restent, de même que l’image qu’ils projettent sur leurs auteurs.

Le roman aigre-doux de Boris Fishman

C’est l’été, on peut se permettre de lire quelque chose pour le plaisir, sans aucune obligation, non ? Voici une suggestion.

J’ai découvert cet auteur en 2018, quand son livre « Une vie d’emprunt » a été présenté au Salon du livre de Genève. Boris Fishman est, comme moi, un ex-soviétique, mais également un juif athée. Il est né à Minsk et a émigré aux États-Unis en 1988 – il avait 9 ans à l’époque, je doute donc qu’on ai demandé son avis. Il habite aujourd’hui New York et enseigne l’écriture créative à l’université de Princeton – sa maman doit être très fière de lui. Malgré cette réussite, les souvenirs du périple familial sont vifs pour lui, et vif est son intérêt pour ses origines. 

En 2018 le roman « Le Festin sauvage » qui vient de paraitre en français aux Éditions Noir sur Blanc, était encore en préparation chez HarperCollins, aux USA. On constate que son titre original, « Savage Feast : Three Generations, Two Continents, and a Dinner Table », a été abrégé en français. Mais les trois générations sont bien présentes dans le texte, ainsi que les deux continents et une table à manger.

Ayant lu les deux livres, je trouve que le nouveau est en quelque sorte une continuation du précédent – à la différence que l’histoire de cette famille juive qui fuit l’URSS et, après un passage par Vienne et Rome, s’installe à Brooklyn, est raconté en grande partie à travers des recettes de cuisine. Ce roman est un éloge à la cuisine russe en exil et une étude analytique des rapports particuliers que mes compatriotes ont avec la nourriture. En lisant le roman, les fou-rires se mélangent avec les larmes, ce qui donne ce gout aigre-doux caractéristique de la littérature russe en général et plus particulièrement la littérature juive russe.

Le thème de la faim traverse les 300 et quelques pages du roman. Écrit en anglais (d’ailleurs, aucun livre de Boris Fishman n’est traduit en russe à ce jour), il s’adresse principalement aux lecteurs non-Russes, ce qui nécessite l’explication d’un nombre de faits historiques et de phénomènes sociétaux qui sont évident pour nous. La famine après la Révolution de 1917 et pendant la Deuxième guerre mondiale ; les tickets de rationnement pour lesquels certains étaient prêts à tuer ; les magasins vides et les queues interminables ; l’usage de « délicatesses » inatteignables comme des pots-de-vin et la monnaie la plus fiable… Tout ce système artificiel de survie établi en Union soviétique qu’on aimerait tant oublier et dont on utilise toujours les méthodes pour contourner les imprévus. Les expériences réelles de manque de nourriture de ses ancêtres prennent chez le personnage principal une forme de faim métaphorique pour l’indépendance de ce jeune adulte en pleine crise identitaire. Mais l’indépendance dans une famille juive, ce n’est pas pour tout de suite, vous le découvrirez en lisant le livre.

« Nous venons du peuple qui mange », écrit cet américain de la première génération, en s’incluant dans cette formation de gens, qui, ayant connu la faim à un moment de leur vie, restent pour toujours affamés. La nourriture devient un culte et une preuve ultime de l’amour, déclaré souvent trois fois par jour. Ou plus.

L’amour est aussi abondant dans le roman que la bouffe. Ils sont indissociables. Chaque page nous le confirme. La déclaration d’amour à travers la nourriture prend quelquefois des formes énervantes : qui parmi nous, dans son enfance, n’était pas frustré par les tentatives incessantes de nos mères et grand-mères pour nous faire avaler encore un morceau. Et puis encore un. Et puis le dernier… « Comment, tu ne veux plus ? Tu n’as pas aimé ? Veux-tu autre chose ? » Ce n’est qu’en devenant adultes que nous comprenons d’où vient cette gourmandise. Nous acceptons notre défaite, nous mangeons et donnons à manger à notre tour. Parfois, de force.

Globalement, les émigrés soviétiques aux États-Unis méprisent l’alimentation locale. La curiosité initiale satisfaite, ils retournent à leur nourriture traditionnelle dont les recettes passent d’une génération à l’autre. Pour le héros du roman, cette nourriture familiale symbolise l’emprise de la famille sur sa vie plus généralement – il lui est impossible de refuser une assiette de bortsch tout comme il lui est impossible de ne pas demander l’approbation de la famille de chacune de ses actions…

Les tables couvertes de mets délicieux (si vous y êtes habitués) nous retiennent avec la même force que les livres de Ilf et Petrov, Boulgakov et Nabokov, qui figurent dans le roman à côté des blinis et des syrnikis. Pour rompre avec cette dépendance, Boris part en quête de son identité. Cette quête l’emmène dans une ferme typiquement américaine, dans la cuisine d’un restaurant russe local et même dans une réserve indienne. Il fait également un voyage en Ukraine, où, en 2013, les livres en russe et en ukrainien se mélangent aussi naturellement que des langues et les recettes. La boucle est bouclée, pour ainsi dire, dans la cuisine de son grand-père à Brooklyn, où Oksana, l’aide-soignante ukrainienne, lui apprend à faire le bortsch – ce « traitement » se révèle plus efficace que la psychothérapie.

Ce livre touchant contient une trentaine de recettes l’une plus excitante que l’autre, prévues pour les situations les plus inattendues – un vrai régal pour les amateurs. A consommer sans modération, mais attention aux airettes des harengs !

Boris Fishman: Le Festin sauvage. Éditions Noir sur Blanc, 2022. 288 pages • 24 Euros • 28 CHF